Middlemarch (A study of provincial life) – George Eliot

Penguin Classics (1994), 1871-72, 852 pages

 

Lecture commune avec

 

Les premières phrases :
Miss Brooke had that kind of beauty which seems to be thrown into relief by poor dress. Her hand and wrist were so finely formed that she could wear sleeves not less bare of style than those in which the Blessed Virgin appeared to Italian painters ; and her profile as well as her stature and bearing seemed to gain the more dignity from her plain garments, which by the side of provincial fashion gave her the impressiveness of a fine quotation from the Bible, – or from one of our elder poets, – in a paragraph of today’s newspaper.
 

 

L’histoire :
Middlemarch est une petite ville industrielle de province en plein essor, dans une Angleterre subissant de profondes mutations politiques, économiques et sociales. George Eliot évoque la vie et le destin d’une vingtaine de personnages, sur une période s’étalant de 1828 (?) à 1832.

 

L’opinion de Miss Léo :

 

J’ai fini Middlemarch il y a trois jours, juste à temps pour pouvoir rédiger mon billet avant la date prévue pour la publication de nos avis. Il m’est assez difficile d’en parler, tant il s’agit d’un roman exigeant, d’une densité et d’une richesse étonnantes, que ce soit au niveau des thèmes abordés ou de l’univers dans lequel gravitent les (nombreux) personnages créés par l’auteur. Je regrette presque de l’avoir lu trop rapidement ! Je l’ai fini en moins de deux semaines, pour la LC, mais aussi parce que je ne voulais pas le laisser traîner pendant des mois. Or voici typiquement le genre de livre qu’il faut prendre le temps d’apprécier, de digérer, et qui mérite qu’on lui accorde une attention et une concentration sans faille. Virginia Woolf disait de Middlemarch qu’il était “one of the few English novels written for grown-up people”. Je comprends parfaitement ce qu’elle a voulu dire par là ! Il est évident que Middlemarch n’est pas une oeuvre “tout public”, et que le lecteur lambda risque de rester perplexe, voire de s’ennuyer devant le côté touffu et très descriptif de ce roman difficile mais passionnant (amateurs de littérature “young adult” et de fresques romanesques simplistes, passez votre chemin).

 

George Eliot se place en observatrice, historienne et ethnologue, et invite le lecteur à la rejoindre dans son entreprise. Tout au long de son récit, elle tente d’analyser les mutations survenues en Angleterre au cours de la décennie précédant l’accession au Trône de la future reine Victoria, et se propose d’évaluer leur impact sur un groupe d’êtres humains d’origines diverses. Elle crée pour cela la ville fictive de Middlemarch, dans laquelle évolue une vaste galerie de personnages amenés à interagir entre eux, sur lesquels l’auteur porte un regard tout à la fois critique et bienveillant. Tout cela est très finement observé, George Eliot n’hésitant pas à interrompre la narration pour commenter les réactions des différents protagonistes.

 

Un personnage se conduit-il de manière répréhensible ? Qu’à cela ne tienne, l’auteur saura se montrer compréhensive, ne voyant là que la manifestation des travers propres à chaque individu et inhérents au genre humain.He was simply a man whose desires had been stronger than his theoretic beliefs… If this be hypocrisy, it is a process which shows itself occasionally in us all.” (chap.61)

 
La jeune et idéaliste Dorothea Brooke s’indigne-t-elle des misérables conditions de vie réservées aux fermiers et aux ouvriers travaillant sur les terres de son oncle ? Là encore, George Eliot aura son mot à dire, égratignant au passage la mentalité d’une société encore très conservatrice :

 

“And how should Dorothea not marry ? – a girl so handsome and with such prospects ? Nothing could hinder it but her love of extremes, and her insistence on regulating life according to notions which might cause a wary man to hesitate before he made her an offer, or even might lead her at last to refuse all offers. A young lady of some birth and fortune, who knelt suddenly down on a brick floor by the side of a sick labourer and prayed fervidly as if she thought herself living in the time of the Apostles – who had strange whims of fasting like a Papist, and of sitting up at night to read old theological books ! Such a wife might awaken you some fine morning with a new scheme for the application of her income which would interfere with political economy and the keeping of saddle-horses : a man would naturally think twice before he risked himself in such fellowship. Women were expected to have weak opinions ; but the great safeguard of society and of domestic life was, that opinions were not acted on. Sane people did what their neighbours did, so that if any lunatics were at large, one might know and avoid them.” (chap.1, page 9)

 

George Eliot
(Source : Wikipedia)

 

Le procédé peut parfois sembler inutilement didactique, mais il n’en demeure pas moins efficace, et l’on reste admiratif devant l’intelligence et l’érudition de l’auteur. A travers la banalité du quotidien des habitants de Middlemarch, c’est la société de l’époque qui est passée au crible du regard avisé de George Eliot, laquelle brasse un nombre de thèmes impressionnant. Les différentes intrigues sont imbriquées de façon remarquable, et entrent en résonance avec les changements survenus à l’échelle du pays tout entier.

 

L’arrivée du Dr Tertius Lydgate à Middlemarch permet par exemple d’évoquer les progrès de la médecine, alors qu’une épidémie de choléra sévit en Angleterre. Le jeune praticien est avant tout un chercheur enthousiaste et moderne, qui tente d’imposer de nouvelles méthodes encore peu reconnues. Il contribue par ailleurs au développement d’un hôpital digne de ce nom, avec le soutien enthousiaste de Dorothea Brooke et du banquier Bulstrode (un individu d’apparence fort respectable, dont le passé révélera cependant quelques zones d’ombre). Lydgate se fera inévitablement quelques ennemis, tous ne voyant pas forcément d’un bon oeil les méthodes “révolutionnaires” du jeune médecin.Les Middlemarchers doivent également s’adapter à la construction du tout nouveau chemin de fer, ainsi qu’aux bouleversements politiques et économiques qui accompagnent cette nouvelle décennie (mort de George IV, dissolution du Parlement et Reform Bill de 1832). Je n’ai pas saisi toutes les références historiques (il me manque quelques bases), mais j’ai malgré tout trouvé tout cela fort intéressant, et bien intégré au roman. Les passages en rapport avec la religion sont comme toujours les plus difficiles à suivre me concernant, mais il me semble que Middlemarch est avant tout un roman humaniste, dans lequel l’auteur s’intéresse davantage aux rapports entre les Hommes, plutôt qu’aux rapports entre les Hommes et Dieu. Les quelques hommes d’Eglise que nous rencontrons ne sont ainsi présentés qu’à travers les relations qu’ils entretiennent avec les autres personnages. Le sympathique vicaire Camden Farebrother, naturaliste amateur, noue ainsi des liens presque fraternels avec Lydgate, et se montrera toujours de bon conseil envers le jeune Fred Vincy.
 
Middlemarch est par ailleurs un roman profondément social, où se côtoient des représentants de la country gentry et de la petite bourgeoisie peu fortunée. George Eliot décrypte non sans ironie et avec un sens aiguisé du détail les us et coutumes de ce petit monde hiérarchisé : héritages, études, dots, dettes de jeu, loisirs, ragots, scandales… Tout un programme ! On est parfois davantage dans le registre de la satire que dans celui du simple constat.

 

Pas étonnant que l’un des thèmes principaux de ce foisonnant récit soit justement celui de la place de la femme dans la société pré-victorienne. Celle-ci ne semble avoir d’autre issue que le mariage, et consacre sa vie à élever ses enfants, tout en faisant le bonheur de son mari. Une existence bien ennuyeuse pour celles qui, comme Dorothea, aspirent à s’épanouir par des accomplissements d’une toute autre nature. Pauvre Dorothea, qui se jette aveuglément dans les bras du Révérend Edward Casaubon, un vieil érudit qu’elle admire, et qu’elle épousera dans l’espoir que celui-ci l’aidera à s’élever intellectuellement. La jeune femme ne tardera hélas pas à déchanter…

 

Comme le fait d’ailleurs subtilement remarquer Casaubon à sa future femme :

 

“The great charm of your sex is its capability af an ardent self-sacrificing affection, and herein we see its fitness to round and complete the existence of our own.” (chap.5, page 50)

 

Fait extrêmement rare dans la littérature du XIXème siècle : George Eliot nous présente des mariages catastrophiques, qui n’ont absolument rien de romantique. Si Dorothea épouse Casaubon sans amour, le mariage de Lydgate et Rosamond Vincy sera quant à lui rattrapé par de très concrètes réalités financières, qui ne tarderont pas à avoir raison de l’harmonie du jeune couple. Lydgate, criblé de dettes mais passionné par son travail peu lucratif, ne peut satisfaire les ambitions mondaines de sa jeune et frivole épouse. Les scènes entre Lydgate et Rosamond sont particulièrement réalistes, et les dialogues rendent merveilleusement compte de la tension et de l’incompréhension qui accompagnent chacune de leurs disputes. C’est là tout le talent de George Eliot, qui prouve une nouvelle fois sa parfaite analyse des comportements humains.

 

Lydgate et Dorothea, dont l’idéalisme naïf et obstiné s’oppose à la médiocrité et à la futilité de sa soeur Celia, sont évidemment les personnages les plus sympathiques et originaux du roman. Il y a énormément de personnages secondaires, tous intéressants, mais j’ai un petit faible pour la famille Garth, envers laquelle j’ai ressenti énormément de bienveillance (des intellectuels qui travaillent pour gagner leur vie, cela ne pouvait que me plaire). Middlemarch possède en revanche une belle brochette d’individus égoïstes et peu recommandables, pour la plupart insupportables : Rosamond et Celia, mais aussi Bulstrode et Casaubon, qui se révélera finalement assez médiocre, sans oublier Mr Featherstone, un riche propriétaire terrien sans scrupule. Je les ai parfois trouvés trop caricaturaux… Le jeune Will Ladislaw, artiste sans le sou et seul véritable ami de Dorothea, est quant à lui très fade, et manque cruellement de présence et de profondeur. C’est selon moi l’un des principaux (petits) défauts de ce roman en tout point admirable. A noter que celui-ci est d’abord paru sous forme de roman-feuilleton, d’où le découpage en huit livres (qui m’a grandement facilité la lecture, je dois bien l’avouer).Pour résumer : j’ai vraiment beaucoup aimé, et je remercie Shelbylee pour l’organisation de cette lecture commune, qui m’aura permis de sortir de ma PAL ce livre que je possédais depuis de (trop) nombreuses années. J’ai d’ores et déjà regardé le premier épisode de l’adaptation BBC, avec le très séduisant Rufus Sewell dans le rôle de Ladislaw.

 

Du grand art. A lire ! Attention : nécessite du temps et de la concentration.

 
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Je participe :

– au Challenge victorien d’Aymeline
– au Challenge Thursday Next d’Alice
– au Challenge Petit Bac d’Enna
– au Challenge God save the Livre
– au Challenge Lire en anglais de Missbouquinaix
 

 

 

 

20 thoughts on “Middlemarch (A study of provincial life) – George Eliot

  1. Merci beaucoup pour ce beau compte-rendu de lecture, qui me donne bien entendu une folle envie de lire Middlemarch moi aussi…
    Mais plutôt en traduction, mon niveau d'anglais ne me permet pas (je pense) de lire des romans épais et un peu compliqués : je me contente, en VO, d'Agatha Christie ou "Jeeves"…

    1. Sans être bilingue, j'ai un bon niveau d'anglais, mais il est vrai que Middlemarch est une oeuvre assez ardue, qui demande énormément de concentration, encore plus lorsqu'on le lit en VO !

  2. J'ai déjà un G. Eliot à lire mais celui-là il FAUT que je le lise ! Il faut juste que je trouve une longue période de lectures sans perturbation !

  3. Ton billet est formidable, et tu as bien su retranscrire ce que j'avais du mal à mettre en mots.
    J'ai moi aussi beaucoup aimé cette lecture, même si elle fut parfois très difficile. Je pense que dans quelques années je le relirais, plus lentement et en faisant des recherches, pour mieux comprendre les subtilités.

  4. tres tres bon billet. je t ai lue en diagonale sur la fin car, justement, j ai besoin de me concentrer voire de relire certains passages. je n ai dc pas fini mais ai prepare un billet malgre tout, un bilet de "LC en cours" ! une lecture qui fera date en ce qui me concerne, c est passionant.

    1. Merci Jeneen ! J'attends avec impatience de lire ton billet, et je suis contente que tu apprécies cette lecture. Rassure-toi, nous avons toutes un peu peiné pour en venir à bout !

  5. George Eliot demande toujours beaucoup de concentration, c'est une lecture exigeante. J'en ai fait l'expérience avec "Daniel Deronda". J'ai hâte de lire d'autres oeuvres dont "Middlemarch" mais je ferai comme toi : j'attendrai les grandes vacances !!!

  6. Je t'en veux beaucoup d'avoir publié ton si beau billet dès le matin alors que je n'avais pas écrit le mien ^^ Je ne vois pas ce qu'on pourrait dire après çà. Et félicitations d'avoir survécu à la VO ! Moi aussi je compte m'attaquer à Rufus Sewell 😉

    1. La VO m'a demandé un gros effort de concentration et quelques pages d'adaptation, mais ce n'est si terrible. Enfin bon, sans être bilingue, j'ai tout de même un excellent niveau d'anglais, qui me permet de lire à peu près n'importe quoi.
      Je n'ai regardé que deux épisodes de Middlemarch pour le moment, mais cela me semble plutôt convaincant. L'adaptation est fidèle et bien interprétée.

  7. beau billet ! pour le temps de lecture je crois que c'est un "problème" récurrent avec les victoriens : on a envie de savoir vite la suite de l'histoire mais c'est tellement riche qu'on aurait envie de le savourer. Ce sont des livres qu'il faudrait lire plusieurs fois en fait pour les apprécier pleinement.

  8. Magnifique billet et brillante analyse ! Je suis jalouse que tu saches dire en si peu de mots ce que je ne suis pas parvenue à exprimer en tellement ^^.
    Tu as su mettre l'adjectif parfait sur Ladislaw : 'fade' ! oui ! c'est exactement ça. J'ai aussi été gênée dans ma lecture par ce défaut (mais j'aurai du me méfier, dans "Le moulin sur la Floss", les hommes ne sont pas vraiment à la hauteur du personnage féminin principal).
    J'espère que tu nous donneras tes impressions sur la série de la BBC. Est-elle sous titrée en français ?

    1. Merci beaucoup ! Si tu savais le temps qu'il m'a fallu pour accoucher de ce billet…
      La série n'est malheureusement pas sous-titrée en français (du moins dans ma version). Cela ne me gêne pas, car j'ai l'habitude de regarder les films anglais sans sous-titres. Je n'ai pour le moment regardé que deux épisodes, mais cela me semble plutôt convaincant. L'adaptation est fidèle et bien interprétée.

  9. C'est effectivement un très beau billet, qui confirme mon envie de lire Middlemarch, tout en manquant complètement de courage pour cela pour le moment!!

    1. Merci beaucoup ! Je comprends que tu n'ais pas envie de te lancer tout de suite dans Middlemarch. N'eût été la LC, j'aurais probablement renoncé devant la taille du bouquin et la petitesse des caractères (minuscules dans mon édition anglaise).

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