Lena Finkle’s Magic Barrel – Anya Ulinich

Penguin Books, 2014, 362 pages

 
La première phrase :

I never asked for any of this…
 
L’histoire :

Lena Finkle a trente-sept ans, et vit à Brooklyn, NY, en compagnie de ses deux filles Dacha et Jackie, qu’elle élève seule depuis son divorce. Echaudée et fragilisée par quinze houleuses années de mariage, elle ne s’imagine pas revivre un jour une relation amoureuse digne de ce nom. Et pourtant… C’est à l’occasion d’un voyage professionnel à Saint-Pétersbourg que la romancière d’origine russe, arrivée aux Etats-Unis à l’âge de dix-sept ans, décide de reprendre son destin en main, suite à une rencontre impromptue avec Alik, son amour de jeunesse. D’abord sceptique, elle s’inscrit sans conviction sur le site de rencontres OKCupid, et multiplie les rendez-vous avec des hommes étranges ou touchants, avec lesquels elle peine toutefois à aller au delà du coup d’un soir.

 

L’opinion de Miss Léo :
Anya Ulinich est en quelque sorte la fille cachée qu’aurait eue Art Spiegelman avec Marjane Satrapi et Posy Simmonds. Comment ça, ce n’est pas possible ?? Allons bon ! Plus sérieusement, j’ai eu grand plaisir à découvrir cette jeune romancière, dont le roman graphique constitue une parfaite synthèse des qualités des trois auteurs sus-cités, auxquels je voue comme vous le savez une affection toute particulière. A mi-chemin entre fiction et récit autobiographique, Lena Finkle’s Magic Barrel tient à la fois de la fable sociétale emplie d’humour, du roman initiatique et du témoignage basé sur des souvenirs d’enfance. Figurez-vous que je l’ai acheté complètement par hasard, après avoir farfouillé pendant un bon quart d’heure dans le rayon BD d’un Barnes & Noble de New York. Je n’en avais jamais entendu parler auparavant, mais le graphisme m’a plu, et la quatrième de couverture itou. Et hop, dans mon sac (enfin, je vous rassure, je suis quand même passée à la caisse pour le payer avant de l’embarquer) !

 

“My sexual awakening was entirely the fault of the U.S. State Department.”

 

Le résumé pourrait laisser croire à de la chick-lit (Vade retro Satanas !). Il n’en est rien, et j’ai eu le plaisir de découvrir une réjouissante comédie de moeurs, totalement en phase avec son époque. Ulinich dresse un portrait peu flatteur et sans concession sur ses contemporains, mais n’en conserve pas moins de la tendresse pour ses personnages, malgré leurs failles et leurs faiblesses. L’héroïne est particulièrement attachante, et nous conte ses “déboires” avec une lucidité teintée d’ironie, tout au long d’un récit dense et parfaitement maîtrisé. Il y est d’abord question d’identité. Qui est donc Lena ? Mère aimante, ex-épouse, russe déracinée, new-yorkaise épanouie, fille ingrate étouffée par une mère envahissante, bombe sexuelle à la franchise désarmante, romancière en devenir contrainte de donner des cours d’écriture à des élèves médiocres pour assurer sa subsistance, juive non pratiquante, névrosée résignée ? Lena se cherche, et se trouve désormais à un tournant de sa vie d’adulte. Elle va devoir se poser les bonnes questions, et accepter de remettre en cause certaines de ses certitudes, afin de retrouver sa confiance envolée.
 

 
Anya Ulinich traite du mariage, et plus généralement des relations hommes-femmes, envisagées sous de multiples aspects. Elle aborde notamment l’épineuse question de la vie amoureuse des mères célibataires de plus de trente-cinq ans. Lena n’a d’autre choix que de s’inscrire sur un site de online dating pour rencontrer des hommes, et surmonter les blocages liés à son divorce. L’expérience n’est pas franchement concluante, mais possède au moins le mérite de la diversité, et nous vaut quelques épisodes hilarants, comme celui du Vampire de Bensonhurst. La narratrice (qui n’est pas dépourvue d’humour) le prend avec légèreté, mais ne semble pas dupe pour autant, et le récit ne se départit jamais d’une certaine amertume, pointant les limites d’un système qui révèle surtout le mal-être de grand nombre de nos contemporains, habitants aisés de grandes villes occidentales pas toujours propices à l’épanouissement personnel. Lena Finkle’s Magic Barrel me semble très new-yorkais, tant dans le ton que dans le contenu. Les hipsters sont partout, et les bobos-artistes envahissent les quartiers tendance de la ville. Les amis de Lena sont de jeunes parents quadragénaires, qui élèvent consciencieusement leurs enfants dans cet environnement privilégié, entre deux visites chez le psy. Le Xanax apparaît d’ailleurs comme LA solution à bien des problèmes existentiels !

 

J’ai particulièrement aimé la très belle évocation des relations parents-enfants à tout âge de la vie, qui constitue l’un des fils narratifs directeurs de l’ouvrage. Tout cela est finement observé, et l’on sent beaucoup de tendresse dans les échanges entre Lena et ses filles, malgré quelques inévitables tensions. La maturité conduit également la narratrice à considérer d’un oeil nouveau sa propre mère, dont elle apprécie mieux les sacrifices.

 

L’auteur se met elle-même en scène, sans s’embellir, n’hésitant pas à se rajouter des valises sous les yeux pour traduire l’état de délabrement psychologique avancé du personnage. Les flash-backs sont nombreux, et toujours pertinents, croquant avec ironie l’enfance et l’adolescence à Moscou, puis les années d’université en Arizona. Petits drames et grands bonheurs, entrecoupés de quelques sérieux traumatismes, constituent le quotidien d’une Lena constamment taraudée par sa conscience, laquelle s’invite régulièrement sur son épaule pour questionner la moindre de ses décisions (belle idée de l’auteur que d’avoir inventé cette mini-Lena sarcastique et envahissante, qui rappelle évidemment le Jiminy Cricket de Pinocchio).

 

Chaque page de ce roman graphique à l’humour aigre-doux est une petite merveille d’intelligence et de subtilité, où la fantaisie le dispute constamment à l’émotion. Anya Ulinich met sa sensibilité et son inventivité au service d’une intrigue simple mais efficace, qui doit beaucoup aux superbes illustrations en noir et blanc. J’ai été impressionnée par la créativité de l’auteur, qui propose une mise en page agréable et variée, dont j’ai apprécié le dynamisme. Certains dessins sont très élaborés, très réalistes, quand d’autres apparaissent au contraire beaucoup plus naïfs, ce qui semble parfaitement adapté aux séquences de souvenirs, couchées sur des cahiers lignés.

 

Illustrations naïves pour souvenirs d’enfance douloureux

 
Le trait est superbe, et certaines vignettes se distinguent par leur originalité. L’adéquation entre la forme et le fond est parfaite, à l’image de ces quelques planches résumant brillamment le vague à l’âme de Lena après sa rupture, que j’ai trouvées exceptionnelles. Les dialogues sont qui plus est bien présentés, faciles à suivre (ce qui n’est pas toujours le cas dans ce type de BD), et la quantité de texte me paraît idéale. Ulinich écrit merveilleusement bien, d’une plume alerte et totalement addictive.

 

Cours d’écriture pour public disparate et dépourvu de talent

 

Pour résumer : un roman graphique riche et parfaitement équilibré, très littéraire, et en même temps profondément juste et pertinent. Je ne m’enthousiasme pas souvent pour les destins de femmes, mais je reconnais avoir été très agréablement surprise par les choix esthétiques et narratifs d’Anya Ulinich, qui n’épargne personne, et signe un petit bijou d’humour et de tendresse, à mettre entre toutes les mains. Cette dernière a également écrit un roman, Petropolis, que j’ai maintenant très envie de découvrir.

 

J’ai lu Lena Finkle’s Magic Barrel dans une belle édition Penguin, souple et agréable à manier. Je reste persuadée que ce genre de textes méritent d’être découverts en version originale, mais il serait dommage que le public non anglophone passe à côté de cette petite merveille. A quand une traduction en français ? A bon entendeur…
 
Superbe roman graphique ! A découvrir.

 

6 thoughts on “Lena Finkle’s Magic Barrel – Anya Ulinich

  1. Pas traduit, ce qui ne me gêne pas, mais bon, pas prévu de voyage en pays anglo saxon (je reviens de Londres, où j'ai résisté aux tentations)

  2. Pour une fois j'aime le dessin (ce qui est rare) d'ailleurs à l'occasion il faudra m'expliquer la différence entre BD et Roman graphique. Bref, tout me plait dans ta superbe chronique, mais pour moi impossible de lire en VO, c'est donc un billet très frustrant que je viens de lire (mais j'adore ce que tu dis sur les relations parents-enfants, les copains qui ont une éducation impeccables…tout ça) Bref, il aurait pu me plaire hein 😉
    Bonne journée

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