La Religion – Tim Willocks

Titre original : The Religion
Traduction (anglais) : Benjamin Legrand
Sonatine Editions, 2009, 853 pages

 
La première phrase :

La nuit où les cavaliers écarlates l’emportèrent – du peu qu’il sache ou qu’il ait pu savoir – la pleine lune entrait dans le cycle du Scorpion, signe de sa naissance, et, comme animée par la main de Dieu, son incandescence découpait parfaitement la vallée alpine en ce qui était lumière et ce qui était ténèbres, et la lumière éclairait le chemin menant les démons vers sa porte.

 

L’histoire :
1540. Une vallée des Carpates. Mattias Tannhauser, douze ans, fils de forgeron, assiste impuissant au massacre de ses soeurs et de sa mère par un groupe de soldats ottomans. Il est toutefois épargné par le capitaine Abbas bin Murad, qui le prend sous son aile et le ramène avec lui en Turquie.
1565. Une auberge de Messine. Mattias Tannhauser, ancien janissaire du sultan, mène désormais une existence sage (?) et prospère en tant que marchand d’armes et d’opium. C’est alors que la séduisante Comtesse Carla de la Penautier lui demande de l’aider à retrouver la trace de son fils illégitime, qu’elle n’a pas revu depuis sa naissance douze ans auparavant. Mattias accepte à contrecœur cette mission ô combien périlleuse ; il escorte la jeune femme et son amie Amparo jusqu’à l’île de Malte, que les Chevaliers du puissant Ordre Saint-Jean de Jérusalem se préparent à défendre contre l’invasion imminente d’une imposante armée turque, dirigée d’une main de fer par le général Mustapha Pacha. Tous trois se lancent alors dans une quête à l’issue pour le moins incertaine, qui les plongera au coeur de l’un des plus effroyables bains de sang de la décennie.

 

L’opinion de Miss Léo :

 

Attention, c’est du lourd (au sens propre comme au sens figuré) !

 

Ce roman se distingue d’abord par son poids. Plus de 850 pages dans l’édition grand format : autant dire que je ne me suis pas amusée à le trimbaler dans mon sac ! Le contenu est à l’image du contenant : imposant. Tim Willocks signe en effet une hallucinante fresque guerrière, dont la violence non édulcorée pourrait bien heurter la sensibilité des lecteurs les plus impressionnables. Basé sur un événement a priori peu connu (le Grand Siège de Malte de 1565), ce roman historique, rédigé dans style vivant et doté d’une intrigue âpre et néanmoins profondément romanesque, se lit avec une remarquable fluidité, malgré sa longueur et sa quasi-unité de temps, de lieu, d’action.

 

Si le déroulement de l’histoire peut parfois sembler légèrement répétitif, on se laisse toutefois emporter par la fougue de ce récit fleuve, qui enchaîne les péripéties et nous invite à côtoyer des personnages complexes et attachants, sur fond de guerre contre les turcs. La trame est classique (un homme tiraillé entre deux femmes ; un bâtard abandonné à la naissance, fruit des amours interdites d’une jeune femme de bonne naissance avec un homme d’Eglise ; un Inquisiteur veule et manipulateur ; des personnages antagonistes qui se croisent et s’affrontent dans le tumulte du champ de bataille), mais la forme réserve quelques belles surprises, à commencer par la façon dont l’auteur se réapproprie les thématiques du roman de guerre, pour mieux les assaisonner à sa sauce personnelle.

 

Premier constat : la guerre, c’est sale !

 

Tim Willocks use d’un réalisme cru et sans concession, que l’on a davantage l’habitude de rencontrer dans les ouvrages sur la Première Guerre Mondiale plutôt que dans les sagas historiques traditionnelles. La guerre constitue ici l’essence même du récit, et mieux vaut avoir le coeur bien accroché ! A l’angoisse de l’attente succède en effet le chaos de l’affrontement : tirs de projectiles hétéroclites, explosions, incendies, soldats éviscérés, amputés renvoyés au front après une convalescence de quelques jours, chevaux apeurés, monstruosités diverses et variées… La violence est omniprésente, les combats au corps à corps impressionnants, et le sang coule à flots sur le sol de Malte, jonché de boyaux et d’excréments. Car la guerre, ce sont aussi les odeurs nauséabondes, les blessures qui s’infectent, et les tas de cadavre qui enflent, le tout dans un contexte de pénurie de nourriture, de bandages et de médicaments. On découvre simultanément le travail de Carla à l’hôpital, à une époque où la chirurgie d’urgence n’en était encore qu’à ses premiers balbutiements, ainsi que les tâches subalternes attribuées aux plus jeunes des soldats, qui se retrouvent parfois recrutés en tant que porteurs d’eau ou de nourriture à destination des combattants postés en première ligne. On relève ça et là quelques détails insolites, tels ces chiens que l’on abat avant le début de siège, afin d’éviter que ceux-ci ne servent ensuite de nourriture, ou encore ces têtes humaines (!) que l’on envoie sur l’ennemi, en lieu et place des boulets de canons ! C’est charmant.

 

Le siège de Malte se résume donc à une succession de massacres à n’en plus finir, ou encore à une longue bataille sanglante et désespérée, dont nul ne sortira grandi. Ajoutons à cela les tortures en tout genre infligées par nombre de personnages à leurs ennemis, que ce soit par désir de vengeance ou par pure cruauté, et nous obtenons un triste portrait de l’humanité, la cupidité, l’impérialisme et l’intolérance religieuse causant bien des ravages, y compris chez les plus fervents serviteurs de Jésus ou d’Allah (on notera à ce sujet la formidable hypocrisie de la religion catholique). C’est donc dans un climat des plus délétères qu’évoluent les personnages imaginés par Tim Willocks, dont le caractère nous est peu à peu dévoilé, que ce soit sur le champ de bataille ou lors des (rares) moments d’accalmie du récit.

 

Tannhauser est un héros atypique, dont on ne sait pas très bien si on doit l’apprécier ou le détester. Ce grand gaillard intrépide oscille entre les deux camps, et évolue avec autant d’aisance chez les chrétiens que chez les ottomans (que l’auteur présente d’ailleurs comme une civilisation très évoluée, quoique tout aussi violente que son homologue occidentale). Elevé dans une famille saxonne, puis emmené de force en Turquie suite au massacre de sa mère et de ses soeurs (pratique connue sous le nom de devshirmé), cet ancien janissaire est lui-même un homme violent, une brute épaisse et sans scrupule qui parcourt le monde en compagnie de son acolyte Bors. En bon mercenaire, Mattias n’a d’autre maître que lui-même, et ne cherche qu’à accomplir la mission dont on l’a chargé (à savoir retrouver et sauver le fils de Carla). Il se moque éperdument de l’issue de la guerre, dont il prévoit d’ailleurs les conséquences sur la population avec une grande lucidité, et se montre volontiers protecteur vis à vis des deux jeunes femmes dont il a désormais la charge, et pour lesquelles il éprouve évidemment une forte attirance sexuelle. Carla et Amparo sont moins présentes, mais n’en demeurent pas moins dotées d’une véritable personnalité, de même que l’inquisiteur Ludovico, figure odieuse et pourtant éminemment tragique.

 

Cette somme de parcours individuels permet à l’auteur de développer des thèmes aussi universels que le Bien et le Mal (rien que ça !), la recherche du bonheur et de la rédemption, ou tout simplement l’amour et la fraternité (qui naissent pas forcément là où on les attend). Les victimes ne sont pas toujours celles que l’on croit, et l’aspect purement factuel du roman se double d’un sous-texte philosophique très actuel, qui plus est doublé d’un appel à la tolérance (sans pour autant sombrer dans la démagogie ou le manichéisme).

 

Le contexte historique est intéressant et bien maîtrisé par l’auteur, qui fait preuve d’une grande érudition, sans pour autant étaler ses connaissances de façon ostentatoire, sauf lorsque cela s’avère nécessaire à la bonne compréhension de l’intrigue. La Religion du titre fait référence au célèbre et très influent Ordre de Saint Jean de Jérusalem, dont les moines soldats (les fameux Hospitaliers) semblent déterminés à défendre Malte jusqu’à leur dernier souffle, près de quarante-cinq ans après avoir été chassés de Rhodes par l’armée de Soliman. J’étais totalement ignorante de ces événements, que j’ai découverts grâce au roman. *Mode fayotage ON* Qu’il me soit par conséquent permis de témoigner ici toute ma gratitude envers Tim Willocks, dont l’oeuvre foisonnante  m’aura (entre autres choses) permis d’accroître mes connaissances en matière d’histoire du XVIème siècle (ce qui n’est pas du luxe, je vous l’accorde bien volontiers). *Mode fayotage OFF* J’ai également apprécié les passages consacrés à la vie dans le camp turc, qui constituent l’une des multiples touches d’originalité de l’ouvrage.
 
Toutes les caractéristiques évoquées précédemment font de La Religion une oeuvre totalement inclassable, ce qui n’a rien d’étonnant, quand on sait que l’auteur (au look improbable) est à la fois psychiatre, chirurgien (cela se sent dans ses écrits), amateur d’arts martiaux, joueur de poker et ceinture noire de karaté ! Son roman se situe quelque part entre le western baroque façon Sergio Leone et le récit de cape et d’épée dumasien, avec en plus un petit côté rock ‘n’ roll, qui apporte un indéniable supplément d’âme au récit (récit dont j’ai par ailleurs apprécié l’écriture atypique, que je qualifierais de moderne et viscérale). La structure narrative est efficace, le rythme haletant (malgré quelques redondances au niveau de l’intrigue), les personnages denses et intéressants, la guerre “superbement” décrite : que demander de plus ?

 

Je suis conquise, et j’ai hâte de lire le deuxième tome de la “saga Tannhauser”, consacré au massacre de la St Barthélémy (Les Douze enfants de Paris, paru il y a quelques mois aux éditions Sonatine).
 
Un surprenant (et passionnant) roman historique, ayant le Grand Siège de Malte pour toile de fond. Violent, mais prenant.

 

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Nouvelle participation à mon challenge Le mélange des genres, catégorie “Roman historique”.
 

9 thoughts on “La Religion – Tim Willocks

  1. Je l'ai commencé, et mis de côté, justement parce qu'il est lourd et que je ne peux pas facilement le transporter : c'est une lecture que j'ai reportée pour les vacances, et je suis ravie de ton enthousiasme !!

  2. Ce roman historique a l'air passionnant, mais de ce que j'ai pu en lire, je crois que je suis trop chochote 😉 J'ai déjà laissé tombé d'autres romans traitant de la même époque car je ne supportais pas les scènes de torture et d'exécution.

  3. Je n'ai pas réussi à le terminer. Je n'ai pas pu vraiment rentrer dans l'histoire. Je l'ai lu dans le cadre de mon club de lecture. Pratiquement tous les membres ont beaucoup aimé ce livre. J'en ai lu une bonne moitié. Je pense que j'y reviendrai. Peut-être ne l'ai-je pas lu au bon moment.

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