Gains – Richard Powers

Traduction : Claude et Jean Demanuelli (2012)
Titre original : Gain
Collection Lot 49, Le Cherche Midi, 1998, 631 pages

 

Les premières phrases :
Le jour avait une façon bien à lui d’éveiller Lacewood. La tapotant délicatement comme on le ferait d’un nouveau-né. Lui frictionnant les poignets  pour la ramener à la vie. Lorsque la matinée était tiède, on se rappelait sans difficulté la raison pour laquelle on s’activait. Il fallait battre le fer pendant qu’il était chaud. Travailler, parce que la nuit n’allait pas tarder. Travailler ici et maintenant, précisément parce que là où on allait il n’y avait nulle part où travailler.

 

L’histoire :
Destins croisés…
1830 – Les frères Clare, héritiers d’une famille de marchands anglais de Boston, créent une petite manufacture de savon, laquelle se développera et continuera à grandir tout au long du XIXème siècle, avant de se métamorphoser en puissante multinationale dans la deuxième moitié du XXème.
199? – Les produits Clare ont envahi le marché. Laura Bodey, 42 ans, agent immobilier, mène une petite vie tranquille et routinière à Lacewood, Illinois, en compagnie de ses deux enfants adolescents, sans se douter que son existence est sur le point de prendre un tour dramatique (on devine très vite que Laura est atteinte d’un cancer). Lacewood n’est en apparence qu’une banale et insignifiante commune provinciale, comme il en existe des centaines sur le territoire nord-américain. Oui mais voilà : Lacewood est aussi un centre industriel stratégique et économiquement prospère, qui bénéficie depuis plusieurs décennies de la présence sur ses terres du département agriculture des usines Clare Inc. Le destin de Laura et celui de la puissante entreprise se retrouvent dès lors intimement entremêlés.

 

L’opinion de Miss Léo :

 

De tous les livres parus cet été, celui-ci était probablement l’un de ceux qui me faisaient le plus envie. Je n’avais encore jamais rien lu de Richard Powers, mais j’étais intriguée par un résumé et des critiques élogieuses. Je fus donc ravie de constater que ce roman figurait dans la liste établie par Price Minister pour la session 2012 des Matchs de la rentrée littéraire (une bien belle initiative). J’ai évidemment sauté sur l’occasion qui m’était offerte de pouvoir le découvrir sans attendre sa sortie en poche !

 

Gains est un pavé, que j’ai pourtant dévoré en quelques jours pendant mes vacances en Islande (j’ai lu les trois cents dernières pages d’une traite le dernier soir : je n’arrivais plus à le lâcher !). Il s’agit d’un roman remarquable, d’une densité et d’une intelligence hors du commun. Habilement construit, le récit alterne deux histoires : celle de la montée en puissance de l’entreprise Clare au XIXème siècle, à l’heure de la révolution industrielle, et celle de Laura, américaine ordinaire au destin brisé par la maladie. Richard Powers trouve un parfait équilibre entre les deux, ce qui n’avait pourtant rien d’évident à priori ! En effet, nous avons d’un côté un récit très dépouillé, quasi documentaire, fourmillant de détails scientifiques, économiques et historiques ; de l’autre, une plongée dans le quotidien et l’intimité d’une famille dont les certitudes et le mode de vie vont se trouver bouleversés par l’irruption soudaine du cancer, redoutable ennemi invisible d’origine inconnue. Le passé entre en résonance avec le présent, et l’aspect humain se trouve inexorablement affecté par l’avancée triomphante du capitalisme en marche.

 

Le style de l’auteur est efficace et lapidaire, non dénué d’humour, glaçant dans sa simplicité, mais demeure captivant de la première à la dernière page. Publié en 1998, ce roman d’une étonnante actualité prend la forme d’une réflexion philosophique assez pointue, qui analyse les ressorts du capitalisme libéral, la place de l’individu dans nos sociétés de consommation, ou encore l’impact du développement de la chimie moderne. Richard Powers ne prend jamais position, mais le message (pessimiste) qui apparaît en filigrane est parfaitement clair. Il est à noter que les deux récits sont entrecoupés d’extraits de publicités récentes et anciennes pour les produits des entreprises Clare, que le lecteur savourera avec effroi. La machiavélique et brillante hypocrisie des responsables marketing fait froid dans le dos…

 

Naissance d’une multinationale capitaliste

 

L’aspect historique est superbement documenté, et m’a particulièrement intéressée. Le destin de la petite manufacture de savons est constamment replacé dans son contexte socio-économique, avec une précision et  une profusion d’informations qui laissent admiratif. Sont ainsi abordées les conditions de vie et de travail des américains, ainsi que le développement des méthodes de vente et de gestion d’entreprise de 1830 à nos jours. J’ai par ailleurs été impressionnée par les connaissances scientifiques de l’auteur, qui décrit par le menu les différents procédés de saponification, ainsi que leur évolution. Il est rare que des écrivains se montrent aussi rigoureux dans des domaines aussi différents que la chimie, l’économie ou l’étude de moeurs ! J’ai découvert depuis que Richard Powers était physicien de formation, ce qui explique qu’il soit aussi calé en sciences. Il est néanmoins remarquable de parvenir à rendre intelligibles et attractifs des détails techniques qui pourraient en rebuter plus d’un.

 

Ce qui était au départ une petite entreprise familiale, mue par un enthousiasme et des compétences bien définis, se métamorphose progressivement en une monstrueuse multinationale tentaculaire, dont la production se diversifie en même temps que les budgets de fonctionnement augmentent. Les frères Clare et leurs descendants doivent leur succès à un heureux hasard (une vente de savons inespérée), tout autant qu’à leur sens du commerce ou à la qualité de leurs produits (bien réelle dans un premier temps). Devenus fournisseurs officiels de l’armée Yankee lors de la guerre de Sécession, ils sauront par la suite profiter des nombreuses crises économiques qui émailleront l’histoire américaine pendant presque deux cents ans pour rebondir et accroître leur influence, tout en améliorant le rendement de leur chaîne de production.“Du jour au lendemain, le train du bonheur dérailla pour tomber dans le précipice de la réalité matérielle.” (page 328)
 
Les directeurs successifs se distinguent quant à eux par leur opportunisme et leur capacité à occuper le marché en s’adaptant aux exigences d’une société en rapide et constante mutation. Plus les années passent, plus ceux-ci se transforment en véritables requins de la finance, à des années lumières de Benjamin Clare, le plus jeune frère, incorrigible rêveur et passionné de botanique, ou de Robert Ennis, associé des frères Clare, jeune chimiste plein de ressources et passionné par sa discipline. Le côté humain de l’entreprise disparaît progressivement, noyé par l’argent et la recherche permanente du profit.
 
L’on constate également le poids croissant de la publicité, nécessaire pour se démarquer de ses concurrents et imposer l’idée que les produits Clare sont les plus performants. A la manière d’un Steve Jobs, la famille Clare comprend très vite la nécessité de créer le besoin chez le consommateur, et ne se limitera désormais plus aux seuls savons et bougies, biens de consommation nécessaires, alors que l’utilisation de l’électricité n’en est encore qu’à ses premiers balbutiements, et que la modernisation du pays s’accompagne de progrès dans le domaine de l’hygiène et de la prévention sanitaire. Le Baume Authentique devient alors le produit phare de l’entreprise, qui élargira ensuite son activité à la production d’anesthésiques, désinfectants, désherbants, maquillage, boissons alcoolisées et autres nouveaux produits créés par la chimie de synthèse. Pour résumer : tout et n’importe quoi !

 

Cerise sur le gâteau : l’entreprise Clare amorcera à la fin du XXème siècle son virage écologique, et s’impliquera dans de nombreuses oeuvres caritatives, qui lui permettront de renforcer sa légitimité, et de s’offrir une couverture respectable masquant d’inévitables dérives. On reconnaît bien là l’hypocrisie des grands groupes, qui exploitent et polluent sans vergogne, tout en se positionnant en grands défenseurs de l’environnement !

 

Il va sans dire que tout cela est absolument passionnant pour qui s’intéresse un tant soit peu à l’Histoire et aux rouages du libéralisme. Le résumé rapide que je viens d’en faire est (très) loin de rendre compte de l’incroyable richesse du texte de Richard Powers. Pour être honnête, j’ai eu un peu de mal avec certaines notions d’économie, notamment lorsque l’auteur aborde l’époque moderne dans la dernière partie du livre, mais j’ai malgré tout été totalement happée et constamment fascinée par le destin des frères Clare et de leur usine.

 

Richard Powers (né en 1957)
Source : site officiel

 
 

Une femme qui souffre

 

Venons en maintenant à l’histoire de Laura Bodey. Atteinte d’un cancer des ovaires, elle lutte contre la maladie, et essaye de comprendre. Pourquoi elle ? Le quotidien de Laura est raconté avec beaucoup de simplicité, sans jamais sombrer dans le pathos. Il s’agit pourtant d’une lente descente aux Enfers, que  Richard Powers nous décrit de façon clinique et très réaliste. Rien ne nous est épargné : opérations, douleur, séances de chimiothérapie, nausées, désespoir… Certains passages sont à la fois très durs et très touchants, et m’ont pas mal chamboulée. Gains est un roman dont on ne sort pas indemne !
Laura, prisonnière de son pauvre corps maltraité, ne verra plus jamais du même oeil le monde qui l’entoure, comme si le cancer l’avait extirpée d’un rêve illusoire. Tout lui paraît désormais absurde et surréaliste, du détachement jovial des médecins au soudain intérêt témoigné par des voisins gênés, ne sachant quelle attitude adopter devant la maladie. Et si la vie qu’elle avait menée jusqu’à présent ne reposait que sur des valeurs factices ?

 

La déchéance progressive de Laura est à l’image de celle de la société de consommation américaine, dont Richard Powers pointe subtilement du doigt les dérives et les dysfonctionnements. La cellule familiale est également en danger : divorce, adolescents pourris gâtés, décadence alimentaire et intellectuelle (le fils de Laura passe des heures à jouer en réseau sur son ordinateur)… Le roman n’a rien de moralisateur, mais le constat n’en est pas moins affligeant !

 

“Ah, oui, le cisplatine, elle se rappelle maintenant. Le métal lourd qui tue. Le platine, comme celui de son alliance qui ne lui sert plus à rien. Le truc dans sa perfusion, pas question de le laisser approcher à moins de vingt kilomètres d’une réserve d’eau potable. Mais là, ils lui en ont rempli une petite flasque rien que pour elle.” (page 205)

 

L’auteur suscite également une réflexion intéressante sur les bienfaits et les dangers de la chimie moderne. La chimie, synonyme de progrès. La chimie, qui offre la possibilité de traiter le cancer de Laura (traitement qui se révélera ironiquement aussi destructeur que la maladie elle-même). La chimie, outil d’anéantissement , qui entraînera à terme la destruction de l’écosystème et de l’espèce humaine. Etant moi-même (un peu) chimiste, je ne peux que me sentir concernée par ce genre de questions !

 

” [ . . . ] La vie sans la chimie ne serait plus une vie.
Notre civilisation, c’est vrai n’est pas sans connaître son lot de souffrances. Et elle n’a pas fini de souffrir. Mais ce n’est pas une raison pour jeter l’éponge – en fibre synthétique indéformable, évidemment. Ce qu’il faut, c’est choisir le monde dans lequel nous prétendons vivre et travailler à le construire.

 

Et pour ce faire, quel que soit le monde dont nous rêvons, nous aurons besoin des bons matériaux.

 

La seule bonne réponse, ce n’est pas moins de savoir, mais un savoir de meilleure qualité. Les procédés chimiques ne sont pas le problème. Ils constituent la règle même du jeu. Ils sont au coeur d’une équation élémentaire :
 
    Votre vie, c’est de la chimie.
    Et la chimie, c’est notre vie.
 
Groupe des procédés industriels
CLARE MATERIAL SOLUTIONS
 
(page 275)
 

Les substances toxiques utilisées par usines Clare dans leur produit sont-elles à l’origine du cancer de Laura ? Le thème central du livre rappelle un peu celui d’Erin Brockovich, très bon film de Steven Soderbergh, qui demeure néanmoins beaucoup plus simpliste dans son approche. Richard Powers aurait pu se heurter à l’écueil de la caricature (la méchante entreprise capitaliste contre les gentilles victimes  innocentes), mais le roman a le bon goût de ne jamais sombrer dans le manichéisme (une qualité des plus appréciables). Il est indéniable que la construction du récit renforce considérablement le propos, qui n’en a que plus d’impact.

 

La fin est un modèle de cynisme. Il semblerait que l’on ne puisse échapper au capitalisme, même armé de toutes les meilleures intentions du monde. Les victimes elles-mêmes sont partie prenante d’un système qui sème les germes de son propre effondrement, où le profit supplante toutes les autres valeurs. Autant dire que le roman donne une vision assez pessimiste du monde dans lequel nous vivons !

 

Ouf ! Voici encore un très trop long billet, mais ce roman m’a tellement marquée que j’avais besoin d’en parler. Rassurez-vous : rien de ce que j’ai écrit ne vous gâchera le plaisir de la découverte.Ma conclusion : Richard Powers est un auteur majeur, que je relirai très certainement.

 
 

Un roman brillant et bouleversant, formidablement documenté, qui amène subtilement le lecteur à une réflexion sur le libéralisme et la société de consommation.

 

D’autres avis enthousiastes chez KeishaClara, Syannelle.

 

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Je remercie Oliver et Price Minister pour l’envoi de ce livre.

 

Ma note : 19/20

 

 
 

20 thoughts on “Gains – Richard Powers

  1. Ouh là là! Tu vois ce qui te reste à faire : découvrir les autres! Pour ma part il ne me reste à lire que Trois fermiers s'en vont au bal, je me le réserve…

  2. J'avais hésité entre "Home" et "Gains", je n'avais lu aucun des deux auteurs qui pourtant m'attirent. J'ai choisi "Home" mais je vais guetter la sortie en poche du Richard Powers.

  3. Magistral billet ! j'adhère totalement à ce que tu écris, c'est en effet du grand art. j'ai mis plus de temps pour le lire que toi, certains passages plus techniques ont été plus difficile pour moi, mais on ne peut que reconnaître une maîtrise totale.

  4. Quel enthousiasme ! (j'ai lu ton commentaire en détail, ce qui n'est pas toujours le cas lorsque je projette de lire le livre commenté, de peur d'en apprendre trop !!)… Je le note pour très bientôt les pavés ne me faisant pas peur (même si depuis Middlemarch, je n'ai toujours pas relu de 'victorienneries' lol)

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