Le Tripode, 2018, 262 pages
La première phrase :
L’histoire :
Temporairement expatriée à Istanbul, où vit son amant turc, une française d’une trentaine d’années entreprend la rédaction d’une biographie de Hrant Dink, journaliste d’origine arménienne et directeur de publication de l’hebdomadaire bilingue Agos, condamné à six mois de prison puis assassiné par un nationaliste en 2007.
L’opinion de Miss Léo :
J’ai donc procédé à un énième ravalement de façade : l’ancien habillage ne me satisfaisait pas, aussi me suis-je décidée à mettre les mains dans le cambouis (c’est-à-dire triturer le code CSS), pour un résultat plus conforme à mes attentes. Quelques petites heures plus tard, me revoici enfin, avec un entrain retrouvé ! Pour combien de temps ? L’avenir nous le dira (il est toutefois probable que je reste fidèle à mon statut de blogueuse-pointillés).
Le sillon… Que dire, si ce n’est que les éditions du Tripode ont mis la barre très haut, et que les prochaines lectures risquent de me sembler bien fades après ce moment de grâce. Un mot du style pour commencer. Sobre et d’une grande élégance, l’écriture de Valérie Manteau est un véritable régal pour le lecteur. J’ai parfois été déroutée par les changements de point de vue qui interviennent au sein d’une même phrase, mais rien à dire, la structure narrative se révèle ici parfaitement efficace, et le style très personnel de la romancière s’accorde à merveille avec le fond de son propos.
Roman multi-strates, Le sillon nous invite d’abord à marcher sur les traces de la narratrice, dont on suit le cheminement mental parfois chaotique aux travers de ses expériences personnelles, de promenades en rencontres sur les deux rives du Bosphore. D’une grande sensibilité, le récit déroule le fil de la quête menée par l’écrivain, qui cherche à percer les mystères de la bouillonnante mégapole multiconfessionnelle, tout en menant une vie sociale et culturelle épanouie dans les hauts lieux de la fête et des arts stambouliotes.
Personnage à part entière, Istanbul occupe ici une place de choix. Valérie Manteau restitue à merveille l’atmosphère et la diversité de cette (très) grande ville pas comme les autres, dont elle a su saisir toute la substance, entre tradition et modernité. Istanbul et ses chats… Istanbul et ses vendeurs ambulants… Istanbul et son Istiklal, fréquentée par les milieux occidentalisés, artistes et intellectuels (tout comme le quartier de Kadiköy, sur la rive asiatique)… Istanbul et ses transports en commun… Istanbul et ses vapur, qu’il faut avoir pris au moins une fois dans sa vie… Istanbul et ses quartiers moins connus des touristes, où s’établissent les immigrés… Istanbul et ses simits… Fidèles à la réalité, les descriptions sont débordantes de vie et de simplicité, à mille lieues de la carte postale pour touristes. C’est un endroit que je connais relativement bien, donc il est normal que je m’y retrouve, mais… on a l’impression d’y être ! Merci à l’auteur d’avoir si bien mis en valeur cette ville ô combien attachante, sur laquelle plane pourtant une ombre de plus en plus menaçante.
Bien évidemment, Le sillon ne se limite pas à la simple évocation de la vie amoureuse et professionnelle d’une femme égarée dans un pays qui n’est pas le sien. Surprenant mélange de vie quotidienne et d’analyse politique, le roman s’empare de quelques destins individuels, pour mieux cerner l’histoire collective d’un pays schizophrène et pétri de contradictions. La fiction est ici largement basée sur des faits et des personnages réels. Au portrait intime se mêlent ainsi une plongée dans les méandres de l’histoire turque (Atatürk et le génocide arménien…), ainsi qu’une réflexion sur les évolutions politiques récentes et la situation actuelle, en constante dégradation. On mesure par ailleurs à quel point la Turquie, frontalière de la Syrie, tient un rôle central dans le contexte géopolitique actuel. Valérie Manteau trouve un juste équilibre entre ces différents aspects, et signe un roman subtilement engagé.
Témoin de passage, la narratrice assiste au procès d’Aslı Erdoğan, qu’elle sera amenée à côtoyer, et réveille le souvenir de Hrant Dink, dont elle écrit la biographie. Son enquête la conduit à se pencher sur le travail de nombreux poètes, journalistes et écrivains turcs (cités en fin d’ouvrage). Impuissante, elle ne peut que constater la lente descente aux Enfers d’une certaine frange de la population, qui panse ses plaies avec résignation, démunie face à la perte progressive de ses libertés, dans un pays où libres-penseurs et défenseurs des droits de l’Homme se retrouvent plus que jamais en ligne de mire. Face à l’obscurantisme et à la violence, ne restent parfois que la fuite, et le sentiment d’un considérable gâchis… Que dire du rôle joué par une Europe/France hypocrite et condescendante, qui fit longtemps bien peu de cas du sort de la Turquie, pays généralement méconnu et hélas trop souvent méprisé de par chez nous ? Tout cela est d’une tristesse insondable !
Pour résumer : passionnant et pertinent de la première à la dernière page, Le sillon présente un intérêt culturel certain, et se révèle par ailleurs très émouvant. On notera (et ce n’est sûrement pas un hasard) que l’auteur est une ancienne contributrice de Charlie Hebdo. Comme la plupart de ses collègues ayant récemment publié, elle signe un roman remarquable, alliant qualité littéraire et pertinence du propos, avec en prime un regard affûté et clairvoyant sur le monde contemporain. Je recommande à 100 % !
Un récit fort et juste, intelligent et bouleversant. Formidable !
Une nouvelle peau pour ton blog et un coup de coeur, tu reviens en fanfare.