Titre original : The people of forever are not afraid
Traduction (anglais) : Annick Le Goyat
Robert Laffont, 2012/2014, 319 pages
La première phrase :
Il y a de la poussière dans le mobile home aménagé en salle de classe.
L’histoire :
(et hop, voilà-t-y pas que je vous mets le résumé de la quatrième de couverture, ni vu ni connu ; je n’aime pas faire ça, mais ce billet traîne depuis deux semaines, et je ne suis pas du tout inspirée pour en écrire le synopsis)
Camarades de classe depuis l’école primaire, trois jeunes Israéliennes fantasques cherchent des dérivatifs à leur ennui dans un village près de la frontière ou rien ne se passe, sinon le pire. Sarcastique et autoritaire, Léa donne les règles du jeu, entraînant l’espiègle Yaël et la sombre Avishag. La fin de leur scolarité signe la fin de leur insouciance. Propulsées dès dix-huit ans dans le monde monotone et brutal de l’armée pour effectuer leur service militaire, elles se collettent avec toute la violence d’un pays en état d’alerte permanent. Léa est postée à un checkpoint en Cisjordanie, Avishag sert dans une unité de combat chargée de surveiller la frontière égyptienne et Yaël entraîne les soldats au maniement des armes. Chacune tente de traverser à sa manière ces terribles années.
L’opinion de Miss Léo :
Ce roman m’a été proposé en service-presse parmi les titres de la Rentrée Littéraire de la collection Pavillons de chez Robert Laffont. J’ai d’abord été séduite par la couverture (dont je ne me doutais pas qu’elle me permettrait de prendre une photo aussi désopilante que celle proposée ci-dessus), ainsi que par la promesse d’une écriture originale et rafraîchissante. Le fait que l’auteur soit jeune et Israélienne n’a en revanche joué aucun rôle dans ma décision de lire cet ouvrage (petite précision non dénuée d’importance, compte-tenu du contexte actuel).
Mettons tout de suite les points sur les “i” : Nous faisions semblant d’être quelqu’un d’autre n’est PAS un roman sur le conflit israélo-palestinien, bien que celui-ci soit évidemment présent en filigrane. Shani Boianjiu esquisse les portraits croisés de trois jeunes demoiselles de dix-huit ans, dont la fraîcheur et l’insouciance se verront considérablement malmenées par quelques années de service obligatoire dans l’armée. Les trois héroïnes évoluent en effet dans un univers militaire viril et agressif, et se retrouvent très jeunes confrontées à la violence latente d’un pays sous tension. Elles seront évidemment durablement transformées par cette expérience extrême, le service militaire pouvant être perçu comme un rite de passage obligatoire pour des jeunes gens à peine pubères, qui ne pourront débuter leur vie d’adulte qu’une fois leur devoir accompli.Ce roman générationnel en forme de parcours initiatique adopte le point de vue de trois jeunes femmes d’aujourd’hui, dont les problématiques adolescentes terriblement banales prennent une résonance inattendue, compte-tenu du contexte violent dans lequel elles évoluent. Comment se construire en tant que femme ? Comment affirmer sa féminité naissante dans un environnement brutal, envahi par les armes à feu ? Comment assumer le port quotidien du casque et de l’uniforme ? Comment accepter de se couler dans un moule impersonnel, à un âge où l’on affirme généralement ses choix et sa personnalité ? Le texte de Shani Boianjiu offre un contraste saisissant entre la jeunesse pétillante des nouvelles recrues, et la froide obéissance servile des militaires (dont certains mourront avant même d’avoir achevé leur service, fauchés par une bombe ou un tir de roquette). Les plus fragiles n’en sortiront pas indemnes, et beaucoup conserveront des séquelles psychologiques de ces années perdues (tendances maniaco-dépressives et/ou suicidaires dans les cas les plus extrêmes).
Yaël, Avishag, Léa et leurs jeunes collègues trouvent des dérivatifs à leur ennui, et se montrent volontiers espiègles, impitoyables ou provocatrices. Le jeu demeure en toutes circonstances la meilleure des protections, et le titre du roman fait référence aux jeux d’enfants auxquels se livraient autrefois les trois petites filles : se glisser dans la peau d’un autre adoucit les peines, et permet d’éviter une confrontation trop brutale avec la réalité, en proposant une alternative raisonnable à l’inacceptable. Je me suis attachée pour des raisons différentes à ces trois personnages aux caractères bien distincts, mais ma préférence va à Yaël, jeune femme vive et dynamique, instructrice de tir auprès des nouvelles recrues, à laquelle sont consacrées les meilleures pages du roman. Celui-ci fonctionne par ellipses, et relate trois périodes de la vie de chacune des trois jeunes filles (l’enfance et l’adolescence, le quotidien à l’armée, le retour à la vie civile), au travers de quelques épisodes marquants, présentés sous forme de courtes tranches de vie. Chaque chapitre adopte un point de vue différent, ce qui permet au lecteur de se glisser alternativement dans la peau de chaque protagoniste, et de découvrir leurs questions existentielles sur la vie, (les hommes), l’univers et le reste. Les jeunes soldat(e)s évoquent avec désinvolture et détachement des expériences pour le moins terrifiantes, qu’elles doivent pourtant ressentir avec angoisse et consternation.
Les changements de narrateur fréquents et le passage occasionnel de la première à la troisième personne peuvent se révéler perturbants, mais j’ai quoi qu’il en soit apprécié la construction originale du récit. Cette recherche formelle m’a semblé convaincante, mais peut également lasser (j’imagine qu’il est possible de ne pas adhérer du tout au parti-pris narratif du roman). Il est vrai que les deux premiers tiers du texte sont à cet égard plus réussis que la dernière partie, au cours de laquelle le roman s’essouffle progressivement. J’ai néanmoins été séduite par la plume de la jeune écrivain(e), dont la prose énergique se pare d’un humour féroce et assez cru, néanmoins tempéré par une dimension quasi-onirique, qui rend parfois le propos difficile à suivre. Certaines scènes s’apparentent davantage à un rêve éveillé qu’à une évocation méticuleuse de la réalité, et il appartient au lecteur de démêler le vrai du faux (là encore, il est possible que cela laisse certains lecteurs au bord de la route). Je regrette de n’avoir pu lire le roman en version originale, Shani Boianjiu ayant été saluée aux Etats-Unis pour son usage très particulier (et sans doute très personnel) de la langue anglaise.
Yaël, Avishag, Léa et leurs jeunes collègues trouvent des dérivatifs à leur ennui, et se montrent volontiers espiègles, impitoyables ou provocatrices. Le jeu demeure en toutes circonstances la meilleure des protections, et le titre du roman fait référence aux jeux d’enfants auxquels se livraient autrefois les trois petites filles : se glisser dans la peau d’un autre adoucit les peines, et permet d’éviter une confrontation trop brutale avec la réalité, en proposant une alternative raisonnable à l’inacceptable. Je me suis attachée pour des raisons différentes à ces trois personnages aux caractères bien distincts, mais ma préférence va à Yaël, jeune femme vive et dynamique, instructrice de tir auprès des nouvelles recrues, à laquelle sont consacrées les meilleures pages du roman. Celui-ci fonctionne par ellipses, et relate trois périodes de la vie de chacune des trois jeunes filles (l’enfance et l’adolescence, le quotidien à l’armée, le retour à la vie civile), au travers de quelques épisodes marquants, présentés sous forme de courtes tranches de vie. Chaque chapitre adopte un point de vue différent, ce qui permet au lecteur de se glisser alternativement dans la peau de chaque protagoniste, et de découvrir leurs questions existentielles sur la vie, (les hommes), l’univers et le reste. Les jeunes soldat(e)s évoquent avec désinvolture et détachement des expériences pour le moins terrifiantes, qu’elles doivent pourtant ressentir avec angoisse et consternation.
Les changements de narrateur fréquents et le passage occasionnel de la première à la troisième personne peuvent se révéler perturbants, mais j’ai quoi qu’il en soit apprécié la construction originale du récit. Cette recherche formelle m’a semblé convaincante, mais peut également lasser (j’imagine qu’il est possible de ne pas adhérer du tout au parti-pris narratif du roman). Il est vrai que les deux premiers tiers du texte sont à cet égard plus réussis que la dernière partie, au cours de laquelle le roman s’essouffle progressivement. J’ai néanmoins été séduite par la plume de la jeune écrivain(e), dont la prose énergique se pare d’un humour féroce et assez cru, néanmoins tempéré par une dimension quasi-onirique, qui rend parfois le propos difficile à suivre. Certaines scènes s’apparentent davantage à un rêve éveillé qu’à une évocation méticuleuse de la réalité, et il appartient au lecteur de démêler le vrai du faux (là encore, il est possible que cela laisse certains lecteurs au bord de la route). Je regrette de n’avoir pu lire le roman en version originale, Shani Boianjiu ayant été saluée aux Etats-Unis pour son usage très particulier (et sans doute très personnel) de la langue anglaise.
Pour résumer : Nous faisions semblant d’être quelqu’un d’autre est un roman inégal, que j’ai cependant trouvé très fort, bien qu’un peu excessif dans la dernière partie. J’en ai aimé les personnages, le style et la construction. J’ai bien du mal à mettre des mots ce qui m’a plu dans ce texte, dont certains épisodes demeurent relativement difficiles à appréhender. C’est un roman que l’on ressent… ou pas ! On peut ne pas adhérer à l’écriture, se perdre dans les méandres d’un découpage parfois surprenant, mais il convient toutefois de saluer le talent de Shani Boianjiu, qui livre à seulement vingt-cinq ans un premier roman très personnel et remarquablement maîtrisé.Un beau roman initiatique, à l’écriture singulière.
Merci à Cécile Ruelle et Maggie Doyle, des éditions Robert Laffont.
Merci à Cécile Ruelle et Maggie Doyle, des éditions Robert Laffont.
Il sera à ma bibli! Je note.
Sur un thème similaire j'ai lu le roman (autobiographique je pense) de Valérie Zenatti. http://enlisantenvoyageant.blogspot.fr/2013/02/des-pepites-rayon-jeunesse-2.html
Je viens de lire ton billet. Je note ce roman, que je ne connaissais pas.
Le titre m'interpelle je dois dire, et rien que pour cela, il me tenterait, mais je crains les histoires qui croisent les portraits de femmes (ou de jeunes filles), souvent je reste en dehors. Mais le roman a l'air suffisamment étrange (il l'est non ? humour, onirisme et service militaire…) pour que je reste aux aguets. Je le laisse dans un coin de ma tête.
PS: tu as bien fait d'apporter tes précisions du début, en ce moment, une minuscule allusion peut être considéré comme un parti-pris politique.
Oh oui, il est étrange ! Nous sommes plusieurs à l'avoir reçu en service presse, et toutes ne l'ont pas apprécié.
Il éveille ma curiosité, je note!
Je n'avais pas été très tentée par le thème.
C'est tout à fait le genre de thème qui me plait, d'autant plus que la littérature israélienne est très prometteuse et n’hésite pas à se faire porte-parole d'une alternative au sein du pays. Je te recommande un auteur comme Benny Barbash notamment si tu ne l'as jamais lu.
Je trouve ton billet très beau, très juste et très intelligent. Même si cette lecture m'a dérangée et que j'ai été perdue en cours de route, toutes les qualités que tu soulignes sont bien vraies !
Me suis permis de faire un lien vers ton billet à la fin du mien 🙂
Au plaisir de te lire,
Cajou