Denoël, Collection Lunes d’encre, 2015 (réédition), 182 pages
La première phrase :
Je suis resté longtemps le crayon en l’air.
L’histoire :
Quelque part dans les Alpes, été 2029. Robert Poinsot, quarante-deux ans (tiens, tiens…), pas toutes ses dents, survit tant bien que mal dans la vallée d’altitude où il s’est réfugié après une longue et douloureuse errance, consécutive aux nombreux dysfonctionnements survenus suite à la crise financière de février 2022. La civilisation telle que nous la connaissons est à l’agonie, et le monde sombre peu à peu dans le chaos, tandis que la barbarie des hommes anéantit chaque jour davantage les derniers vestiges d’une société malade et vouée à l’extinction.
L’opinion de Miss Léo :
J’ai découvert après avoir terminé le roman que l’agrégé de mathématiques Jean-Pierre Boudine n’était autre que le créateur du célèbre concours Kangourou des mathématiques, ainsi que des magazines Tangente et Quadrature. Toute ma jeunesse désormais envolée !
Les éditions Denoël publient cette année une version révisée d’un roman initialement paru en 2002, dont le propos semble terriblement d’actualité. L’écrivain imagine en effet les différentes étapes d’un effondrement civilisationnel sans précédent, causé par une énième crise financière. Plus de salaires, plus d’argent liquide, plus de nourriture, plus d’essence… On imagine sans peine les conséquences ! C’est toute la planète qui s’embrase, les plus malchanceux devant subir les destructions causées par moult guerres et explosions nucléaires, quand les mieux lotis se voient contraints à l’exode, sous la menace de hordes de pilleurs devenus incontrôlables. Nombreuses sont les civilisations ayant connu une chute aussi brutale qu’inattendue (?) : demandez donc aux Romains et aux Mayas leur avis sur la question ! La débandade prend néanmoins une ampleur tout à fait inédite, puisqu’il s’agit cette fois d’un phénomène global à dimension planétaire, qui pourrait bien aboutir à la destruction irréversible de l’espèce humaine.
Jean-Pierre Boudine signe un récit glaçant et ô combien pertinent, qui captive tout autant qu’il interpelle. Il est aisé de s’identifier au personnage principal, jeune universitaire parisien spécialisé dans la dynamique des populations animales, devenu malgré lui le témoin d’une Apocalypse inéluctable. Elucubration futuriste ? Pas sûr… Sobre et efficace, Le paradoxe de Fermi repose sur un scénario réaliste et plausible, que mon cher F. et moi-même avions déjà envisagé depuis longtemps (je demeure pour ma part persuadée que cela se produira dans un futur proche, tout aussi inconcevable que cela puisse paraître à certains). Au récit factuel des événements succède une réflexion philosophique et métaphysique qui stimule l’intelligence du lecteur, en l’invitant à se poser de poignantes questions sur son existence et son devenir.
Réfugié dans les Alpes après de multiples pérégrinations, malmené par des conditions de vie plus que précaires, Robert Poinsot lutte quotidiennement pour sa survie, et se rattache tant bien que mal à ses derniers vestiges d’humanité : vêtements, propreté, parole, mais aussi écriture… Etant parvenu à sauvegarder des crayons et un cahier, il souhaite témoigner de son expérience, et entreprend de coucher sur le papier ses souvenirs des années passées, sur lesquelles il jette un regard lucide et désemparé. Le constat est amer : nos sociétés modernes, pourtant si performantes technologiquement, sont en réalité totalement dépendantes de ces mêmes technologies, et se révèlent sans grande surprise inaptes à surmonter la crise. Comment survivre dans un monde dévasté et pollué, aux villes désormais inhabitables, envahies par les rats et les odeurs pestilentielles ? Il faut réapprendre à vivre sans électricité, et trouver à se nourrir dans des campagnes devenues stériles, elles aussi victimes du “progrès en marche” (vive l’agricuture intensive, les pesticides et les OGM). La crise est profonde, et les tentatives de retour à un mode de vie féodal sont vouées à l’échec, le contexte n’étant évidemment pas du tout le même qu’au douzième siècle !
Les survivants ne peuvent que contempler passivement cet absurde gâchis, et se retrouvent peu à peu séparés de leurs amis et familles, emportés par la mort ou contraints d’emprunter des chemins divergents. L’isolement est souvent difficile à accepter, et le fait que la situation n’offre aucun espoir d’amélioration pousse inexorablement au suicide, bien que certains individus regroupés au sein de petites communautés tentent de donner un nouveau sens à leur existence en s’attachant à sauvegarder la culture et les connaissances scientifiques acquises au cours des derniers millénaires. Les animaux domestiques retournent quant à eux très rapidement à l’état sauvage, et la nature reprend ses droits. Où va le monde, si même les chiens se refusent désormais à accorder leur affection au genre humain ?!
Et le Paradoxe de Fermi, dans tout ça ? Jean-Pierre Boudine offre une explication tout à fait rationnelle et séduisante (quoique pas forcément très optimiste) à cette célèbre énigme scientifique : si l’on part du principe que d’autres espèces douées d’intelligence ont vu le jour dans d’autres systèmes ou galaxies, alors pourquoi n’avons-nous jamais capté aucune trace de leur existence ? Le postulat est simple : s’il est peu plausible que nous soyions seuls dans l’Univers, il est en revanche tout à fait improbable que deux formes de vie évoluées et avancées technologiquement aient pu coexister en deux points distincts de ce même Univers, compte-tenu de leur faible durée de vie. Il convient en effet de raisonner dans un espace à quatre dimensions, intégrant la coordonnée temporelle. La vie de l’Univers s’étend sur des centaines de milliards d’années, là où deux siècles à peine suffisent à un être pensant tel que l’homme pour atteindre le point de non-retour : l’anéantissement suit ainsi de quelques décennies à peine la maîtrise des ondes radio, nécessaires à la communication interstellaire. Toute civilisation “intelligente” serait donc vouée à une auto-destruction rapide. CQFD
Pour résumer : j’ai été extrêmement touchée par ce roman, qui décrit avec beaucoup de cohérence la disparition rapide et irréversible d’une société balayée par ses excès, son manque de discernement et ses contradictions. Je vous en recommande vivement la lecture.
Une excellente dystopie ! A lire.
Lu dans le cadre d’un partenariat avec les éditions Denoël.
J'ai adoré moi aussi, surtout la fin avec le discours philosophique pour résoudre le paradoxe. Comme toi, je conseille fortement !
Il faut que je retourne lire ton billet (je l'avais parcouru en diagonale, pour ne pas me laisser influencer) !
N'étant pas une grande fan de SF, je ne le place pas dans mes priorités mais je pense qu'il pourrait tout à fait me plaire.
Les situations décrites sont tellement réalistes qu'on ne peut même plus parler de SF ! Je pense aussi que tu pourrais l'apprécier. Je te le mets de côté pour plus tard. 😉
Ca a l'air super bien, et en même temps, un peu compliqué non ?