Titre original : The Suspicions of Mr Whicher
Traduction (anglais) : Eric Chédaille
10/18, Christian Bourgeois, 2008, 523 pages
La première phrase :
Ceci est l’histoire d’un meurtre, peut-être le plus troublant de ce temps, commis en 1860 dans une maison de maître de la campagne anglaise.
L’histoire :
Angleterre, été 1860. L’inspecteur principal Jonathan Whicher, figure emblématique de Scotland Yard, est dépêché à Road Hill House, dans le Wiltshire, afin d’y enquêter sur la mort d’un petit garçon de trois ans, sauvagement assassiné dans la demeure de ses parents, bourgeois de campagne aisés. Les soupçons de Jack Whicher se portent très vite sur la taciturne Constance Kent, seize ans, demi-soeur du petit Saville. Il s’attache alors à découvrir des preuves matérielles de la culpabilité de la jeune adolescente, tandis que l’affaire, bruyamment relayée par la presse, défraie la chronique et alimente les plus folles rumeurs, chacun y allant de sa propre hypothèse
L’opinion de Miss Léo :
J’ai profité de la lecture commune organisée par Titine and co pour sortir enfin de ma PAL cet ouvrage aux allures de reportage historique, dont le contexte victorien et la trame policière avaient il est vrai tout pour me séduire (je suis une fille ultra prévisible, au cas où vous ne l’auriez pas encore deviné). A l’image du Chapeau de Mr Briggs de Kate Colquhoun (qui fut l’un de mes coups de coeur du printemps 2012, et que je vous engage fortement à découvrir si vous ne l’aviez pas fait à l’époque de la publication de mon billet dithyrambique), L’Affaire de Road Hill House relate les circonstances d’un fait divers réel, ayant marqué durablement l’inconscient collectif. Kate Summerscale a longuement et consciencieusement exploré les archives, afin de nous offrir la reconstitution la plus exacte et minutieuse possible. J’apprécie énormément cette rigueur factuelle, qui me place d’emblée dans d’excellentes dispositions vis à vis de l’auteur et de son récit !
Le livre s’ouvre sur un plan de la maison de Road Hill et de ses environs, lui-même suivi d’une introduction, d’un court prologue, puis d’un développement en trois parties (La Mort, Le détective, Le dénouement). Le chemin est ainsi clairement balisé, ce qui n’empêche pas l’auteur de dévier parfois de la trame narrative principale de son récit, parsemé de digressions intéressantes abordant tel ou tel aspect socio-économique de la vie à l’époque victorienne. L’enquête n’est de toute évidence qu’un prétexte, et Kate Summerscale s’attache avant tout à restituer la (fascinante) réalité d’un dix-neuvième siècle très contrasté. Les mentalités évoluent, l’industrie se développe et la syphillis fait des ravages, tandis que la figure charismatique du détective fait peu à peu son apparition dans cette Angleterre engagée sur la voie de la modernité.
Jack Whicher est l’un des huit premiers détectives de Scotland Yard. Nous découvrons son mode de vie, sa carrière, ses principaux faits d’armes, ainsi que son image auprès d’un public aussi prompt à applaudir qu’à condamner. Tout cela est très documenté, basé sur les nombreux journaux, registres et autres archives policières consultés par l’auteur. La personnalité de Whicher, et plus généralement la Police Métropolitaine de Londres, suscitent une large gamme de sentiments exacerbés, allant de la franche admiration au mépris le plus condescendant. La bonne société victorienne n’accepte pas que l’enquête envahisse la sphère familiale, les proches de la victime étant par définition au-dessus de tout soupçon. Comment des individus aussi respectables pourraient-il avoir le coeur assez noir pour massacrer de la sorte un enfant innocent ?? Cela ne peut être que l’oeuvre d’un fou ou d’un dégénéré ! Oui mais voilà : Whicher s’obstine à soupçonner Constance Kent, et interroge sans relâche la famille de Saville, faisant par là même preuve d’un manque de délicatesse, qui lui attirera la haine et l’opprobre de tous. Villipendé, meurtri dans sa chair, le policier clairvoyant sera finalement renvoyé à ses pénates, et le tribunal ne tiendra aucun compte de ses conclusions, malgré la rigueur méticuleuse de ses investigations, que l’auteur décortique tout au long de la deuxième partie.
L’affaire de Road Hill House n’est cependant pas un roman policier. L’enquête piétine un peu, et l’arrière-plan social, très travaillé, constitue selon moi l’intérêt majeur de cette chronique protéiforme, qui prend toute sa dimension lorsque elle évoque les répercussions de l’affaire, plus que le meurtre en lui-même. J’ai beaucoup aimé les nombreuses références littéraires, omniprésentes d’un bout à l’autre du récit. Kate Summerscale évoque Dickens, Collins, Braddon, James ou Poe, tous inspirés à des degrés divers par la mystérieuse et tumultueuse affaire de Road Hill House, que ce soit pour la construction de leurs intrigues, ou dans le développement de la psychologie de leurs personnages. La deuxième moitié du XIXème siècle voit également l’émergence de la littérature policière, et il est intéressant de constater que le détective Whicher servit de modèle pour la création du célèbre Sergent Cuff, dont les talents furent mis à contribution pour élucider le mystère de la disparition de la fameuse Pierre de Lune, dans le roman éponyme du grand Wilkie Collins.
Si j’ai apprécié cet ouvrage dans sa globalité, j’ai cependant trouvé que les digressions ralentissaient trop souvent le rythme du récit, surtout dans la deuxième partie. Cela donne une mosaïque hétéroclite d’informations décousues, parfois confuse, dont la lecture requiert un certain niveau de concentration. Il paraît toutefois difficile d’en blâmer l’auteur, dont le texte est par ailleurs d’une très grande richesse thématique, et dont le style sec, précis et dépouillé, n’est pas pour me déplaire. Certains seront peut-être gênés par le manque de souffle littéraire d’une oeuvre exceptionnelle par son contenu, mais désespérément plate par la banalité de son style et de sa forme narrative… Soit. On ne peut pas plaire à tout le monde, et je préfère pour ma part me concentrer sur les aspects positifs de cette reconstitution, qui atteint des sommets d’efficacité dans la troisième (et dernière) partie. Alors que les deux premiers tiers m’avaient semblé un peu froids, j’ai au contraire trouvé très émouvant le chapitre consacré au dénouement de l’affaire, qui revient avec moult détails sur le destin ultérieur des principaux protagonistes. J’ai versé ma petite larme en songeant à William Kent et à sa soeur Constance, deux personnages hors-normes, qui laissèrent chacun à leur façon une empreinte indélébile dans l’Histoire de leur siècle. Cette dernière partie est en tout point fascinante, et rehausse dans mon estime un “roman” que j’avais jusque là trouvé plus terne et surtout moins abouti que Le chapeau de Mr Briggs, mon unique référence en la matière (le récit de Kate Colquhoun reste cependant mon préféré, de par son ampleur, et aussi pour le mystère qui subsiste quant à la culpabilité du suspect).
La postface prend soin de replacer Saville au centre des débats, ce qui est appréciable (n’oublions pas que ce livre trouve son origine dans le meurtre sordide d’un enfant). J’ai également apprécié le surprenant post-scriptum, qui conclut l’ouvrage sur une note légèrement fantastique (c’est un peu tiré par les cheveux, mais j’ai bien aimé quand même).
Une excellente reconstitution historique, très bien documentée, qui mêle intelligemment enquête policière et dissection de la société victorienne. A lire !
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Je participe :
– au Mois anglais (chez Titine)
– au challenge British Mysteries (chez Lou et Hilde)
– au Challenge victorien (chez Arieste)
Comme toi, j'ai préféré "Le chapeau de Mr Briggs" mais j'ai vraiment beaucoup apprécié cette lecture pour sa rigueur et sa minutie historique. Bien évidemment j'ai été enchantée par toutes les références littéraires qui émaillent le livre.
J'ai pensé à toi à chaque évocation de Dickens ! 😉
Pas lu le chapeau de Mr Briggs mais tu me donnes envie de le lire et je retiens le titre. J'ai apprécié ton billet qui est vraiment très complet. je n'ai pas ressenti quant à moi de ralentissement étant donné que ce sont très souvent les digressions qui m'intéressaient le plus!
Les digressions m'ont aussi beaucoup intéressée, mais j'ai trouvé la structure du texte un peu confuse par moments. C'est peut-être aussi parce que je n'étais pas suffisamment concentrée sur ma lecture !
J'ai lu le billet de Titine et à présent le tien qui finit de me convaincre. Je le note !
Je suis sûre qu'il te plaira beaucoup !
J'avais lu le chapeau de Mr Briggs et il me tarde de découvrir celui là !
Il devrait te plaire aussi.
C'est un livre que j'ai noté il y a longtemps mais j'ai peur qu'il ne me plaise pas. je vais m'attaquer d'abord au Chapeau de Mr Briggs, heureusement les 2 sont à la médiathèque, il faut que je me décide à les lire ! En tout cas très beau billet Miss, comme toujours 🙂
Merci, et bonne(s) lecture(s) ! Le contexte historique de ces deux récits a tout pour te plaire.
Après cette découverte, il va donc falloir que je me penche sur le chapeau de Mr Biggs ! 😉
Oui, tu n'as pas le choix ! 😉
Il est dans ma PAL mais je ne me sens pas encore de taille à sortir cette brique.
C'est vrai qu'il est assez long et dense, mais il se lit tout de même assez facilement.
J'avais beaucoup aimé ce roman tiré d'une histoire vraie.
Une lecture très intéressante, effectivement.
Je l'ai noté il y a un moment… mais je n'ose pas… il est énorme!
Il faut oser ! Il en vaut la peine, et puis il se lit tout de même assez facilement.