L’Enchanteresse de Florence – Salman Rushdie

Lecture commune avec Praline.

Titre original : The Enchantress of Florence
Traduction (anglais) : Gérard Meudal
Folio, Gallimard, 2008, 465 pages

 

La première phrase :
Aux dernières lueurs du jour finissant, le lac miroitant qui s’étendait près du palais semblait se transformer en une mer d’or liquide.

 

L’histoire :
Le XVIème siècle (clin d’oeil aux trentenaires et jeunes quadragénaires fans des Mystérieuses Cités d’Or). L’arrivée à Fatehpur Sikri d’un grand jeune homme blond venu d’Europe met la cour de l’empereur Akbar en émoi. L’étranger, désormais connu sous le nom de “Mogor dell’Amore”, se prétend d’abord émissaire officiel de la Reine d’Angleterre, puis entreprend de conter son histoire au souverain, qui l’écoute avec une curiosité mêlée d’incrédulité : doit-il accorder un quelconque crédit au (captivant) récit de ce mystérieux voyageur, en qui beaucoup ne voient qu’un charlatan doublé d’un affabulateur ? Celui-ci serait en effet le fils d’une princesse moghole oubliée, grand-tante de l’actuel Grand Moghol, dont la somptueuse beauté et les pouvoirs magiques supposés firent tourner bien des têtes, à commencer par celle du soldat florentin dont elle fut la maîtresse pendant plusieurs décennies. Le jeune audacieux révèle peu à peu à l’empereur le destin exceptionnel de cette femme hors du commun, qui construisit sa légende entre Orient et Occident, du faste des palais impériaux à l’effervescence de la Florence des Médicis, en passant par les champs de bataille et les geôles les plus sordides

 

L’opinion de Miss Léo :

 

Je connaissais évidemment l’oeuvre de Salman Rushdie de réputation, mais je ne m’étais encore jamais intéressée de près à aucun de ses écrits. C’est désormais chose faite, même s’il m’aura tout de même fallu plusieurs années avant de me décider à sortir L’Enchanteresse de Florence de ma PAL. Je tiens d’ailleurs à remercier Praline, ma binômette de choc, sans laquelle ce très beau roman serait probablement encore en train de végéter au fin fond des abysses de ma pile tentaculaire. Mademoiselle Praline et moi-même avons en commun une admiration inconditionnelle pour ces grands auteurs que sont Laura Kasischke et Jose Carlos Somoza (rien à voir avec Rushdie, me direz-vous), aussi ai-je accepté avec grand plaisir sa proposition de lecture commune !J’ai pourtant eu du mal à démarrer ce roman, dont je craignais (à tort) qu’il ne soit pas fait pour moi : trop onirique, trop philosophique, bref, trop énigmatique pour mon esprit désespérément terre-à-terre et ultra cartésien… Les premiers chapitres m’ont effectivement semblé assez décousus, mais cela est probablement dû au fait que je les ai lus dans de mauvaises conditions, et surtout de façon trop hachée. Il m’a fallu du temps pour rentrer dans l’histoire, mais j’ai finalement été happée par la narration envoûtante, au point de ne plus pouvoir lâcher l’ouvrage, que j’ai finalement lu (presque) d’une traite.
 
L’Enchanteresse de Florence est une oeuvre incroyablement dense et touffue, dont les multiples ramifications n’en finissent pas de surprendre et d’émerveiller. L’auteur des Enfants de Minuit compose une impressionnante mosaïque d’histoires entremêlées, qui se répondent tout au long de ce foisonnant récit, dont le destin de l’énigmatique princesse moghole ne constitue que le fil conducteur. Les digressions sont nombreuses, et le roman prend tour à tour des allures de fable féérique, de récit d’aventures, ou de conte philosophique exotique (j’ai parfois songé au Zadig de Voltaire). Les contours fantastiques de l’intrigue ne doivent cependant pas occulter l’intérêt purement historique de ce livre inclassable, aux sources d’inspiration très diverses, comme en atteste la très imposante bibliographie proposée à la fin de l’ouvrage.
 
Le “Mogor dell’Amore” tient ici lieu de Shéhérazade, et son récit évoque bien sûr les Contes des Mille et une Nuits, avec tout ce qu’il faut de princesses orientales, de malédictions et de palais incrustés de joyaux. Rushdie met en scène des personnages atypiques et colorés, dont certains marquent les esprits. Jodha, épouse imaginaire de l’empereur, mais aussi Qara Köz, sublime princesse aux yeux noirs, ayant semble-t-il trouvé le secret de la jeunesse éternelle, ainsi que sa compagne de toujours, surnommée le Miroir. Tous vivent des aventures fort divertissantes, et il est parfois bien difficile d’identifier ce qui est du domaine du rêve ou de la réalité. Le monde des songes tient ici une place prépondérante, et l’histoire baigne dans une atmosphère onirique des plus fascinantes, que l’on doit en grande partie à la superbe plume de l’auteur.
 
Rushdie va cependant bien au-delà du simple exercice de style, et le fond se révèle tout aussi riche que la forme. On sent que l’écrivain s’est considérablement documenté sur le XVIème siècle, ce qui lui permet de décrire de façon réaliste certaines pratiques de l’époque. Ceci m’amène à ce qui est selon moi l’un des aspects les plus intéressants du roman, à savoir sa dimension historique et culturelle, elle aussi extrêmement riche et développée. On voyage énormément en lisant L’Enchanteresse de Florence, qui nous invite à suivre des personnages en mouvement perpétuel, d’Inde en Italie en passant par la Turquie et le Nouveau Monde fraîchement colonisé. La confrontation des cultures et les échanges d’idées sont désormais facilités par le développement des transports maritimes et les découvertes des Grands Explorateurs, ce qui favorise par exemple la rencontre d’une princesse moghole et d’un soldat florentin… J’ai beaucoup aimé ce mélange d’inspirations orientales et occidentales, qui m’a semblé très pertinent. Je suis de façon générale très intéressée par tout ce qui touche au Moyen Orient, et j’ai d’ailleurs retrouvé avec plaisir des aspects déjà évoqués dans La Religion de Tim Willocks, comme par exemple le devshirmé, cette pratique consistant à enrôler de jeunes garçons étrangers pour les mettre au service du sultan. Les chapitres se déroulant dans la ville de Sikri sont passionnants, et m’ont il est vrai davantage intéressée que les passages consacrés à Florence, par lesquels j’ai souvent eu du mal à me sentir concernée, malgré la richesse du contexte historique, au demeurant fort bien exploité par Rushdie : nous sommes au début de la Renaissance, et la rayonnante cité des Medicis cherche à étendre son emprise, tandis que se développent les arts et le commerce international. Le climat socio-économique est évidemment propice aux intrigues en tout genre, ce qui permet à l’auteur de développer les aspects purement romanesques de son récit.
 
Les aventures vécues par les personnages, quoique ancrées dans un référentiel spatio-temporel clairement défini, sont néanmoins porteuses d’enjeux très contemporains. Salman Rushdie nous démontre par A + B que rien n’a fondamentalement changé en ce bas monde, et que l’Histoire est vouée à se répéter, la nature humaine étant ce qu’elle est depuis la nuit des temps. Guerres, tortures abjectes, prostitution, inceste, châtiments corporels… L’Enchanteresse de Florence est un roman sur la sauvagerie des Hommes, et se révèle parfois assez violent (on a même le plaisir d’assister à quelques exploits du célèbre Vlad l’Empaleur, lequel fait pourtant pâle figure auprès de certains seigneurs de guerre ottomans). Orient, Occident… L’écrivain établit des parallèles troublants entre ces deux mondes, lesquels semblent finalement bien plus proches qu’il n’y paraît (l’Homme étant le dénominateur commun entre ces deux civilisations vouées à la barbarie).
 
Le récit d’aventures féérique se double donc d’une passionnante réflexion philosophique sur le sens de l’existence, et prône des valeurs telles que la tolérance ou la fraternité, tout en abordant avec intelligence et subtilité la place de la religion dans la vie de ces êtres de chair et de sang. En bon empereur éclairé, Akbar s’interroge sur le devenir de la civilisation dont il est le souverain, et verra son existence à jamais bouleversée par sa rencontre avec le jeune étranger (dont on peut d’ailleurs regretter qu’il ne soit pas davantage présent). Pour finir, n’oublions pas que L’Enchanteresse de Florence est aussi (surtout ?) une histoire d’amour sensuelle et profondément émouvante, dont le souvenir ne subsiste plus que dans le coeur du “Mogor dell’Amore”

 

Tous ces ingrédients contribuent à retenir l’attention du lecteur, par ailleurs relancée au début de chaque chapitre par une accroche intrigante. L’érudition de l’auteur, ainsi que son écriture élégante et travaillée, font de chaque page un régal, même s’il m’est arrivé de décrocher ponctuellement (il faut dire que la chronologie est parfois difficile à suivre, ce qui peut nécessiter une petite gymnastique mentale d’ajustement). Je suis absolument ravie d’avoir lu ce roman aux multiples facettes, tout aussi divertissant que stimulant sur le plan intellectuel. Je ne suis pas sûre d’avoir réussi à en traduire toute la richesse dans mon billet, qui fut long et laborieux à écrire… Mieux vaut le lire pour en saisir toute la profondeur !

 

Entre fable fantastique, roman historique et conte philosophique : un grand roman sur l’être humain, qui vous fera voyager entre Orient et Occident, sur les traces d’une mystérieuse princesse oubliée.
 

4 thoughts on “L’Enchanteresse de Florence – Salman Rushdie

  1. Comme toi, je connais bien sur Rushdie de nom mais je n'ai encore jamais l'idée de le lire… Je ne sais trop pourquoi mais j'ai aussi cette impression qu'il n'est pas fait pour moi. En finissant ta chronique, je me dis qu'il ne faut jamais dire jamais 😉

  2. Clairement, je ne me souviens pas de l'histoire, c'est une lecture trop ancienne. Mais j'en retiens un moment à part, une écriture magnifique, un roman unique !

  3. Ravie de lire ton billet (très beau et fourni) ! Je partage ton sentiment d'un roman très riche, aux influences littéraires, philosophiques et historiques multiples. Je crois que les femmes d'Akbar resteront des héroïnes chères à mon coeur.

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