Quand l’empereur était un dieu – Julie Otsuka

Titre original : When the Emperor Was Divine
Traduction (américain) : Bruno Boudard
Phebus, 10/18, 2002, 152 pages

 
Les premières phrases :

ORDRE D’EVACUATION N° 19
La pancarte avait fleuri du jour au lendemain. Sur les panneaux d’affichage, sur les arbres, au dos des bancs installés aux arrêts d’autobus. Placardée à la vitrine du bazar Woolworth’s. Placardée à côté de l’entrée de la YMCA. Agrafée sur la porte du tribunal d’instance et clouée, à hauteur d’homme, sur chaque poteau téléphonique le long d’University Avenue. La femme se rendait à la bibliothèque pour rapporter un livre lorsqu’elle la remarqua sur la vitre d’un bureau de poste. C’était à Berkeley, par une journée ensoleillée du printemps 1942, et elle portait de nouvelles lunettes grâce auxquelles, pour la première fois depuis des semaines, elle pouvait voir distinctement tout ce qui  l’entourait.
 

 

L’histoire :
Berkeley, printemps 1942. Effet collatéral de l’attaque de Pearl Harbor : envahis par la paranoïa ambiante, les américains décident de déporter les ressortissants japonais installés sur leur territoire ! Une famille de Berkeley se prépare à partir pour un camp dans l’Utah, où la mère et ses deux enfants passeront trois longues années, tandis que le père est ballotté d’une prison à l’autre.

 

L’opinion de miss Léo :
Julie Otsuka est l’auteur de Certaines n’avaient jamais vu la mer, l’une de mes tentations du moment (voir le billet enthousiaste de ma copine Titine). Quand l’empereur était un dieu est son premier roman, et je l’ai découvert la semaine dernière chez I love my blender, charmante et très sympathique librairie spécialisée dans les auteurs anglophones, située au 36 rue du Temple à Paris (je ne peux que vous conseiller d’aller y faire un tour : vous serez séduits par l’enthousiasme communicatif du libraire).

 

Le premier atout de ce court roman est son thème, original et peu (jamais ?) abordé en littérature. Julie Otsuka évoque un pan méconnu de l’histoire des Etats-Unis, à savoir la déportation des américains d’origine japonaise pendant la Deuxième Guerre Mondiale. Stop ! Vous avez dit Deuxième Guerre Mondiale ??? Cela ne pouvait évidemment que m’intéresser, et j’étais curieuse d’en lire davantage au sujet de ces événements, qui nous rappellent à quel point la Deuxième Guerre Mondiale fut universellement atroce et inhumaine. Point de violence physique dans ces camps de l’Utah, moins dégradants que leurs homologues nazis, mais les prisonniers n’en subissent pas moins le poids de l’enfermement, de l’humiliation, de la faim et de la déchéance physique et morale. Cela laisse rêveur, quand on sait que les USA s’érigent partout en sauveurs de l’humanité, et prétendent incarner le triomphe du progrès sur la barbarie…

 

“On vous a amenés ici pour votre propre protection”, leur avait-on assuré.
C’était dans l’intérêt de la sûreté nationale.
C’était une question de nécessité militaire.
C’était pour eux l’occasion de prouver leur loyalisme.   
(page 78)
 

L’absurdité de cette déportation massive transparaît tout au long du roman. Les familles déplacées sont arrachées à leur vie quotidienne, et de bons américains pourtant parfaitement intégrés sont contraints de renier tout attachement envers leur patrie d’origine, avec laquelle ils n’ont de toute façon conservé que peu de liens. C’est donc un double déracinement que subissent les victimes de cette folie paranoïaque. On est frappé par le calme et la docilité des déportés, qui acceptent sans aucune rébellion leur déplacement forcé. Le premier chapitre est ainsi consacré aux préparatifs : la femme et ses enfants remplissent leurs valises, vérifient que tout est en ordre de la maison, font leurs adieux à leur petit chien… Les petits gestes du quotidien prennent ici des accents dramatiques, et l’on s’émeut dès les premières pages du sort réservé à cette famille somme toute banale, dont Julia Otsuka nous conte les mésaventures avec beaucoup de délicatesse et de sobriété, attachant une grande importance aux détails (les vêtements, la nourriture, les désagréments dus aux insectes ou à la maladie…).

 

Il est à noter que les personnages principaux n’ont pas de nom, l’auteur faisant tour à tour référence à “la femme”, à “la fille”, ou au “garçon”… Un parti pris stylistique qui introduit une distance, voire une certaine froideur, mais qui n’empêche pas les personnages d’exister, bien au contraire : ceux-ci sont très humains, et prennent vie sous nos yeux, donnant de la substance à des événements par ailleurs très abstraits. Le roman se distingue d’ailleurs par son absence totale de haine et de misérabilisme. Julie Otsuka ne signe pas un pamphlet politique, mais une oeuvre sensible et juste, qui s’intéresse avant tout aux destins personnels de quelques individus. Pour affronter cette terrible épreuve, les enfants se réfugient dans leurs jeux et dans leurs souvenirs d’un bonheur perdu, et entretiennent dans leurs rêves l’espoir d’une liberté retrouvée. Le petit garçon attend jour après jour le retour de son père, emprisonné car soupçonné de trahison envers l’Amérique, et le lecteur se prend à souhaiter que cette sympathique famille puisse un jour être à nouveau réunie. Ne comptez pas sur moi pour vous révéler la fin (que j’ai trouvé plutôt réussie) !

 

Quand l’empereur était un dieu est donc un roman que j’ai beaucoup apprécié, malgré sa brièveté. Cette lecture me rend d’autant plus curieuse de découvrir Certaines n’avaient jamais vu la mer, dont j’attendrai la sortie en poche avec impatience (à moins que je ne le trouve à la bibliothèque dans un futur proche).

 

Un beau premier roman au sujet intéressant, habilement mené par une auteur(e) très prometteuse.

 

16 thoughts on “Quand l’empereur était un dieu – Julie Otsuka

  1. J'ai hésité à l'acheter l'autre jour, non pas parce que j'ai peur qu'il ne me plaise pas mais parce que trop de livres me faisaient envie, mais je pense qu'il ne va pas tarder à rejoindre ma PAL !
    J'espère que Certaines n'avaient jamais vu la mer te plaira autant qu'à moi !

    1. Je suis très friande de ce genre de récits abordant des pans méconnus de l'histoire. Ce roman n'est peut-être pas parfait, mais il a le mérite d'exister (et je l'ai pour ma part trouvé très réussi).

  2. A lire ton billet, on reconnait bien la 'touche' de l'auteur de "Certaines n'avaient jamais vu la mer" que j'ai également adoré. Je suis très tentée …

    1. Celui-ci est peut-être moins abouti que "Certaines n'avaient jamais vu la mer" (si j'en crois quelques critiques glanées ça et là), mais il n'en demeure pas moins extrêmement original et intéressant. Passe de bonnes vacances.

  3. Je l'ai trouvé vraiment très lent au début et totalement désincarné quand on suit la mère et la petite fille. Quand on passe au petit garçon ca va mieux. Certes le sujet est essentiel, mais j'ai vraiment eu des difficultés à m'attacher aux personnages. J'ai par contre trouvé les dernières pages très fortes (je n'ai pas fait de billet).

    1. D'accord avec tes critiques, mais cela m'a moins gênée que toi (j'ai peut-être moins besoin de m'attacher aux personnages, à condition que ceux-ci ne soient pas antipathiques, bien entendu).

  4. C'est un sujet qui a beaucoup marqué Julie Otsuka car elle en parle également dans son dernier roman. Je n'avais jamais entendu parlé de cette déportation d'américains d'origine japonaise. Du coup, je suis très intéressée par ce premier roman. Merci pour le lien et je suis bien contente que tu fasses de la pub à "I love my blender" !

    1. J'ai vraiment beaucoup apprécié ma visite chez "I love my blender" ! Il est donc bien normal que je le clame sur mon blog. Passe de bonnes vacances.

  5. Je suis plongée dans la lecture du livre qui te fait envie, je découvre, avec effarement, l'histoire de ces jeunes japonaises. J'ai mis un peu de temps à m'habituer au style (l'emploi du nous) mais j'apprécie ce roman.

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