Une journée d’Ivan Denissovitch – Alexandre Soljenitsyne

Titre original : Odin den’Ivana Denisovitcha
Traduction (russe) : Lucia et Jean Cathala
Pavillons Poche, Editions Robert Laffont, 1962-2010, 228 pages

 

Les premières phrases :
A cinq heures du matin, comme tous les matins, on sonna le réveil : à coups de marteau contre le rail devant la baraque de l’administration. De l’autre côté du carreau tartiné de deux doigts de glace, ça tintait à peine et s’arrêta vite : par des froids pareils, le surveillant n’avait pas le coeur à carillonner.

 

L’histoire :
Cinq heures. Il fait encore nuit noire sur le goulag, mais une nouvelle matinée commence pour le zek Ivan Denissovitch Choukhov, qui se réveille fiévreux sur sa couchette tapissée de sciure. Détenu depuis huit ans dans un camp de travaux forcés stalinien, persécuté par la faim et le froid, survivra-t-il aux affres de cette énième et interminable journée de dur labeur ?

 

L’opinion de Miss Léo :

 

Source : Babelio.com

 

Une journée d’Ivan Denissovitch est le premier roman d’Alexandre Issaïevitch Soljenitsyne, lui-même condamné à huit ans de goulag pour avoir osé critiquer la politique de Staline (ouh le méchant !). L’écrivain russe restitue avec talent le quotidien des prisonniers du camp, dans un récit évidemment largement inspiré de sa propre expérience. Ce dernier n’est pas facile d’accès. Il faut d’abord s’habituer à la langue, très particulière, qui recrée l’argot parlé par les détenus. On bute parfois sur des structures de phrases inhabituelles, et l’on est surpris par le ton adopté par l’auteur, presque léger, d’une grande simplicité. Le roman n’en demeure pas moins d’une vivacité puissamment évocatrice.

 

« Une journée de passée. Sans un seul nuage. Presque de bonheur. Des journées comme ça, dans sa peine, il y en avait, d’un bout à l’autre, trois mille six cent cinquante-trois. Les trois de rallonge, c’était la faute aux années bissextiles. »

 

Nous découvrons de l’intérieur le système concentrationnaire soviétique. La journée de Choukhov se déroule selon une organisation calibrée et routinière, laissant bien peu de place à l’improvisation. Une journée parmi des milliers d’autres, bouleversante de banalité jusque dans ses moindres détails. Une loooongue journée de dix-sept heures, qui semble s’étirer à l’infini, rythmée par les (maigres) repas et les (nombreux) comptages. Le lecteur comme les détenus perdent la notion du temps, ce qui se révèle assez déstabilisant.

 

Le personnage principal se caractérise par une indéfectible volonté de survivre, jour après jour, malgré la faim, le froid et les dégâts causés par d’éventuelles blessures ou maladies. Condamné à dix ans d’emprisonnement pour  avoir “trahi” sa Patrie en se laissant arrêter par les Allemands, Ivan Denissovitch purge une peine qui semble ne jamais devoir se terminer, et désespère de revoir un jour sa famille. Pour lui, la Deuxième Guerre Mondiale n’a jamais pris fin ! Entré au goulag sous le matricule CH-854, il s’est vu confisquer jusqu’à son propre nom, dans un processus de déshumanisation et de négation de l’individu visant à anéantir la masse des opposants au régime stalinien. Les détenus ont dès lors recours à toutes les ruses et les subterfuges possibles pour accroître leur espérance de vie. Cacher des croûtes de pain dans les revers de sa veste pour les faire durer une partie de la journée ; se procurer une ration de nourriture supplémentaire ; travailler à l’abri du froid ; obtenir de nouvelles chaussures ; éviter les blessures… Autant de petites victoires réconfortantes, qui entretiennent l’espoir, et rendent le quotidien plus facilement supportable.

 

“Il enleva ses mitaines, les posa sur ses genoux, se déboutonna, dénoua les cordons de sa muselière de route, la plia en huit et la rempocha. Ensuite, il prit le chiffon blanc où il avait son pain, maintint le chiffon sous le revers de sa veste, pour que pas une miette ne tombe, et entreprit de mordiller dans la miche, à petits coups de dents, en mâchant bien. Le pain, comme il le portait sous deux épaisseurs de vêtements et que sa chaleur à lui le gardait tiède, il n’avait pas gelé, même pas du tout.” (page 64)

 

Bon ouvrier, Choukhov n’est cependant pas le plus mal loti. Il existe une hiérarchie parmi les prisonniers, répartis en brigades pouvant être affectées à différentes tâches. Leurs relations ne sont pas dénuées de solidarité, même si l’esprit de camaraderie peut très rapidement se transformer en individualisme forcené. Chacun lutte avant tout pour son propre bien-être, que ce soit pour se nourrir, se procurer la meilleure place près du poêle, ou encore pour échapper au mitard (bien souvent synonyme de condamnation à mort). N’oublions pas que les camps étaient situés dans des environnements particulièrement hostiles, où les températures pouvaient facilement descendre jusqu’à -40°C en hiver ! Autant dire que la probabilité d’y laisser sa peau était redoutablement élevée, et que la moindre faiblesse pouvait se révéler fatale.

 

Le récit de Soljenitsyne se concentre sur des aspects très matériels, auxquels se résume désormais la vie des prisonniers. Les phrases sont courtes et sèches, et décrivent avec minutie le déroulement des repas, l’organisation des travaux forcés, ainsi que les règlements imposés à l’ensemble des “habitants” du goulag. Derrière l’horreur percent cependant quelques bribes d’humour désabusé, qui offrent un rempart certain contre la barbarie des situations décrites. L’individu broyé par le totalitarisme peine à trouver sa place dans cet environnement cruel et totalement inhumain, et ploie sous le poids des contraintes et des humiliations. Choukhov accepte néanmoins son sort avec une résignation et un fatalisme typiquement russes (a-t-il seulement le choix ??), se raccrochant au (mince) espoir d’une hypothétique libération.
 
Vous vous en doutez : j’ai trouvé ce roman passionnant ! Je compte poursuivre prochainement ma découverte de l’oeuvre du dissident russe, avec notamment Le Pavillon des Cancéreux, La Maison de Matriona ou encore Le Premier Cercle.

 

Un récit saisissant, d’une grande originalité. A lire !

 

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Je participe à Un Hiver en Russie, avec Cryssilda et Titine.
 

16 thoughts on “Une journée d’Ivan Denissovitch – Alexandre Soljenitsyne

  1. J'ai lu ce livre il y a quelques mois! J'avais aussi beaucoup aimé malgré le fait qu'il ne se passe pas grand chose. Mais c'est écrit avec beaucoup réalisme, et fatalisme (quelle belle dénonciation d'ailleurs!)
    A conseiller sans aucun doute!

    1. Contente qu'il t'ait plu. L'écriture est très surprenante, et restitue à merveille la réalité de la vie dans le camp, dans toute son horreur et son absurdité. Une réussite !

  2. Je l'ai lu quand j'étais en seconde autant dire que ça remonte au siècle précédent ! Je t'avoue que je n'en garde qu'un souvenir confus mais je me souviens que c'est une lecture qui m'avait alors marquée.

  3. Je garde un souvenir poignant de cette lecture ainsi que du "Pavillon des cancéreux" d'ailleurs. Vivre dans de telles conditions!

  4. Je n'ai jamais lu Soljénitsyne, ce que tu dis de ce roman me fait forcément penser à "Si j'étais un homme". Les camps et les goulags avaient vraiment le même fonctionnement, c'est terrifiant.

    1. La barbarie ne connaît pas de frontières… J'ai lu "Si c'est un homme" aussi. Les deux textes sont assez différents au niveau du style, mais témoignent des mêmes atrocités !

    1. J'alterne tout de même avec des lectures plus légères ! Mais je suis effectivement attirée par les histoires de camps, de goulags et de génocides. C'est grave, docteur ???

  5. Bonjour,
    Félicitations pour cette remarquable présentation et ces commentaires sur Soljénitsyne et sur son récit Une Journée d'Ivan Denissovitch.
    Bertrand le Meignen,
    auteur de la dernière biographie de ce grand écrivain (Soljénitsyne, sept vies en un siècle, parue chez Actes sud, octobre 2011).

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