Fukushima (Récit d’un désastre) – Michaël Ferrier

Folio, Editions Gallimard, 2012, 309 pages

 

Les premières phrases :
Vendredi 11 mars 2011, en début d’après-midi, la vibration des fenêtres. Quelque chose s’ouvre, grogne, frémit, demande à sortir.

 

L’histoire :
Michaël Ferrier, universitaire français expatrié au Japon, était à Tokyo le jour du tremblement de terre ravageur de 2011. Il évoque sa propre expérience, et raconte comment le pays a peu à peu basculé en Enfer, pris dans l’engrenage dévastateur d’un désastre polymorphe. La première secousse est suivie d’innombrables répliques, plus ravageuses les unes que les autres, tandis que le tsunami frappe les côtes, emportant dans son boueux sillage les hommes et les habitations. Mais le plus grave est encore à venir : les accidents se multiplient sur le site de la centrale nucléaire de Fukushima, contaminant gravement et irréversiblement une vaste zone géographique, sous l’oeil des japonais impuissants.

 

L’opinion de Miss Léo :

 

J’ai choisi ce livre dans la sélection Folio de mars, attirée tout à la fois par le titre et par la couverture “Abbey Road”, que je trouve particulièrement réussie, et dont l’incongruité souligne à merveille l’absurdité de la situation du Japon, pays ultra-moderne confronté à la réalisation de ses pires cauchemars.Le sous-titre (Récit d’un désastre) me semble quelque peu racoleur et superflu, mais Fukushima n’en demeure pas moins un document poignant, passionnant et remarquable à plus d’un titre. Pour bâtir son récit, l’auteur s’est d’abord basé sur son ressenti personnel. Il évoque sa propre expérience, et la façon dont il a lui même vécu le séisme et ses répliques anxiogènes, dans un Tokyo à l’ambiance irréelle. Conscient du caractère exceptionnel de la situation, Michaël Ferrier a ensuite cherché à recueillir des témoignages, pour mieux saisir la portée du drame invraisemblable vécu par tout un peuple : au lieu de fuir le pays ou de se réfugier dans le sud de l’archipel, suivant ainsi nombre d’occidentaux, il se dirige vers les zones sinistrées, pour y rencontrer les victimes, et prendre toute la mesure de la catastrophe. La narration, vivante et percutante, rend palpable la détresse d’une nation endeuillée, touchée de plein fouet par la colère de Dame Nature, et la reconstitution du tsunami donne lieu à quelques descriptions mémorables, bien plus efficaces que n’importe quel reportage télévisé !

 

“Dans le tsunami, tous les repères s’estompent avec violence. Certains tentent de rester calmes et, dans le tourbillon qui les emporte, cherchent le soleil, une boussole visuelle pour savoir encore où sont le haut et le bas. En bas, l’eau, la boue. En haut, l’air, la surface, la vie.” (page 138)
 
Michaël Ferrier arpente les vestiges cataclysmiques de ces villes fantômes à jamais rayées du littoral, où errent encore des milliers d’individus hagards désormais privés de logement. Ironie du sort : les dispositifs d’alerte ultra-perfectionnés sont eux-mêmes victimes de la vague meurtrière, qui emporte tout sur son passage, sans aucun discernement. Les sirènes d’alarme sauveront quelques vies, mais si peu… Plus inquiétante encore est la situation dans les environs de Fukushima, où la centrale menace à tout instant d’exploser, tandis que les fuites de matière radioactive se font chaque jour plus importantes. Ce désastre écologique et sanitaire fait l’objet d’un troisième chapitre remarquable, au titre délicieusement ironique (“La demi-vie, mode d’emploi”). Cette dernière partie est très forte, et pose des questions essentielles quant à la place du nucléaire dans nos sociétés modernes. L’auteur se livre à un constat amer et désabusé, et sa réflexion, loin d’être anodine ou superficielle, a le mérite de sensibiliser le lecteur aux enjeux et aux interrogations de “l’après-Fukushima”, sans pour autant tomber dans le piège du message anti-nucléaire primaire. J’ai notamment apprécié le fait que chaque affirmation ou hypothèse soit basée sur des observations effectuées sur le terrain, ce qui donne davantage de poids au propos.
 
« Les morts de Fukushima ne sont plus des morts : ce sont des déchets nucléaires. » (page 274)
 
Michaël Ferrier porte un regard particulièrement critique sur le rôle des médias et des politiciens, qui se révèlent évidemment totalement inaptes à rendre compte de la catastrophe. L’humanité toute entière est ainsi abreuvée par un flot continu d’informations incomplètes et contradictoires (quand elles ne sont pas simplement mensongères), subtilement distillées par le gouvernement nippon, lui-même sous l’influence des dirigeants des grands groupes nucléaires (je caricature un peu, mais à peine). Cette vaste entreprise de désinformation vise à minimiser l’ampleur des dégâts et des risques encourus, en habituant progressivement la population à l’idée qu’il est tout à fait possible, voire normal, de continuer à vivre après avoir été irradié. Peu importe que la demi-vie du plutonium soit de 24 000 ans (nous serons tous morts bien avant) ! Les petits plaisirs de la vie sont désormais interdits au commun des mortels ? Qu’à cela ne tienne : ils n’auront qu’à se déplacer en permanence avec leur compteur Geiger portable pour limiter les risques (eux-mêmes rendus “négligeables” par l’application ad vitam aeternam de consignes de sécurité dérisoires). Pourquoi refuser le progrès (le nucléaire), quand les conséquences d’un hypothétique accident sur la vie humaine peuvent si facilement être passées sous silence ?? Les gens sont d’un égoïsme !
 
“On peut très bien vivre dans des zones contaminées : c’est ce que nous assurent les partisans du nucléaire. Pas tout à fait comme avant, certes. Mais quand même. La demi-vie. Une certaine fraction des élites dirigeantes – avec la complicité ou l’indifférence des autres – est en train d’imposer, de manière si évidente qu’elle en devient aveuglante, une entreprise de domestication comme on en a rarement vu depuis l’avènement de l’humanité.”

 

Le style est percutant, un peu ampoulé parfois. L’écrivain impose sa patte avec une certaine originalité, même si le recours fréquent aux métaphores grandiloquentes devient à la longue un peu lassant. On ne peut cependant pas nier la qualité littéraire de ce texte très travaillé, qui plus est nourri de nombreuses références culturelles et historiques. J’ai également apprécié la rigueur scientifique et technique de l’auteur, qui alimente son récit de chiffres et de statistiques, sans pour autant négliger le flot de sentiments suscité par cette triple catastrophe. On sent que Michaël Ferrier s’est solidement documenté au sujet des séismes, des tsunamis et des effets d’une possible explosion nucléaire, mais il parvient toutefois à replacer l’humain au coeur de son témoignage, lequel allie de façon pertinente les faits bruts à l’émotion, tout en y insufflant quelques touches d’humour salutaire.
 
“Les mouvements verticaux sont, on le sait bien (on le sait bien quand on vit à Tokyo, où tout le monde devient un peu sismologue à ses heures), les plus dangereux. C’est comme un uppercut, un poing de roche remonté des tréfonds. Puis, plus rien, le silence. Le coup venu des profondeurs résonne, il cogne encore dans la poitrine, s’estompe doucement, redescend le long des côtes, des avant-bras. 
 
Et là, c’est la deuxième secousse. Moins violente, plus progressive mais qui dure beaucoup plus longtemps, et latérale cette fois. Droite-gauche, gauche-droite, c’est comme si l’immeuble dansait la samba. Un roulement de tam-tam sous la plante des pieds.” (page 72)
 
La présence de (brèves) scènes évoquant la vie privée de l’auteur et ses relations (sexuelles) avec sa compagne Jun semble avoir gêné certaines lectrices, si j’en crois quelques billets glanés ça et là sur les blogs. Ce choix narratif ne m’a pas posé de problème, dans la mesure où il s’agit d’un essai très personnel (on pourrait même parler de journal), de dimension tout à la fois autobiographique et universelle. Cela n’a en soi rien de choquant, même si ces passages ne sont clairement pas ceux qui m’ont le plus intéressée ! J’ai davantage été marquée (entre autres) par l’image des corps emportés par la vague titanesque, ainsi que par l’absurdité risible des mesures de sécurité adoptées dans les environs de la centrale.

 

Un témoignage digne et intelligent, qui apporte un nouvel éclairage sur les événements de Fukushima. A lire !

 

Merci à Lise, des éditions Folio, pour cette belle découverte.

 
D’autres avis chez : Anna Blume, Mimipinson, Jostein, Clara

 

7 thoughts on “Fukushima (Récit d’un désastre) – Michaël Ferrier

    1. Je trouve justement que l'auteur s'en sort plutôt bien, compte-tenu de la proximité entre la catastrophe et la sortie du livre. Ce n'est pas du tout racoleur, et il analyse bien la situation.

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