La vie sexuelle des cannibales – J. Maarten Troost

Titre original : The sex lives of cannibals
Traduction (américain, 2012) : Béatrice Vierne
Folio, Gallimard, 2004, 408 pages

 
La première phrase :

Un jour, avec ma bonne amie Sylvia, je suis allé m’installer sur un atoll dans la zone équatoriale de l’océan Pacifique.

 

L’histoire :
Maarten et Sylvia déménagent, des étoiles plein les yeux, et le coeur empli d’un naïf enthousiasme. Ils vont vivre pendant deux ans sur un minuscule atoll paradisiaque (?) de l’archipel des Kiribati, où la jeune femme s’est vu offrir le poste de directrice locale de la FSP (Fondation pour les Peuples du Sud-Pacifique). Tarawa…  Un nom qui fait rêver ! La plage, les détritus le lagon bleu turquoise, les requins les cocotiers les épidémies… Oui mais voilà : la réalité réserve parfois de bien mauvaises surprises, et le jeune couple ne va pas tarder à déchanter, sur cet îlot isolé où règnent misère, corruption et pauvreté. Maarten décide alors de coucher son expérience sur le papier.

 

JINGLE
Allez hop, on y va !
En route pour l’aven-ture.
On n’y résiste pas… tatadadaaaaa…
à l’appel de Tarawa !
JINGLE

 

L’opinion de Miss Léo :

 

Ceci n’est pas un roman, mais un récit de voyage autobiographique, qui m’a été gracieusement offert par les éditions Folio. Je n’ai pas l’habitude de lire ce genre de textes, mais je suis ravie d’avoir eu l’occasion de découvrir celui-ci, dont la lecture se révéla ma foi particulièrement réjouissante. Jan Maarten Troost, américain d’origine hollandaise, évoque divers aspects de sa vie d’expatrié sur l’atoll de Tarawa, ce qui nous vaut quelques scènes et réflexions mémorables, d’une drôlerie parfois irrésistible. L’auteur fait preuve d’un humour délicieusement corrosif, auquel j’ai pour ma part totalement adhéré. Il jette un regard lucide sur son expérience, n’hésitant pas à pointer du doigt ses propres préjugés et caprices d’occidental pourri gâté, tout en dressant un bilan assez alarmant de la situation catastrophique de cette petite île surpeuplée, véritable catastrophe écologique et sanitaire.“Aplatissez toutes les terres pour obtenir une surface uniforme de soixante centimètres au-dessus du niveau de la mer. Jouez avec ces îles en faisant fondre les calottes polaires. Ajoutez des palmiers. Saupoudrez d’hépatite A, B et C. Incorporez de la dengue et des parasites intestinaux, sans cesser de remuer. Eloignez tout médecin. Isolez et faites cuire à une température constante de trente-huit degrés. Vous obtiendrez la république des Kiribati.”  (page 34)
 
Les Kiribati, pourtant dotées de somptueux paysages colorés, d’une beauté à couper le souffle, ainsi que de ressources maritimes en abondance, n’ont en réalité rien d’idyllique, et Maarten découvre peu à peu l’envers du décor, à savoir une île de trente kilomètres carrés (!) dévastée par la pollution et le manque d’hygiène, dont les plages et les récifs coralliens prennent trop souvent l’allure de décharges publiques, où se propagent inexorablement les maladies. Les denrées alimentaires se font rares, et manquent cruellement de variété, tandis que la production d’électricité et d’eau potable s’avère pour le moins chaotique, quand elle n’est pas tout simplement inexistante. La corruption et l’incompétence des politiciens et des fonctionnaires nuisent au travail des ONG, qui luttent tant bien que mal pour améliorer le quotidien des habitants et des nombreux enfants de l’atoll. Le combat semble perdu d’avance…
 
“Plus chaud qu’à Washington au mois d’août ? ai-je demandé.
– Oui, plus.”
Elle a employé le mot “torride”.
“Mais, tu sais, ce n’est pas la chaleur qui compte, c’est l”humidité.
– Ca dégouline de partout”, a insisté Sylvia.
J’ai décidé qu’il s’agissait d’une erreur, d’une inexactitude, d’une exagération. Tout le monde sait que les conditions atmosphériques abrutissantes qui prévalent à Washington au mois d’août résultent d’une conjoncture topographique et climatique unique en son genre, dans laquelle entrent en jeu le jet-stream, le Gulf Stream et le taux de pollen, et aussi qu’on ne trouve cette conjoncture qu’au milieu de la côte Est des Etats-Unis et qu’il ne peut rien y avoir de pire où que ce soit sur Terre.
J’ai donc mis mon chandail dans mon sac. “Et je prends aussi mon jean”, ai-je lancé sur un ton de défi.    (page 40)
 
L’enthousiasme naïf des débuts cède progressivement la place à l’ennui et au désoeuvrement, Maarten ne sachant que faire de ses journées, pendant que Sylvia travaille d’arrache-pied dans son ONG. La vie sur Tarawa se résume à une longue et lente succession d’heures interminables, sans distraction aucune, si ce n’est (tout de même) le temps passé à apprendre le surf ou le body-board dans le fracas assourdissant des (terribles) vagues du lagon. Les semaines défilent, ponctuées par le retour épisodique du cargo de ravitaillement, dont tous attendent la précieuse cargaison de bière, indispensable à la survie des insulaires ! Toute tentative d’amélioration du quotidien semble vouée à l’échec, comme en témoignent les déboires de Maarten, contraint de renoncer à ses soudaines ambitions de jardinier après que les enfants du voisinage eurent saccagé et pillé son futur potager. Il s’agit parfois de répondre à des interrogations on ne peut plus basiques : où trouver de l’eau potable lorsque celle-ci ne coule plus au robinet ? comment conserver des aliments périssables lorsque de trop fréquentes coupures d’électricité rendent impossible l’usage du réfrigérateur ?
 
Maarten et Sylvia doivent s’adapter à un monde nouveau, dont ils ne maîtrisent pas encore les codes et les usages. Leur profond dépaysement surgit avant tout de la confrontation avec les autochtones, dont certains comportements paraîtront totalement surréalistes à nombre d’occidentaux. Tous deux sont pourtant des individus ouverts et éduqués, habitués à voyager, mais le choc culturel n’en demeure pas moins extrêmement violent pour le jeune couple, qui va de surprise en surprise, tandis que la Macarena (sic) résonne en boucle dans les moindres recoins de l’atoll ! Le lecteur découvre des situations vaguement absurdes, voire franchement burlesques, comme la présence de ces cochons errant sur l’unique piste de l’aéroport, obligeant par là même l’avion de Maarten et Sylvia à différer son atterrissage. Je ne vous parle même pas de l’état de déliquescence avancée dans lequel se trouvent les appareils de la compagnie Air Kiribati, qui dissuaderaient les plus téméraires d’entre nous de monter à bord…

 
Le sentiment d’incompréhension finit cependant par se muer en résignation. Les expatriés s’adaptent tant bien que mal, et apprennent à se contenter de peu, renonçant au confort d’une société aseptisée à l’extrême. L’auteur conduit une intéressante réflexion sur sa propre évolution au cours de ces deux années d’exil, évoquant notamment la difficulté à se réinsérer ensuite dans une société ultra-occidentalisée.

“Nous étions amoureux fous. Nous nous sommes juré de nous suivre l’un l’autre jusqu’au bout du monde. (“Ppffffftt, lance Sylvia qui lit par-dessus mon épaule. C’est n’importe quoi”.)”  (page 30)

 

J’ai été séduite par la construction du récit, dont le ton humoristique et la démarche ne sont pas sans rappeler l’univers des BD de Guy Delisle, dont je vous avais déjà parlé ici. La narration, très drôle, trouve un juste et savoureux équilibre entre sérieux et autodérision, créant ainsi une connivence immédiate avec un lecteur sous le charme. Il y a bien quelques petites longueurs dans la seconde partie, mais Maarten Troost est un personnage tellement attachant et sympathique que l’on a envie de le suivre jusqu’à la fin de son aventure ! Son constat, quoique désenchanté, n’est cependant pas dépourvu de tendresse ni de respect envers un pays auquel les expatriés finiront malgré tout par s’habituer, malgré les désagréments rencontrés.Last but not least : la chronique amusée des déboires de Maarten et Sylvia est entrecoupée de quelques précisions historiques et géographiques, qui permettent au lecteur de découvrir les caractéristiques de cet archipel méconnu, perdu au milieu du vaste Océan Pacifique. D’un naturel curieux et affable, Maarten interroge les indigènes, espérant glaner des informations culturelles pertinentes relatives aux traditions et aux croyances de ce peuple de pêcheurs. Son récit est truffé de références aux légendes locales, et s’intéresse également aux aspects politiques et religieux de l’histoire de l’atoll, ainsi qu’au rôle néfaste joué par l’Occident dans le développement (ou plutôt l’absence de développement productif) de certains archipels des Mers du Sud, lesquels furent jadis explorés par moult explorateurs en quête de marchandises à troquer.

 

La République des Kiribati
(Source : Wikipedia)

 
L’auteur rappelle pour finir que Tarawa fut le siège de combats meurtriers lors de la Bataille du Pacifique, dont de sinistres vestiges japonais et américains “ornent” encore les plages de l’île. J’ai apprécié que cet aspect là soit également évoqué, offrant ainsi un panorama assez complet.

 

Un dernier mot au sujet du titre, un peu racoleur et sans grand rapport avec le contenu, mais dont le côté décalé m’a beaucoup plu quand même. J’ai en outre apprécié les titres à rallonge des différents chapitres, délicieusement incongrus et la plupart du temps teintés d’humour noir. Deux exemples au hasard :

 

3 – Où l’auteur et sa susmentionnée séduisante compagne quittent l’Amérique continentale, se posent brièvement sur la fabuleuse île d’Hawaï, s’évadent de l’épouvantable atoll Johnston et sombrent dans le désespoir en arrivant aux îles Marshall.
10 – Où l’auteur raconte l’arrivée des I-Matang qui ont introduit le commerce équitable (du genre trois femmes contre une perle en bois), les merveilles de la civilisation (tabac, alcool, canons), les maximes du christianisme (qu’il fasse chaud ou pas chaud, ta robe mission tu porteras) et l’administration moderne (la reine Victoria sait ce qui vous convient le mieux), le tout s’étant amalgamé pour former un héritage colonial, comme le montre bien l’utilisation persistante de la brasse en tant qu’unité de mesure.

 

Comment voulez-vous résister à une telle entrée en matière ??
Je suis vous l’aurez compris plus que satisfaite d’avoir pu lire cet ouvrage, et je remercie Lise, des éditions Folio, pour cette jolie découverte.

 

Un sympathique récit de voyage : drôle, intéressant et très divertissant.

 

10 thoughts on “La vie sexuelle des cannibales – J. Maarten Troost

    1. Merci ! Il m'a beaucoup plu, malgré quelques longueurs, et je serais ravie que d'autres personnes le lisent suite à mon billet.

  1. ça y est, il est sorti en poche ! Je l'avais noté l'an dernier, j'aime beaucoup ce genre d'ouvrage qui me rappelle ce qu'a fait Julien Blanc Gras avec son recueil "Touriste".

    1. Je n'en avais jamais entendu parler avant de le voir édité chez Folio, mais je suis totalement sous le charme ! Je note la référence que tu cites.

  2. Ce livre-là, je le croise absolument dans toutes les vitrines de librairies. J'aime bien le titre, j'aime beaucoup la couverture, je sens que je vais craquer…

  3. Bonjour Miss Léo, ça m'a l'air bien intéressant !
    Une question qui n'a rien à voir : m'as-tu bien donné tous tes liens pour le challenge Printemps coréen ?
    Bonne semaine !

  4. Merci pour la découverte, j'avais vu le titre mais ça ne m'avait pas inspiré. Maintenant à la suite de ton billet, je n'ai qu'une envie : le découvrir !

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