L’Âge difficile – Henry James

Titre original : The awkward Age
Traduction (américain) : Michel Sager
Denoël, 1899/1956/2015, 573 pages

 
La première phrase :

Sauf quand il venait à pleuvoir, Vanderbank rentrait toujours à pied ; mais, quand il tombait quelques gouttes, il prenait d’habitude un hansomcab et faisait le choix du philosophe quand il pleuvait à verse.

 

L’histoire :
Londres. La jeune Nanda Brookenham fait son entrée dans le monde, et fréquente le petit cercle de la haute société auquel appartient sa mère. Trouvera-t-elle chaussure à son pied ?

 

L’opinion de Miss Léo :

 

Difficile de résumer ce roman, évidemment bien plus subtil que les quelques lignes qui précèdent ne pourraient le laisser présager. C’est après avoir dévoré Les papiers de Jeffrey Aspern il y a quelques semaines que j’ai décidé de renouer avec l’oeuvre prolifique du grand Henry James, dont je n’avais plus rien lu depuis une quinzaine d’années. Il se trouve que les éditions Denoël m’ont alors proposé de recevoir ce titre, réédité ce mois-ci dans la collection Empreintes. J’ai tout de suite accepté, malgré le nombre de pages conséquent et la complexité supposée de ce texte réputé difficile, qui serait paraît-il l’un des moins accessibles de l’auteur de Portrait de femme ou du Tour d’écrou.

 

L’Âge difficile est effectivement un roman exigeant, ardu, dont la lecture nécessite une grande concentration : impossible de sauter des phrases ou de le lire de façon morcelée. Le texte est pour l’essentiel constitué de dialogues, et les passages narratifs explicatifs sont rares. Au lecteur de combler les manques ! Il faut du temps pour identifier les différents personnages ainsi que les liens qui les unissent, et les nombreuses ellipses temporelles font qu’il est parfois difficile de suivre les principaux rebondissements de l’intrigue, laquelle repose exclusivement sur de subtiles manigances sociales.Henry James déploie la mécanique bien huilée d’une fascinante comédie humaine, bavarde et relativement statique. L’essentiel de l’action se produit en coulisses, loin du regard du lecteur/témoin, et l’on a parfois l’impression d’assister à une représentation théâtrale, la plupart des conversations se déroulant dans les salons cossus de la haute société. On s’interroge souvent sur la motivation réelle des personnages, dont les actes ne nous parviennent qu’au travers de la version des faits relatée par les autres protagonistes. Je pense que beaucoup de choses m’ont échappé, mais L’Âge difficile demeure toutefois un exercice de style passionnant et ô combien stimulant, dont j’ai pris beaucoup de plaisir à suivre le déroulement jusqu’à l’ultime dénouement, une fois passé le cap des cent premières pages. La prose de James est délicieuse, drôle et incisive, et transcende un roman par ailleurs très hermétique.
 
L’Âge difficile traite des relations hommes/femmes, envisagées par le biais de personnages aux caractères variés. Nanda Brookenham est une jeune femme très (trop ?) intelligente, qui se révèle moralement et éthiquement très supérieure aux autres protagonistes. Elle finira par trouver un allié en la personne du vieux Mr Longdon, qui voit en elle une réincarnation de sa grand-mère Julia. Pivot central de l’ouvrage et enjeu de toutes les convoitises, elle est toutefois beaucoup moins présente que sa mère, laquelle s’efforce d’occuper constamment le devant de la scène. Cougar avant l’heure, Mrs Brookenham n’a pas renoncé à séduire les hommes, et s’intéresse de ce fait bien peu à sa progéniture, ce qui explique pourquoi Nanda a toujours bénéficié d’une éducation très libre, au contraire de la petite Aggie, jeune oie blanche insignifiante couvée depuis sa plus tendre enfance par sa ridicule tante Jane. Qui d’Aggie ou de Nanda incarnera au mieux le rôle de l’épouse idéale ? Accepteront-elles de se laisser séduire ?
 
Le fameux “âge difficile” du titre peut être interprété de plusieurs façons. Nanda est ainsi confrontée au passage délicat à l’âge adulte, et doit trouver sa place dans la société, tandis que sa mère se trouve entre deux âges, et conserve intact son pouvoir de séduction, malgré son statut de mère et d’épouse. On peut également appliquer la formule à Mr Longdon, vieillard ayant déjà vécu plusieurs vies, désormais séduit par la vivacité de Nanda. De tout cela émerge au moins une certitude : les adultes sont médiocres et superficiels, et l’on se prend à espérer que Nanda parvienne à échapper à cette société nuisible, afin de pouvoir enfin rencontrer l’homme qu’elle mérite (pas sûr que celui-ci se trouve parmi les protagonistes du roman, dont la mesquinerie laisse rêveur). Henry James porte un regard sans concession sur ses contemporains. On frôle parfois la caricature, mais l’ensemble demeure toutefois finement observé, et la chronique de moeurs particulièrement réjouissante. Cette lecture ne fut pas de tout repos, mais je ne regrette pas d’avoir consenti à fournir quelque efforts pour atteindre le coeur de ce roman très ambitieux.

 

Un roman expérimental difficile à lire, mais profondément intelligent.

 

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Nouveau classique pour mon challenge Mélange des Genres. Pavé de mars chez Bianca.
 

12 thoughts on “L’Âge difficile – Henry James

  1. Pourquoi dis tu , en fin de billet , expérimental ? Cela se rapprocherait- il d'une narration à la Virginia Woolf , axée sur les flux de conscience de chacun des personnages et de façon faussement décousue ? J'avoue que le grand James de la maturité m'a ennuie un peu , celui de " Portrait de Femme" justement. Alors que je raffole de " Washington Square " dont l'intrigue semble proche de celle de ce roman .
    Enfin je m'amuse de voir qu'un billet bien bâti sur un auteur classique ne suscite aucun commentaire . Alors que tout le monde lit les mêmes nouveautés faciles , ou presque, avec moult effervescence pour le coup…
    La blogo est- elle toujours assez exigeante , on peut se le demander 😉

    1. Le terme "expérimental" est peut-être mal choisi… Je n'ai pas lu suffisamment de James pour savoir comment situer ce roman dans la carrière de l'auteur, mais il est certain que celui-ci possède un rythme et une structure très atypiques, de par l'omniprésence des dialogues. Pour être honnête, je n'ai jamais lu Virginia Woolf (une lacune que je compte bien combler très prochainement), donc je ne peux pas comparer, mais ce que tu en dis pourrait effectivement se rapprocher de ce roman-ci… Je note en tout cas ton affection pour "Washington Square", qui sera peut-être mon prochain Henry James !

        1. Mes réserves sur “l’Âge difficile : mauvaise traduction comparée aux traductions des autres romans de James. Je trouve aussi ses comparaisons ou métaphores parfois saugrenues et choquantes et en contraste avec la finesse du dialogue dans lesquelles elles s’inscrivent. Trop d’ understatements . Ce n’est pas son meilleur roman à mon avis.

  2. Mademoiselle Mior se défoule chez Miss Léo?
    Pour essayer de défendre les abstentionnistes du beau billet de Miss Léo, je dirais qu'il est souvent judicieux d'écrire une bafouille lorsqu'on a lu ledit roman. Quoi de plus lassant que de répéter à longueur de journée "je vais peut-être le lire" ou "non, il ne me dit rien". Est ce que cela fait avancer le débat ? Réponse : non. Mais tu as raison, Mior, cela remplit au moins la case "commentaires".
    Concernant L'âge difficile, son incipit ne me parle pas du tout. Sa structure prend déjà la tête, et cela en une phrase, il faut le faire. Le résumé de Miss Léo (en trois lignes) est très clair, son analyse aussi. Je dirais que je préfère lire pour l'instant une Jane Austen (plus accessible et fine psychologue) que Henry James même si la chronique de Miss Léo très bien écrite donne envie de s'intéresser à ce livre.

  3. Pourquoi cette volée de bois vert , chère Philisine ? Oui, je déplore que les blogueurs lisent peu de classiques, d'une part , et qu'ils se tournent ( souvent) vers des lectures "faciles" dans la production contemporaine , de plus . C'est tout ! " chacun fait …etc" bien entendu , par ailleurs 🙂

    1. Je comprends et je partage ton agacement sur le fait que ce soient les mêmes bouquins médiatisés (en ce moment Americanah : d'ailleurs, il serait intéressant que les blogueurs chroniqueurs indiquent la provenance dudit bouquin : emprunt en biblio ? largage de SP de la part de Gallimard ? achat perso ? parce qu'apparemment je n'ai pas vu d'appel à une LC quelconque sur ce roman pour justifier une telle déferlante. C'est juste pour mon étude statistique) et les classiques relégués aux oubliettes ! Sur ledit Henry James, j'imagine son œuvre fructueuse, recherchée, peut-être élitiste (sans que l'auteur le veuille). Mais vois-tu, comme je n'ai lu aucun de ses romans, je m'attache à ce que j'ai sur la main c'est-à-dire : 1) l'incipit qu'a rappelé Miss Léo et 2) à son analyse aussi). Ton coup de gueule est donc le bienvenu et bien reçu chez moi. Excuse mon ton caustique (je ne souhaitais pas te peiner)

      [premier com' supprimé en raison d'une faute trop visible d'orthographe]

    1. Je pense que tout le monde l'a compris et ta question (excellente selon moi parce qu'elle pose la problématique de la richesse littéraire de la blogo : si on chronique tous le même bouquin, bonjour la platitude de l'univers) me paraît essentielle. Bonne journée à toi et à Miss Léo.

  4. Ne vous battez pas, les filles ! 😉
    Si les gens n'ont pas jugé utile de commenter ce billet, c'est peut-être aussi parce que j'ai pris la (très) mauvaise habitude de ne pas répondre aux commentaires sur mon blog… Cela dit, je trouve la question de Mior parfaitement légitime. Je n'ai pas le temps (ni l'envie) d'en débattre pour le moment, mais je suis également très attachée à la diversité !
    Bonne journée à toutes les deux.

  5. Ton billet me rassure : on a compris les mêmes choses. J'ai été nettement moins emballée que toi malheureusement. J'aime beaucoup ta critique, elle résume et rend très bien hommage au livre. Je vois bien qu'il est intéressant, mais je me suis mortellement ennuyée. Je ne suis peut-être plus assez habituée à lire des romans pareils…

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