Tolstoï, oncle Gricha et moi – Lena Gorelik

Titre original : Die Listensammlerin
Traduction (allemand) : Amélie de Maupeou
Les Escales, 2013/2015, 342 pages

 
La première phrase :
On s’habitue à tout, même à la peur.
 
La quatrième de couverture :

Sofia écrit des listes, partout et tout le temps : les diminutifs gênants, les phrases qu’elle aurait souhaité ne jamais avoir dites ou les restaurants les plus mauvais. Une obsession qui lui permet d’affronter un quotidien morose : sa fille de deux ans et demi doit se faire opérer du coeur pour la troisième fois, Alzheimer emporte peu à peu sa grand-mère, et ce n’est certainement pas sa mère, grande collectionneuse d’autocollants Panini et adoratrice de Tolstoï, qui peut lui apporter son aide.
De ses origines russes, la jeune femme ne sait que très peu de choses. C’est en trouvant chez sa grand-mère de mystérieuses listes écrites en cyrillique qu’elle découvre l’existence de Gricha, un oncle dont elle ignorait tout. Qui était cet homme passionné, fougueux et marginal ? À travers lui, l’histoire familiale de Sofia se dévoile peu à peu pour livrer ses plus lourds secrets.

 
L’opinion de Miss Léo : 
 

Un roman allemand contemporain, une famille immigrée marquée par l’histoire de la Russie post-stalinienne, une héroïne obsédée par les listes qu’elle rédige quotidiennement pour calmer ses névroses… Tout cela me paraissait totalement “Miss-Léo-compliant”, bien que je ne sois pas très fan du titre français, que je trouve lourd et tiré par les cheveux. Il est vrai que je suis friande de culture germanique, et que je m’intéresse depuis toujours à l’histoire de l’URSS, laquelle n’en finit pas de me fasciner.Dernier ouvrage d’une jeune journaliste allemande d’origine russe, Tolstoï, oncle Gricha et moi est un roman bourré de qualités, qui se distingue avant tout par sa capacité à restituer avec finesse et subtilité la psychologie des personnages. Je suis très vite tombée sous le charme de Sofia, narratrice attachante au comportement terriblement réaliste. Lena Gorelik crée un très beau personnage féminin, que l’on prend plaisir à suivre tout au long de cette chronique familiale intimiste. Sofia est écrivain, réside à Munich, et vit dans l’angoisse de voir mourir sa petite Anna, née avec une malformation cardiaque. Elle doit également se résoudre à voir peu à peu décliner sa grand-mère atteinte de la maladie d’Alzheimer, et ne peut guère compter sur le soutien de sa propre mère, avec laquelle la communication s’est toujours révélée extrêmement difficile (nous aurons l’occasion d’en reparler plus loin). Voilà qui ressemble fort à un sujet plombant, cependant traité avec beaucoup de justesse et sans pathos par la romancière, laquelle contourne brillamment les écueils pour esquisser le portrait d’une jeune femme dynamique et pleine d’énergie, qui ne se laisse jamais abattre, en dépit des doutes qui l’assaillent souvent. Sofia est loin d’être parfaite, et se dépeint volontiers comme une mauvaise mère. Ne serait-elle pas tout simplement humaine ? J’ai trouvé très sympathique le couple qu’elle forme avec Flox, le père de son enfant : tous deux aiment voyager, et mènent une vie commune basée sur le respect et la confiance, malgré la maladie d’Anna. Sofia trouve également un certain réconfort dans la rédaction de ses listes : “Je suis lâche”, “Mesures éducatives douteuses”, “Scènes de ma vie dignes d’un film”, “L’héritage soviétique de ma mère”… Toute la vie de la jeune femme semble résumée au travers de ces énumérations, jugées très inquiétantes par certains, mais qui m’ont (vous vous en doutez) beaucoup plu ! D’ailleurs, je ne vois vraiment pas ce qu’il y a de mal à faire des listes. ^^
 
Et en plus, c’est de famille ! Figurez-vous que notre amie Sofia possède un oncle Gricha dont elle ignore totalement l’existence, lui aussi féru de listes en tous genres. Le lecteur découvre peu à peu la biographie de ce personnage atypique et flamboyant, auxquels sont dédiés la moitié des chapitres du roman. La construction alternée permet d’établir une filiation entre Sofia et Gricha, les bribes de souvenirs d’enfance de la jeune femme et les tranches de vie du présent entrant ainsi en résonance avec les jeunes années de l’oncle inconnu, dont la personnalité fascinante et peu conventionnelle se heurte à l’intolérance et aux privations de l’Union Soviétique post-stalinienne. Les goulags tournent à plein régime, et les dissidents n’ont qu’à bien se tenir ! L’auteur met en avant l’importance des liens familiaux et amicaux, qui soudent les individus dans cet environnement peu engageant, où la peur hante encore trop souvent les esprits.
 
Je ne suis généralement pas fan des secrets de famille en littérature (j’ai souvent été déçue !), et je suis surtout très lasse de ces romans dans lesquels les blessures du passé se transmettent de génération en génération, empêchant les descendants de vivre leur vie et d’entretenir des relations normales avec leur entourage. Lena Gorelik se montre heureusement plus subtile que bien d’autres auteurs contemporains, et j’ai trouvé que les révélations étaient cette fois plutôt bien amenées, sans que la découverte de l’existence de Gricha n’ait un impact excessif sur le destin de Sofia. Ce coup de théâtre inattendu l’aide en revanche à comprendre le comportement étrange de certains membres de sa famille, notamment celui de sa mère Anastasia, qui semble avoir occulté tout un pan de sa vie d’autrefois. Cette fan de Leon Tolstoï entretient un silence oppressant, préférant s’adonner à des activités futiles telles que la collection d’images Panini de joueurs de football plutôt que d’affronter les fantômes du passé. Encore un personnage bien croqué par la romancière, qui n’a pas son pareil pour mettre en lumière les comportement de fuite ou d’évitement ! Les non-dits s’accumulent, et la mémoire familiale semble condamnée à disparaître avec les neurones de la malheureuse grand-mère, cuisinière émérite aux petits soins pour ses enfants et sa petite-fille.J’ai aimé la superposition des deux récits, mais je reconnais toutefois avoir été un peu moins convaincue par les chapitres consacrés à l’oncle Gricha, intéressants mais plus brouillons que la partie contemporaine. Le style très pudique de Lena Gorelik contribue à maintenir le lecteur à distance, et il m’a fallu du temps pour m’adapter à cette construction : j’ai trouvé que les transitions manquaient de fluidité, et que les deux versants de l’histoire ne s’emboîtaient pas toujours très bien l’un dans l’autre, surtout dans la première moitié du roman. J’aurais préféré rester sur l’histoire de Sofia, et j’ai à plusieurs reprises été frustrée de devoir l’abandonner en cours de route ! Ce sentiment s’est néanmoins estompé par la suite, et je dois admettre que l’ensemble forme un tout très cohérent, parfaitement maîtrisé jusqu’au dénouement.
 
 

Pour résumer : j’ai été touchée par ce roman subtil et empathique, qui aborde de nombreuses thématiques, et parvient à nous émouvoir sans pour autant verser dans le larmoyant. Lena Gorelik semble avoir beaucoup de tendresse envers ses personnages, et construit une famille attachante, quoique parfois dysfonctionnelle. Les scènes de la vie quotidienne sont esquissées avec talent, qu’il s’agisse d’une visite à l’hôpital ou à la maison de retraite, ou encore d’un repas de famille chez la mère. On peut d’ailleurs se demander quelle est la part d’autobiographie dans tout ça…
 

Je guetterai pour ma part les futures publications de cette jeune romancière, car ce récit m’a beaucoup plu. Je découvre peu à peu la toute jeune maison d’édition Les Escales, dont les choix éditoriaux me semblent plutôt en phase avec mes goûts et mes attentes du moment. J’ai ainsi eu l’occasion d’emprunter à la bibliothèque et de lire tout récemment deux autres romans allemands, que j’ai également appréciés (il est d’ailleurs grand temps que je remette sérieusement à l’allemand, pour pouvoir un jour découvrir ces écrivains dans leur langue originale) (l’espoir fait vivre).

 

 

Le russe aime les bouleaux, d’Olga Grjasnowa, et Quand la lumière décline, d’Eugen Ruge : deux romans séduisants et bien écrits, mais je ne sais pas s’ils laisseront une trace durable dans mon esprit, sachant que mes souvenirs commencent déjà à s’estomper. J’ai tout de même une préférence pour le second. Il est par ailleurs intéressant de remarquer que la plupart de ces nouveaux auteurs sont d’origine étrangère. Les problèmes identitaires et l’héritage culturel sont par conséquent au coeur de la littérature allemande contemporaine.
 
 
Un roman pudique et bien construit, porté par de beaux personnages à la psychologie finement rendue. A découvrir !
 
Livre chroniqué pour le Club de Lecture des Escales.
 
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Nouvelle participation au challenge Petit Bac d’Enna, catégorie Prénom.
 

 

4 thoughts on “Tolstoï, oncle Gricha et moi – Lena Gorelik

  1. Je viens de finir mon billet et je suis d'accord avec toi sur le côté attachant des différents personnages. J'ai, pour ma part, eu beaucoup de tendresse pour Gricha que je trouve flamboyant et héroïque.

    1. Lena Gorelik rend ses personnages très attachants, c'est l'une de ses forces ! Tu as de la chance d'avoir pu participer à la rencontre.

  2. Je trouve ta critique très bien rédigée. Je ne voyais pas certains aspects du livre de cette façon (l'arrivée de Gricha dans la vie de Sofia et ses conséquences par exemple), et ta façon de rassembler les éléments m'a permis de les voir différemment ! J'aurai toutefois aimé que l'auteure prolonge un peu l'histoire, pour avoir des détails sur ce secret familial, mais malgré cela le plaisir de la lecture est resté intact :).

    1. Merci Estelle ! J'ai passé pas mal de temps sur ce billet, et il n'a pas été simple d'ordonner mes pensées. Je suis contente que ce roman plaise, car je l'ai pour ma part grandement apprécié.

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