Un pays à l’aube – Dennis Lehane

 

Titre original : The Given Day
Traduction : Isabelle Maillet
Rivages Noir, Editions Payot, 2008, 858 pages

 
La première phrase :

Par une soirée d’été humide, Danny Coughlin, de la police de Boston, livra un combat de quatre reprises contre un autre flic, Johnny Green, à Mechanics Hall, juste à côté de Copley Square.

 

L’histoire :

 

Ohio, 1918 – Tout commence dans un pré, à quelques mètres d’une voie ferrée. Le jeune Luther Lawrence et ses amis disputent un match amical de base-ball contre Babe Ruth, future idole nationale et batteur vedette des Red Sox de Boston. Luther est un jeune ouvrier dynamique et plein d’ambition, qui coule des jours heureux en compagnie de sa chère et tendre, la ravissante Lila.
Oui mais voilà : Luther est noir, ce qui est de toute évidence un handicap dans un pays où la ségrégation raciale semble encore monnaie courante.
Pendant ce temps à Boston… Danny Coughlin, vingt-cinq ans, boxeur amateur et agent de police, fils d’un légendaire capitaine de police irlandais, se voit confier par l’impitoyable lieutenant McKenna une importante mission d’infiltration . But de l’opération : démanteler les organisations syndicales et les réseaux anarchistes qui sèment la terreur dans la bouillonnante ville de Boston.
Luther et Danny n’ont rien en commun. Leurs routes vont pourtant se croiser, dans une Amérique en proie à de profonds bouleversements, affaiblie par la guerre, alors que gronde la révolte des travailleurs et des opprimés.

 

L’opinion de Miss Léo :

 

Il est des auteurs dont j’aborde chaque nouveau roman avec enthousiasme. Dennis Lehane en fait incontestablement partie. J’aime beaucoup sa formidable série policière, entamée avec Un dernier guerre avant la guerre et Ténèbres, prenez-moi la main, mettant en scène un couple de détectives de Boston confrontés à la violence urbaine. Je suis également tombée sous le charme du célèbre Shutter Island, à l’intrigue redoutablement efficace, et je garde un excellent souvenir de Mystic River, superbement adapté au cinéma par Clint Eastwood. Il me tardait donc de découvrir la toute dernière création de l’auteur, un pavé de plus de huit cents pages au thème plus que prometteur.

 

Dennis Lehane signe un roman ambitieux et dense, à la fois très proche et très différent de ses précédents opus. Un pays à l’aube est une oeuvre à part, à mi-chemin entre le roman noir et la fresque historique. Je me suis totalement laissée emporter par ce récit ample et fluide, peinture réaliste d’une société en pleine mutation, qui évoque une période charnière de l’histoire des Etats-Unis.
 
Nous découvrons une ville bouillonnante (Boston), où cristallisent les haines et les frustrations de cette Amérique violente et désenchantée, appauvrie par la Première Guerre Mondiale, qui s’apprête pourtant à basculer dans l’ère de la modernité (et de la Prohibition, NDLA). Le niveau de vie a considérablement baissé, et les conditions de travail des ouvriers et des fonctionnaires se sont terriblement dégradées, sans parler de l’épidémie de grippe qui décime une population déjà très éprouvée. Les syndicats s’organisent, encouragés par les événements survenus en Russie quelques années auparavant, et la grève s’impose rapidement comme seule alternative à la violence. C’est dans ce contexte explosif que nous faisons la connaissance de Danny et Luther, autour desquels gravite une impressionnante constellation de personnages issus de milieux divers : agents de police, flics ripoux,
domestiques noirs, immigrés italiens et irlandais, familles aisées du vieux Boston, politiciens…

 

“Il les regarda approcher, d’abord par groupes puis en un flot ininterrompu. Toujours les femmes en premier, avec les enfants, car elles prenaient leur service une heure ou deux avant les hommes, ce qui leur permettait de rentrer à temps pour préparer le dîner. Certaines bavardaient avec animation, d’autres se taisaient ou semblaient encore tout engourdies par le sommeil. Les plus âgées plaquaient une main sur leurs reins, sur leur hanche ou une quelconque région douloureuse de leur corps. Si la plupart avaient revêtu la blouse grossière des ouvrières, quelques-unes arboraient l’uniforme noir et blanc, parfaitement amidonné, des domestiques et
des femmes de ménage dans les hôtels.” (page 73)

 

La société américaine est alors pétrie de préjugés : les blancs sont anti-noirs, les riches sont anti-pauvres, les irlandais sont parfois même anti-irlandais ! Les noirs sont persécutés, les éléments “subversifs” violemment combattus, et toute tentative de soulèvement immédiatement réprimée. Il s’agit pour les classes dirigeantes de combattre l’ennemi, incarné par les bolcheviks et les « anarchistes », lesquels semblent la plupart du temps relativement inoffensifs (en dehors de quelques terroristes notoires). On assiste dans ce contexte à la création des premières associations de défense des droits des citoyens, comme la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) ou l’AFL (à laquelle Danny tentera de rattacher le Boston Social Club, organisation syndicale de la police locale).

 

“La guerre nous a montré que l’ennemi ne se trouvait pas seulement en Allemagne. Il a débarqué chez nous et profité de notre politique d’immigration laxiste pour ouvrir boutique. Il fait de grands discours aux mineurs et aux ouvriers et se prétend l’ami du travailleur et de l’opprimé alors qu’en réalité… En réalité, c’est un menteur, un manipulateur, une maladie venue d’ailleurs, un homme qui s’est fixé pour objectif l’anéantissement de notre démocratie. Il faut le pulvériser. (Hoover s’essuya la nuque avec son mouchoir ; le haut de son col était assombri par la sueur.) Alors je vous le demande pour la troisième fois : êtes-vous pro-radical ? Etes-vous, monsieur, un ennemi de l’oncle Sam ?” (page 240)

 

Dennis Lehane donne naissance à de très beaux personnages, auxquels il est extrêmement facile de s’attacher. Les figures féminines, bien que peu présentes, ont généralement un caractère très fort, et les deux héros, Danny et Luther, sont sympathiques et complexes à souhait. D’abord idéalistes et légèrement naïfs, ces deux jeunes hommes que tout oppose découvrent peu à peu la rudesse d’un pays qui ne fait pas de cadeau à qui tente de se révolter contre le système. Ils décident alors de prendre leur destin en main. La mission d’infiltration de Danny sera ainsi accompagnée d’une prise de conscience, qui l’incitera à prendre une part bien plus active
dans la vie du syndicat, tandis que Luther sera amené à utiliser la violence pour sauver sa peau et celle de ses amis. Tous deux oscillent entre espoir et résignation, en proie à leurs propres contradictions.

 

“- Il est différent. Je crois pas avoir jamais rencontré un Blanc comme lui. Remarquez, j’avais jamais rencontré une Blanche comme vous.
– Je ne suis pas blanche, Luther. Je suis irlandaise.
– Ah oui ? Et ils sont de quelle couleur, les Irlandais ?
Elle sourit.
– Couleur patate.” (page 361)

 

J’ai aimé l’évocation de la ville de Boston, si chère à Dennis Lehane. C’était déjà le cas dans ses précédents romans, mais le fait d’y être allée cet été m’a sans doute permis d’apprécier encore davantage les multiples références aux lieux dans lesquels évoluent les personnages. La violence est comme toujours omniprésente. L’auteur ne cherche pas à édulcorer les scènes d’affrontement, qu’il s’agisse de la répression d’une manifestation par un groupe de policiers (trop) zélés, ou d’un simple règlement de compte à mains nues. Le sang gicle, les personnages sont salement amochés, mais cela ne fait qu’ajouter au réalisme de l’ensemble.

 

Les principaux protagonistes sont quant à eux très émotifs, et les intrigues sentimentales se trouvent (subtilement) placées au coeur du récit. Un pays à l’aube nous conte par ailleurs l’histoire (la tragédie) de la famille Coughlin, avec tout ce qu’il faut de déchirements, de trahisons et de reniements. L’aspect humain prend alors totalement le dessus sur l’intrigue politico-économique, qui n’en demeure pas moins passionnante.

 

Signalons également la présence de plusieurs personnages ayant réellement existé, comme J. Edgar Hoover (fondateur du FBI), Woodrow Wilson, ou encore le joueur de base-ball vedette Babe Ruth, qui est en quelque sorte le fil conducteur du roman. Témoin passif des événements tragiques qui secouent le pays, il continue malgré tout à vivre sa vie d’enfant gâté, adulé du public et des médias, alors que le petit monde du base-ball se trouve lui aussi ébranlé par de légitimes revendications salariales.

 

J’ai une nouvelle fois pris beaucoup de plaisir à cette lecture. Dennis Lehane est décidément un auteur des plus talentueux, que je vous conseille de découvrir au plus vite !

 

Un très bon roman, sur une période méconnue de l’histoire des Etats-Unis.

 

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Neuvième participation aux 12 d’Ys, catégorie “Pavé” !

Lu dans le cadre du Mois américain, organisé chez Plaisirs à cultiver.

 

 

16 thoughts on “Un pays à l’aube – Dennis Lehane

  1. Je suis comme toi, j'adore retrouver Dennis Lehane. Et ton billet me fait prendre conscience que je ne l'ai pas vu depuis bien longtemps…J'avais entendu beaucoup de choses positives sur ce roman et j'ai très envie de le découvrir.

  2. J'ai adoré Shutter Island et Mystic River, cela fait un moment que je ne me suis pas plongé dans un roman de Dennis Lehane c'est en général très prenant. Un pays à l'aube me paraît plutôt pas mal, il faudrait que j'ai du temps pour le lire.

  3. Très belle critique!
    J'avais adoré Shutter Island, Mystic River et Ténèbres prenez-moi par la main.
    Et tu m'as convaincu ce rajouter celui-ci à ma wishlist!

  4. De Lehane, j'ai lu Shutter island (une grosse littéraire pour bibi) et Mystic river (plus attendue mais tout aussi remarquable)… alors c'est quand il veut, où il veut (je parle bien sûr de lecture)

  5. Je connais peu Dennis Lehane, découvert avec "Shutter Island" que j'ai lu après avoir vu le film (malheureusement). Je note ce titre que tu présentes avec autant d'enthousiasme ! merci !

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