Brüsel (Les Cités Obscures, T.5) – François Schuiten et Benoît Peeters

Casterman, 2008, 126 pages

 

L’histoire :
(résumé de l’éditeur)
Ardent défenseur du progrès, le fleuriste Constant Abeels vit à Brüsel, à l’aube d’une révolution technologique qui devrait voir, avec l’avènement du plastique, la fin des miasmes malsains et de la dégradation des végétaux. Une malencontrueuse coupure d’eau oblige Constant à retarder l’ouverture de sa boutique. Au Palais des Trois Pouvoirs où il se met en quête de son dossier, il est frappé par la beauté sensuelle de Tina, une employée très compréhensive. Ensemble, ils vont découvrir la maquette du nouveau Brüsel, projet d’un entrepreneur mégalomane, Freddy De Vrouw

 

Le Palais des Trois Pouvoirs,
présence ô combien menaçante…

 

L’opinion de Miss Léo :

 

Je ne me serais probablement pas risquée à lire ce petit bijou d’outre-Quiévrain si mon cher F. ne m’y avait contrainte, usant de détestables moyens de coercition pour me plier à sa volonté. Non, en fait, il m’a juste répété une bonne cinquantaine de fois que cette BD était géniale, et qu’il fallait absolument que je la lise. J’ai donc fini par obtempérer… après trois ans de tergiversations !

 

Brüsel, cinquième tome de la série “Les Cités obscures“, est une oeuvre étrange et singulière, qui déstabilise  le lecteur autant qu’elle le séduit. Entre fascination et malaise, mon coeur balance ! Il est cependant bien difficile de ne pas se laisser entraîner dans cette passionnante aventure rocambolesque aux accents dystopiques, à moins d’être totalement réfractaire à la bande dessinée et aux ambiances fantastiques.  Les dessins sont superbes, et les dialogues efficaces. Les 126 pages se dévorent d’une traite, et j’ai même regretté que le récit s’interrompe aussi rapidement (j’aurais personnellement apprécié quelques planches supplémentaires).

 

Bienvenue dans l’ère du plastique et de l’électricité !

 

L’action se déroule dans un univers parallèle, plus précisément dans le centre-ville d’une monstrueuse cité intemporelle rappelant étrangement la capitale belge. C’est le thème de la série, dont chaque volume explore l’une des régions urbaines de ce monde à la fois si proche et si différent du nôtre (je tiens toutefois à préciser que je n’ai pas lu les autres tomes, et que je suis donc assez mal placée pour en parler). Brüsel est une ville sombre, sale et pluvieuse, qu’une armée de dirigeants mégalomanes et dangereusement visionnaires souhaiterait transformer en métropole moderne et attractive, peuplée de buildings fonctionnels et disgracieux. Cette société en déliquescence est bien peu propice à l’épanouissement des individus, comme Constant Abeels en fera l’amère expérience. Ce dernier est un héros atypique : phtisique et vieillissant, fasciné par les progrès de la science et fervent défenseur des plantes en plastique (“Ce sera une amélioration sensationnelle. Plus de pétales qui brunissent et pourrissent. Plus d’eau qui croupit dans les vases.”), il subit d’abord les événements, avant de se rebeller contre la folie destructrice des bureaucrates. Les auteurs nous offrent notamment une vision cauchemardesque de la médecine et des hôpitaux, dans un récit par ailleurs non dénué d’humour très noir, dénonçant en filigrane les méfaits du progrès envers et contre tout. Chaque chapitre s’ouvre sur un slogan publicitaire : “Le plastique, c’est chic”, ou encore “L’électricité, c’est la santé”. Cela me semble parfaitement représentatif de l’état d’esprit de cette BD particulièrement subtile, dont la narration marie habilement action et préoccupations métaphysiques.

 

Brüsel est une oeuvre puissamment onirique, oppressante et décalée, évoquant un monde en pleine mutation, peuplé de personnages inquiétants aux motivations parfois douteuses. Les costumes semblent situer l’action au XIXème siècle, et la technologie occupe une place importante dans le récit (usage massif des matières plastiques, utilisation de l’électricité à des fins thérapeutiques, déplacement à bord de dirigeables). On peut donc y voir une forme de steampunk intellectuel (j’en profite pour remercier F., qui m’a gentiment soufflé cette idée). Mais pas que ! Car Brüsel est aussi teinté d’Histoire, et se nourrit de nombreuses références architecturales, magnifiquement évoquées à travers les superbes dessins de François Schuiten.

 

Oh, un dirigeable !

 

Le récit est fort judicieusement précédé de quelques pages à caractère documentaire, “De Bruxelles à Brüsel”, dont la lecture se révèle d’emblée passionnante (pour ne pas dire indispensable). Schuiten et Peeters y présentent leurs sources d’inspiration, revenant notamment sur les projets d’aménagement de la ville de Bruxelles, initiés au XIXème siècle par le bourgmestre Anspach (lequel rêvait de suivre les traces du baron Haussmann). Des travaux de couverture de la Senne (jugée insalubre) à la construction chaotique du nouveau Palais de Justice, ce sont plusieurs décennies de destructions massives et d’expropriations inconsidérées qui firent de Bruxelles la capitale européenne que nous connaissons aujourd’hui, à savoir un assemblage hétéroclite et parfois surréaliste, dépourvu de toute cohésion architecturale. De hauts bâtiments d’affaires sans âme y côtoient de vieilles façades isolées, et l’absence de fleuve rend difficile l’orientation dans une ville malheureusement défigurée, où subsistent cependant de nombreuses merveilles, telles les somptueuses maisons “Art Nouveau” d’Horta. Ces aberrations urbaines, largement exploitées dans Brüsel, n’enlèvent cependant rien au charme d’une ville chaleureuse et accueillante, où l’on se sent très vite à l’aise, pour peu que l’on prenne le temps de l’explorer et d’en ressentir l’ambiance* (je parle en connaissance de cause).

 

* Gaufres de Liège dégustée dans les petites rues autour de la Grand Place, bière et cervelas à la Bécasse, frites à la place Jourdan… C’est curieux, tous mes souvenirs de Bruxelles sont associés à la nourriture ! 😉

 

Ces considérations ne doivent pas nous faire perdre de vue l’enjeu principal de ce billet : F. avait raison ! Brüsel est une oeuvre formidable, que je recommande à tous les amateurs de bande dessinée intelligente.

 

Un chef d’oeuvre fantastico-onirique. Coup de coeur !

 

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Première étape (belge) de mon Tour du Monde 2013, comptant pour le challenge Myself de Romanza. La ville de Brüsel rejoint également la longue liste des Lieux Imaginaires d’Arieste, catégorie “Dystopies et  lieux cauchemardesques” !

 

 

 

9 thoughts on “Brüsel (Les Cités Obscures, T.5) – François Schuiten et Benoît Peeters

  1. Ah là là, le péché mignon de mon paternel qui les a tous! En ce qui me concerne, j'ai toujours trouvé les dessins sublimes mais flippants (les mégalopoles futuristes ou surdimensionnées me font toujours angoisser) et je n'ai jamais réussi à accrocher aux histoires!

    1. J'ai souvent du mal avec les BD. Je n'adhère pas forcément aux univers, et je trouve que de trop beaux dessins rendent la lecture plus difficile. J'ai donc été très surprise d'apprécier à ce point ! Je ne sais pas si j'aimerai autant le reste de la série : je viens d'en emprunter deux à la bibli pour voir.

    1. Je viens d'emprunter deux autres tomes des Cités Obscures à la bibliothèque. Quant à La Douce, mon père l'a reçu en cadeau à Noël. Il faudra que je le lui emprunte !

    1. Comme tu le sais, je ne suis pas trop BD non plus… Mais là, ça a fonctionné !
      F. n'a toujours pas lu P&P, mais je ne manque pas de le lui rappeler régulièrement.

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