Jubilee – Margaret Walker


Titre original : Jubilee
Traduction (américain) : Jean-Michel Jasienko
Points, 1966, 606 pages


Les premières phrases :

– May Liza, pourquoi tu trembles de partout et tu te retournes tout le temps ? Sûrement que tu remues des frayeurs dans ta tête.


La quatrième de couverture :

Considéré comme l’Autant en emporte le vent des Noirs américains, cette vaste épopée raconte l’histoire de Vyry, l’arrière-grand-mère de Margaret Walker : esclave, fille d’esclave et d’un maître blanc, son destin se confond avec la longue marche vers la liberté. Partagée entre son amour de jeunesse et son époux, passionnément dévouée à ses enfants, Vyry incarne la promesse d’un monde nouveau.


L’opinion de Miss Léo :


La grande découverte de la semaine ! Un roman formidable, dont je me demande encore comment j’ai pu ignorer son existence pendant toutes ces années. Il aura suffi d’un post de ma copine Manu sur Facebook pour que je me le procure sans hésiter. C’était il y a cinq jours, et je l’ai déjà lu (au moins, celui-ci n’aura pas traîné longtemps dans ma PAL).

La couverture le présente comme « L’Autant en emporte le vent des Noirs américains. » Je me méfie de ce genre d’affirmation à l’emporte-pièce, qui ne reflète pas toujours la réalité du contenu… sauf que la comparaison est ici totalement justifiée ! Jubilee est totalement complémentaire du roman de Margaret Mitchell (voir mon billet ici). Mieux : une cohérence s’établit entre les deux ouvrages, qui se répondent sur bien des points. Au delà de la qualité intrinsèque du texte de Margaret Walker, j’ai donc pris beaucoup de plaisir à établir des correspondances entre ces deux (très beaux) romans, dont la lecture conjointe incite à prendre du recul et de la hauteur par rapport à cette période charnière de l’Histoire américaine.

Jubilee est avant tout une histoire de famille, qui s’articule autour du personnage de Vyry, jeune esclave métisse née d’une relation adultère entre une domestique noire et son Maître blanc, par ailleurs arrière-grand-mère de Margaret Walker. Basée sur des faits réels, l’intrigue couvre une quarantaine d’années (grosso-modo de 1830 à 1870), et retrace avec moult détails la vie et l’atmosphère d’une plantation georgienne au XIXème siècle. Le Vieux Sud et son organisation archaïque sont sur le point d’être balayés par la guerre, mais nul ne le sait encore au début du récit. L’émancipation n’est alors qu’un rêve lointain pour des millions d’esclaves, harassés par le poids du travail quotidien, et constamment méprisés par une société hypocrite dont la prospérité repose en intégralité sur la soumission de cette main d’oeuvre gratuite et corvéable à merci.

Les personnages noirs, quoique très présents, n’occupent pas toujours le devant de la scène, même si le dernier tiers du roman est exclusivement consacré à Vyry. On prend ainsi le temps de découvrir les membres de la famille du Maître, dont on connaîtra également la destinée (pas forcément plus enviable que celle de leurs esclaves, guerre civile oblige). L’auteur évoque également le sort des pauvres Blancs, certes libres, mais condamnés à une vie de misère…

La reconstitution historique est habilement intégrée à l’intrigue. Le premier tiers du roman nous plonge ainsi au coeur de l’Antebellum. Les maîtres et les régisseurs gèrent la plantation, tandis que les esclaves travaillent aux champs ou dans la maison, avant de se retrouver le soir autour de leurs cases. Ces derniers forment une vraie communauté, qui se réunit parfois à l’Eglise de la Résurrection, pour y écouter les paroles inspirantes du Frère Ezechiel, entrecoupées de cantiques mélancoliques. La soif de liberté conduit certains d’entre eux à tenter leur chance sur l’Underground Railroad, les risques d’être repris par les surveillants étant toutefois bien plus importants que la probabilité de rallier intact un état abolitionniste. Les évadés sont durement châtiés, et les morts seront vite remplacés par de nouveaux esclaves, achetés à prix d’or lors d’ignobles ventes aux enchères.

Margaret Walker retrace ensuite rapidement les étapes marquantes de le Guerre de Sécession, dont l’absurdité et la sauvagerie sont maintes fois soulignées. La victoire du Nord semble devoir marquer un tournant dans la vie des esclaves, libérés par la promulgation du XIIIème amendement, mais la réalité est évidemment plus contrastée.

Vient alors le temps de la Reconstruction… qui marque le début d’une nouvelle forme de ségrégation pour les Noirs affranchis, lesquels auront bien du mal à se faire une place dans cette nouvelle société. Le Ku Klux Klan fait régner la terreur, et la plupart des Blancs n’acceptent pas que les « nègres » viennent leur « chiper » leurs terres et leurs emplois. On sait ce qu’il adviendra en Alabama près de cent ans plus tard… La route sera longue pour les anciens esclaves et leurs descendants, qui souffriront longtemps d’un racisme plus ou moins institutionnalisé.

Au coeur de la tourmente se déploie la personnalité éclatante d’un formidable personnage féminin, qui impressionne tout autant par sa résilience que par sa capacité d’empathie. Vyry, blanche de peau, mais tout aussi asservie que les autres esclaves de la plantation, n’est en aucun cas animée par un esprit de vengeance. La guerre terminée, elle tourne son regard vers l’avenir, et ne souhaite qu’une chose : pouvoir vivre en paix avec son mari et ses enfants, dans sa propre maison, en subvenant elle-même à ses besoins. Vyry est une jeune femme terre à terre, qui ne perd jamais le sens des réalités. Elle prend vite conscience de l’importance de l’alphabétisation, de l’éducation, et met tout en oeuvre pour que ses enfants puissent aller à l’école, fût-ce au prix d’importants sacrifices financiers. La lecture et l’écriture comme armes ultimes ? C’est le minimum syndical, dans la mesure où toute la famille se heurte constamment à des manifestations de racisme ordinaire, allant de banales arnaques ou insultes à des attaques gratuites, souvent perpétrées avec la plus grande violence. La liberté a parfois un goût amer…

Jubilee possède quelques scènes éprouvantes. On assiste à des morts, des flagellations, des persécutions et autres humiliations… C’est dur, mais très pertinent, dans la mesure où Margaret Walker parvient à éviter tout pathos. Le roman accorde par ailleurs une part importante à la description des tâches quotidiennes des uns et des autres, que ce soit au temps de l’esclavage ou après l’émancipation. Cuisinières, forgerons, cultivateurs, charpentiers, sage-femmes… J’ai aimé découvrir les aspects matériels de cette époque révolue !

Pour résumer : Jubilee est un énorme coup de coeur : un roman captivant, marquant, qui plus est porté par une très belle écriture. Au-delà des aspects historiques et sociologiques, il y est surtout question d’amour, notamment à travers les relations parents-enfants. Je suis absolument ravie de l’avoir lu, et je le recommande à tous ceux que cette période intéresse. Vous ne serez pas déçus du voyage !


D’autres avis chez : Enna





9 thoughts on “Jubilee – Margaret Walker

  1. Je suis vraiment contente que tu aies aimé et que ce roman soit mis en lumière car il le mérite vraiment !erxi de ta participation à l’African American History Month challenge !

  2. Le groupe de Cécile et Manon me replonge dans cette vie des lectures et des partages littéraires, que j’aime tant. Et même si je ne me sens pas prête à refaire un blog, j’adore petit à petit replonger dans toute cette communauté !
    C’est Enna qui m’a donné l’envie de sortir ce roman qui trainait dans ma PAL depuis des années, acheté par hasard un jour. Il n’est malheureusement pas assez connu, quel dommage !

    1. J’aime beaucoup le groupe de Cécile et Manon, qui m’a également redonné l’envie d’être plus présente sur Facebook. Quant à mon blog, je ne l’alimente plus que de façon très intermittente depuis la naissance de mon fils il y a quatre ans… mais je n’ai pas envie d’y renoncer pour autant !
      Encore merci de m’avoir fait découvrir Jubilee. Je trouve surprenant qu’il ne soit pas plus connu.

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