Esprit d’hiver – Laura Kasischke

Titre original : Mind of Winter
Traduction (américain) : Aurélie Tronchet
Christian Bourgeois Editeur, 2013, 276 pages

 

La première phrase : 
Noël, 20–
Ce matin là, elle se réveilla tard et aussitôt elle sut :
Quelque chose les avait suivis de la Russie jusque chez eux.

 

L’histoire :
Holly se réveille tardivement le matin de Noël, avec la sensation que tout a changé, et que plus rien ne sera jamais comme avant. Le coeur rongé par une sourde angoisse, elle doit cependant s’activer et préparer le repas de fête qu’elle servira comme chaque année à une vaste assemblée de convives, tandis que son mari Eric part en catastrophe pour l’aéroport, où viennent d’atterrir ses parents vieillissants. Holly reste donc seule avec Tatiana, leur fille adoptive de quinze ans, laquelle se montre aujourd’hui bien désagréable. Mauvaise humeur et rébellion adolescente passagères, ou manifestation symptomatique d’un mal-être et d’une souffrance plus profonde ? Déstabilisée, Holly tente de garder son calme et de ménager la susceptibilité de son enfant chérie, mais le comportement de la jeune fille devient au fil des heures de plus en plus inquiétant. Un violent blizzard se lève soudain, perturbant fortement la circulation. La journée tourne alors au cauchemar : les invités se décommandent les uns après les autres, Eric se retrouve bloqué à l’hôpital, où sa mère a dû être conduite en urgence, et une succession de petits incidents contribue à détériorer encore davantage les relations déjà tendues entre Holly et Tatiana.

 

L’opinion de Miss Léo :

 

Ce jeudi 22 août paraissait en France et en avant-première mondiale le dernier roman de la grande Laura Kasischke, dont je fais partie des fans inconditionnels depuis maintenant deux ans. La (géniale) romancière et poétesse américaine, très appréciée des critiques, est pourtant un auteur qui divise fortement les blogueuses. Son oeuvre semble déranger et/ou ennuyer certaines de mes amies lectrices, ce que j’avoue avoir un peu de mal à comprendre ! Je suis pour ma part totalement enthousiaste, et j’ai envie de la défendre bec et ongles, même si je rechigne généralement à la recommander à des amis, de peur que ceux-ci soient déçus, et n’adhèrent pas à son univers. Les oeuvres de Laura Kasischke occupent une place de choix dans mon jardin secret, et j’entretiens avec ses romans une relation très égoïste et personnelle, totalement imperméable à la critique. Je vous présente par avance mes excuses pour le manque total d’objectivité de ce qui va suivre !

 

J’ai désormais lu tous les romans de l’auteur, à l’exception de A Suspicious River, qui vient d’ailleurs d’être réédité au Livre de Poche. Le stock s’amenuise ! Autant dire que j’ai frôlé la crise d’apoplexie lorsque j’ai repéré Esprit d’hiver dans le catalogue des futures parutions de la Rentrée Littéraire. J’ai tout de suite su qu’il me faudrait le lire très rapidement, sous l’emprise d’un incoercible élan possessif à la Gollum : “Miiiine ! My precious !”. Je tiens donc à remercier chaleureusement Laurence B., des éditions Christian Bourgeois, qui a eu l’immense gentillesse de me faire parvenir un exemplaire presse dudit roman. Je pense avoir rarement été aussi contente de recevoir un livre, et je me suis jetée dessus sans attendre (je l’ai reçu il y a seulement deux jours, c’est dire l’ampleur de mon excitation)  !

 

J’ai donc lu Esprit d’hiver, et je suis totalement sous le choc de ce qui constitue à mes yeux l’une des plus belles réussites de l’auteur. Laura K. nous livre cette année encore un roman remarquable, au style toujours aussi impeccable et envoûtant. Comment ne pas s’enthousiasmer pour ce formidable huis-clos psychologique, dans lequel le quotidien d’une famille de la middle-class américaine se voit perturbé par une succession d’événements déstabilisants, parfois presque surnaturels, qui semblent répondre au tumulte intérieur et aux doutes de l’héroïne ? Cette superposition de détails ultra-réalistes et d’étrangeté malsaine est caractéristique du talent de la romancière, qui excelle à révéler les failles et les fissures de ses contemporains, et n’hésite pas à malmener ses personnages féminins.

 

Esprit d’hiver se déroule entre la chambre d’ado de Tatiana et la cuisine, où Holly s’active pour préparer le repas de Noël : il faut s’habiller, mettre la table, faire cuire le rôti (sanguinolent), préparer la salade de carottes… Les activités domestiques les plus banales et les plus familières, que l’on pourrait penser rassurantes, sont cependant teintées de noirceur, et de surprenants détails mettent la puce à l’oreille du lecteur, le confortant dans l’idée qu’il y a décidément “quelque chose de pourri dans le royaume de Laura K.”.

 

“Les carottes, quand Holly les sortit du bac à légumes, avaient l’air plus velues que dans son souvenir. De petits poils délicats les couvraient à présent et les fanes vertes semblaient avoir poussé depuis qu’elle avait rapporté les légumes de l’épicerie, deux jours plus tôt. […] Etait-ce bien la botte qu’elle avait rapportée de l’épicerie ? Etait-il possible qu’il y en ait eu une plus vieille, achetée une autre fois, qu’elle aurait stockée puis oubliée pendant des mois ? […] Bon, se dit-elle, il était normal que les carottes continuent de pousser après avoir été conservés dans le noir glacial du bac à légumes pendant quelques jours. Ne disait-on pas que les cheveux et les ongles des morts continuaient de pousser dans la tombe ?” (page 134)

 

J’aime toujours autant l’ambiance poétiquement morbide des romans de Kasischke, qui n’est pas sans rappeler celle de certains films de David Lynch ou des frères Coen à leurs débuts. L’auteur décrit avec subtilité ces moments de calme apaisé qui précèdent inévitablement la tempête, perturbés par d’infimes dérèglements annonciateurs du drame à venir. On pressent l’imminence d’une catastrophe, et l’atmosphère se fait de plus en plus lourde et oppressante, tandis que la vie de Tatiana et Holly bascule progressivement dans l’horreur et l’incompréhension. L’humeur changeante et les transformations physiques de la jeune adolescente, en particulier de son visage, génèrent une sourde angoisse, et conduisent sa mère à remuer de vieux souvenirs, en particulier ce jour béni où le jeune couple put enfin ramener aux Etats-Unis cette magnifique petite fille aux grands yeux noirs et aux cheveux d’un noir de jais (image ô combien marquante), adoptée à l’âge de deux ans dans un sinistre et glauquissime orphelinat russe.

 

L’intrigue sert de prétexte à une série d’observations très justes sur des thèmes aussi divers que l’adoption, le refoulement, le déni, les regrets, l’hérédité, les maltraitances, la famille et la maternité. On sent que l’auteur s’inspire de ses propres expériences, vécues ou observées chez autrui, et tout ce qu’elle écrit semble remarquablement pertinent d’un point de vue psychologique, en tout cas susceptible de trouver une résonance en chacun de nous. L’histoire, racontée en temps réel, évolue crescendo, et il s’établit peu à peu un vrai suspense, qui fait que l’on a du mal à lâcher le roman jusqu’à sa conclusion. Le format est idéal (environ 250 pages), et l’attention ne faiblit pas. A mi chemin entre le thriller psychologique, le conte surnaturel et la chronique de moeurs, Esprit d’hiver est un récit qui séduit et interpelle. Comme toujours avec Laura K., j’étais partagée entre l’envie de prendre mon temps pour en déguster chaque mot, chaque phrase, et le besoin impérieux de le lire à toute vitesse pour en découvrir rapidement le dénouement.

 

J’ai d’ailleurs adoré la fin du roman, d’une simplicité glaçante ! Connaissant plutôt bien l’univers de l’auteur, je m’attendais à quelque chose dans ce goût là, et je n’ai pas été déçue par cet ultime coup de théâtre, d’une cruauté inouïe. Même si la chute est ici explicite (contrairement au dénouement de La vie devant ses yeux, qui laissait planer une certaine ambiguïté), il reste toutefois de nombreuses zones d’ombre, laissées à la libre interprétation du lecteur. Pour toutes ces raisons, Esprit d’hiver est une lecture envoûtante, dont on ne sort pas indemne. Je suis prête à parier que ce petit bijou kasischkien continuera de me hanter pendant de longues années.Laura Kasischke est à l’honneur ce mois ci : Telerama publie une passionnante interview de la romancière, tandis que Le Magazine Littéraire lui consacre également un dossier de quelques pages. J’ai lu tout cela avec beaucoup d’intérêt.

 

Un huis-clos glaçant et parfaitement maîtrisé. Du grand Laura Kasischke ! Coup de coeur.

 

Vivement le prochain Kasischke !

 

36 thoughts on “Esprit d’hiver – Laura Kasischke

  1. Quel billet miss, on sent bien ta passion pour cette auteure que je n'ai pas encore lu mais ce titre me tente bien !

  2. Toujours pas lu Laura Kasischke mais j'ai prévu de la découvrir pendant le mois américain ! En tout cas, tu donnes envie de lire son dernier roman 🙂

  3. Ahlalala ! C'est sans doute l'un des romans de cette rentrée qui me tente le plus, ainsi que le Nancy Huston qui a rejoint dernièrement ma bibliothèque, ouf !
    Chaque critique que je lis me fais trépigner, d'autant que j'aime beaucoup Laura K. donc je ne doute pas de l'excellence de ce roman dont le sujet est bien mystérieux mais très… kasischkien !

    1. Effectivement, c'est du Kasischke pur jus ! Je suis contente de savoir que tu l'apprécies toi aussi. Et sinon, j'ai l'intention de répondre bientôt à ton mail, mais ne m'en veux pas si cela prend encore quelques jours…

  4. Je n'ai toujours pas lu cet auteur américain qui pourtant me tente beaucoup. Quel livre me conseillerais-tu pour commencer ma découverte ?

    1. Ma mère m'a posé la même question il y a moins d'une semaine, et j'ai eu bien du mal à lui répondre… Peut-être "Un oiseau blanc dans le blizzard"… Difficile de choisir, car ils sont tous différents, même si l'on y reconnaît toujours la patte de l'auteur !

  5. Je ne suis pas très sensible à l'écriture de cette auteure, les deux romans que j'ai lu m'ont laissé sur le côté !! Alors forcément ton avis éveille ma curiosité !!!!!!

    1. Désolée, j'avais zappé ton commentaire ! Celui-ci est vraiment excellent, mais si l'auteur te laisse de marbre, il n'est effectivement pas sûr que tu l'apprécies… Cela dit, pourquoi ne pas refaire une tentative avec ce titre ?

  6. Ah là là ! Surtout, ne pas lire ton billet de suite lol !
    Je note seulement que c'est un coup de cœur pour toi (c'est bon signe !) … Je viens juste de l'acheter, je suis toute émoustillée ! Un nouveau Kasischke, c'est toujours un évènement …

    1. Je l'ai fini il y a peu, je ne voulais pas lire ta chronique avant. Mais je partage ton point de vue sur ce roman. Je me repose un peu moralement après cette lecture éprouvante avant d'en attaquer un autre. 😉

  7. J'ai failli le choisir dans les livres de la rentrée mais finalement, j'ai choisi un livre "facile " à lire ! Je ne connais pas encore cet auteur mais j'en ai acheté un car je vois l'enthousiasme que suscite cet auteur et j'ai bien envie de découvrir son écriture…

  8. Désolée, je viens encore 'polluer' ton billet …
    J'ai enfin écrit le mien, du coup je me suis autorisée à lire ton commentaire … Ton enthousiasme transparait dans toutes tes phrases, c'est un vrai bonheur !
    Rapport au livre, je suis contente que tu dises que certaines choses n'ont pas d'explication car j'en ai cherché une pour les appels anonymes mais je n'ai rien trouvé …

  9. Superbe billet! Je viens juste de le terminer et de publier mon (modeste) avis et je te rejoins sur TOUT. Ton billet est parfait. C'était, pour ma part, mon 1er Kasischke et ça ne sera pas le dernier. Juste époustouflant!

    1. Je suis vraiment très contente qu'il t'ait plu. Certains lecteurs n'ont pas du tout adhéré, mais je suis pour ma part entièrement convaincue du talent de Laura K.

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