Une forêt d’arbres creux – Antoine Choplin

La fosse aux ours, 2015, 116 pages

 

Les premières phrases :
Quand il regarde les deux arbres de la place, il pense à tous les arbres du monde. Il songe à leur constance, qu’ils soient d’ici ou de là-bas, du dehors ou du dedans. Il se dit : vois comme ils traversent les jours sombres avec cette élégance inaltérée, ce semblable ressort vital.

 

L’histoire :

 

Décembre 1941. Le dessinateur satirique tchèque Bedrich Fritta est déporté avec sa femme Johanna et son fils Tomi au camp de Terezin, et intègre l’équipe de dessin des services techniques, constituée d’un petit groupe de peintres, architectes, et autres spécialistes de dessin industriel, auxquels les nazis confient la conception des plans du futur crématorium.

 

L’opinion de Miss Léo :

 

Antoine Choplin fait partie de ces rares écrivains que je suis prête à suivre les yeux fermés. Il aura suffi de deux romans, Radeau et La nuit tombée (ne cherchez pas, je ne les ai pas chroniqués sur le blog), pour me convaincre de tenir là l’une des plus belles plumes de la littérature française contemporaine (ce qui n’est pas rien, étant donné mon manque total d’attrait pour la plupart des auteurs français actuels).
 

Quelle ne fut pas ma joie lorsque je découvris le thème de son dernier roman ! Vous connaissez tous mon intérêt pour les sujets joyeux le nazisme et les camps de concentration, malheureusement évoqués de façon très inégale et souvent décevante par des écrivains ou des réalisateurs ne parvenant pas toujours à éviter l’écueil d’un excès de manichéisme ou de sensiblerie. Rien de tout cela ici… Il convient de saluer le talent et la sobriété d’Antoine Choplin, qui nous charme et nous envoûte par son écriture fluide et sensible, pleine de pudeur et de délicatesse. Le romancier évite tout pathos, et use de peu de mots pour nous plonger au coeur de l’horreur, laquelle est esquissée en filigrane derrière chaque phrase, en toute simplicité. Rares sont les écrivains capables de s’effacer à ce point derrière leur sujet. On est ici davantage dans le ressenti, dans la suggestion. L’atmosphère est pesante, mais les personnages débordent de vie, malgré le contexte.

 

Dès le début du roman, on est frappé par le contraste absurde entre les arbres et les barbelés du ghetto de Theresienstadt, où survivent tant bien que mal des milliers de déportés. Les privations, la faim, le froid, les humiliations quotidiennes, la peur, la promiscuité, les odeurs, la maladie, le chaos ne parviennent cependant pas à anéantir l’espoir. Séparé de sa femme et de son fils, Bedrich Fritta rejoint l’équipe de dessinateurs du camp, chargés de concevoir des plans pour les nazis. Ceux-ci résistent à leur manière, portés par la satisfaction de pouvoir manipuler leurs crayons, tout en exerçant avec une relative liberté leur créativité artistique. Ils ne tardent pas à se lancer clandestinement dans la réalisation de dessins à l’encre de Chine, témoignant de la réalité sur place et racontant le quotidien de la vie du ghetto (voir la reproduction ci-dessous) : entre réalisme et expressionnisme, ces croquis volés, destinés à toucher l’opinion internationale, donnent un sens à la vie de ces êtres humains dignes et sensibles, qui finiront toutefois par être rattrapés par la violence et l’horreur de la barbarie nazie, auxquelles l’art lui-même ne saurait résister.

 

Coulisses pour la commission internationale
(Bedrich Fritta, 1944)

Copyright John MacDougall / AFP

 

Antichambre d’Auschwitz, Terezin servait également de vitrine aux nazis, qui souhaitaient en faire un camp modèle, dans le but de tromper les observateurs occidentaux. Cette sinistre mascarade savamment orchestrée trouva son paroxysme lors d’une visite de la Croix Rouge en juin 1944, pour laquelle le ghetto avait subi un spectaculaire “ravalement de façade”, destiné à maquiller la réalité mortifère derrière un semblant de vie culturelle et sociale. C’est dans ce contexte particulier que Bedrich Fritta puise son inspiration, laissant à la postérité une oeuvre d’une très grande noirceur, qui fit il y a quelques années l’objet d’une rétrospective à Berlin.Antoine Choplin s’empare de ce destin hors du commun, et signe un texte grave et bouleversant, tout en retenue, exempt de tout lyrisme déplacé. Le seul reproche que l’on pourrait faire à ce roman est peut-être sa longueur (amatrice de pavés, j’aurais aimé quelques dizaines de pages supplémentaires), mais ce sens de l’économie ne fait-il pas intégralement partie du charme d’un romancier capable d’aller à l’essentiel, là où d’autres ne peuvent s’empêcher de délayer à outrance ?

 

J’ai déjà très envie de le relire, et je ne doute pas qu’il s’agisse de ce genre de récits qui se bonifient à chaque nouvelle lecture !

 

Un superbe roman tout en nuances. Du grand art ! Coup de coeur.
 
Une forêt d’arbre creux a notamment été chroniqué par Jérôme, dont je vous invite à lire le billet.

 

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Livre chroniqué dans le cadre de ma participation aux Matchs de la rentrée littéraire, organisés par Price Minister-Rakuten.
 

 
Et une nouvelle participation au challenge L’art dans tous ses états, organisé par ma copine Shelbylee !