Je lis mais je procrastine #3 (spécial Mois Américain)

Le Mois Américain est terminé, et je n’ai évidemment pas eu le temps de vous parler de toutes mes lectures. J’enrage ! Puisque c’est comme ça, je vous propose un “trois billets en un”, avec ce nouveau numéro de “Je lis mais je procrastine” (une rubrique qui a fait ses preuves). La variété est au rendez-vous, comme vous pourrez assez vite le constater.

 

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Les habitants de Sam Dent, petite ville de montagne perdue dans le nord de l’état de New York, subissent un profond traumatisme le jour où le bus scolaire, conduit par la très dévouée Dolores Driscoll, quitte la route et bascule dans une sablière. L’accident coûte la vie à de nombreux enfants, et déclenche des réactions parfois violentes, parfois résignées au sein de la petite communauté.

 

Le roman est décomposé en cinq longs chapitres, donnant tour à tour la parole à quatre protagonistes du drame. Se succèdent ainsi les témoignages de Dolores, de Billy Ansel, père de deux jumeaux morts dans l’accident, de Mitchell Stephens, avocat new-yorkais, bien décidé à identifier et faire payer les “coupables”, et de Nicole Burnell, jeune adolescente adulée par ses camarades, jadis promise à tous les succès, désormais condamnée à passer le reste de sa vie en chaise roulante. Les quatre récits pourraient presque se lire indépendamment les uns des autres, comme un recueil de nouvelles articulées autour d’un thème commun, mais n’en forment pas moins un tout cohérent. Ces voix singulières se répondent, et le roman se nourrit de ces regards croisés, qui font évoluer l’image que le lecteur a des habitants de cette sinistre bourgade. De beaux lendemains ne se concentre pas uniquement sur l’accident, et prend le temps de s’attarder sur le passé, les doutes et les failles de chaque personnage, ainsi que sur les problématiques économiques de cette petite ville de province, qui connaît un taux de chômage important, et dans laquelle les opportunités sont rares. La construction polyphonique culmine dans le dernier chapitre, lorsque Dolores reprend la parole pour apporter une conclusion troublante au récit.

 

Le roman analyse l’impact de la communauté sur les réactions de l’individu. L’accident redistribue les cartes, et conduit chaque habitant de Sam Dent à s’interroger sur le sens de son existence en ce bas monde. Certains se laissent submerger par la douleur, quand d’autres se réfugient au contraire dans la haine et l’agressivité. Les personnages sont dans l’ensemble assez antipathiques, à l’exception de Dolores Driscoll, touchante dans sa simplicité. J’ai toutefois apprécié le cynisme de la jeune Nicole Burnell, qui révèle sa face la plus sombre en même temps que quelques lourds secrets familiaux. Le récit de Billy Ansel et celui de l’avocat Stephens m’ont en revanche laissée de marbre, ce qui explique pourquoi je n’ai pas été aussi emballée que je l’aurais voulu par ce roman intelligent et sans pathos, au style fluide et efficace.Je prévois de lire d’autres Russell Banks, notamment American Darling et Lointain souvenir de la peau, dont je n’ai entendu que du bien. J’aimerais également voir le film que le canadien Atom Egoyan a tiré du présent opus.
 
Une intéressante chronique de moeurs à l’ambiance pesante. 
 
Titre original : The Sweet Hereafter
Traduction (américain) : Christine Le Boeuf
Babel, Actes Sud, 1991/1994, 327 pages

 
 
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Changement de style, changement d’univers. J’ai lu au mois de septembre ce très célèbre classique de SF, chaudement recommandé par F. et conseillé par Méli. Je suis difficilement impressionnable et totalement insensible, mais j’ai pourtant été durablement traumatisée par ce roman à fort impact psychologique, dont le dénuement n’en finit pas de me hanter. Des fleurs pour Algernon nous conte le destin tragique (mais ô combien fascinant) de Charlie Gordon, qui voit sont quotient intellectuel tripler à la suite d’un traitement expérimental mis au point par le Dr Strauss et le Pr Nemur, également testé sur Algernon, petite souris blanche de laboratoire dont les facultés n’en finissent pas de surprendre. Le simple d’esprit, tout heureux à l’idée de devenir “un telligent”, se métamorphose en quelques semaines en génie sensible et sensé, dont la pensée se structure de jour en jour, au fur et à mesure que se développe son intelligence.

Charlie couche ses états d’âme sur le papier : ses comptes-rendus, d’abord naïfs et entachés d’énaurmes fôtes d’ortograf, ne tardent pas à refléter la profondeur des changements qui s’opèrent dans son esprit. L’employé malhabile et raillé par ses collègues accède au statut de brillant penseur, et découvre la richesse du monde qui l’entoure : c’est un univers totalement nouveau qui s’ouvre à Charlie, assoiffé de culture et de connaissances. Cette clairvoyance nouvellement acquise se manifeste également sur le plan émotionnel et sexuel : Charlie Gordon, éternel enfant immature, découvre les sentiments amoureux, et avec eux les tourments d’une vie d’adulte. Etre intelligent ne se révèle en effet pas de tout repos. Il lui faut désormais compter avec d’innombrables questionnements existentiels, et subir les refus de la (potentielle) femme de sa vie (la psychologue Alice Kinnian), avec laquelle il ne sera jamais en phase (d’abord trop bête, puis trop intelligent pour entretenir des relations satisfaisantes avec ses semblables). Charlie devient également conscient de la médiocrité des gros lourdauds qu’il prenait pourtant pour ses amis, et découvre horrifié que même des scientifiques aussi brillants que Nemur et Strauss ne sont pas infaillibles. Le bonheur est-il inversement proportionnel à l’intelligence ? On peut sérieusement se poser la question !
 
Daniel Keyes situe son roman dans un quotidien qui n’a rien de futuriste, ce qui facilite l’adhésion du lecteur à une intrigue par ailleurs crédible, centrée sur les réflexions d’un unique personnage plein d’humanité. Le récit, sobre et émouvant dans la première partie, devient carrément poignant lorsque Charlie voit ses capacités intellectuelles décliner peu à peu, à son grand désespoir. Son langage se dégrade en même temps que l’acuité de sa pensée (une terrible régression, dont le côté inéluctable et définitif rappelle les effets de la maladie d’Alzheimer). Les dernières pages m’ont fait pleurer à chaudes larmes (un “exploit” que peu de livres ont réussi à atteindre). Je ne m’en suis pas encore remise !
 

Un coup de coeur douloureux, que je recommande chaudement.
 

Titre original : Flowers for Algernon
Traduction (américain) : Georges H. Gallet
J’ai Lu, 1959/1972, 311 pages

 
 
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The Crucible (Les Sorcières de Salem) : autre classique américain des années cinquante, dans un genre il est vrai complètement différent. J’ai beaucoup de mal à écrire des chroniques pertinentes sur des pièces de théâtre, aussi mon propos sera-t-il bref et superficiel.

 

Est-il encore besoin de présenter la célèbre pièce d’Arthur Miller, connue (entre autres) pour son sous-texte sur le maccarthysme, dont Miller fut justement l’une des nombreuses victimes ? Le dramaturge développe une intrigue basée sur des événements historiques réels (le procès de Salem en 1692) pour illustrer l’absurdité de la “chasse aux sorcières” menée par le sénateur de sinistre mémoire. La folie s’empare d’une petite ville du Massachusetts, alors que s’ouvre un vaste procès en sorcellerie, impliquant plusieurs dizaines de femmes et filles de tous âges. L’audience est une vaste plaisanterie, un effarant festival de mauvaise foi au cours duquel se succèdent les accusations fallacieuses. Le simple fait d’être appelé à comparaître prouve la culpabilité, et les arguments des juges se révèlent souvent imparables et impossibles à retourner.

 

Les personnages sont placés dans des situations conflictuelles, généralement sans échappatoire. John Proctor, séduisant fermier rationnel et droit dans ses bottes en quête de rédemption, demeurera jusqu’au bout un homme fidèle à ses principes, et refusera de se laisser manipuler par la vénéneuse Abigail Williams, laquelle se venge du dédain de son amant en attisant les haines et les soupçons.

 

Arthur Miller signe une pièce très forte, au dénouement sombre et pessimiste, qui véhicule pendant quatre actes une forte intensité émotionnelle. Le texte est vivant, intelligent, et rédigé dans un anglais inspiré par la langue en usage à la fin du XVIIème siècle (époque à laquelle est censée se dérouler l’histoire de la pièce). Les répliques sont parfois entrecoupées de textes explicatifs, précisant le rôle et la position de chaque personnage (dont la plupart sont inspirés par les véritables protagonistes du procès de Salem).

 
Une pièce que j’adore, et que je relirai sans doute un jour.
 

Modern Classics, Penguin, 1953, 126 pages

 

J’ai eu la chance d’assister à une représentation de la pièce cet été à Londres, avec Richard Armitage dans le rôle de John Proctor (celui-ci enlève sa chemise au début du deuxième acte, probablement pour exposer son torse imberbe au regard concupiscent des greluches du premier rang). J’ai trouvé la mise en scène excellente, avec un beau travail sur l’utilisation de l’espace, et une exploitation intéressante de la scène circulaire de l’Old Vic (très beau théâtre, soit-dit en passant). Les comédiens sont à la hauteur, avec une mention spéciale à l’interprète d’Abigail, très habitée par son personnage. Je suis toujours aussi contente d’aller au théâtre, encore plus lorsque la pièce est jouée dans sa langue d’origine !

 

(bon, il faut dire que j’ai eu en tête pendant toute la durée du spectacle le fameux “A witch !” des Monty Pythons dans Holy Grail, ce qui m’a fait sourire à plusieurs reprises)

 

 
 

Ca ne se voit pas, mais j’avais la crève
(je me suis retenue pendant toute la pièce
pour éviter de me moucher/tousser toutes les deux minutes).
Miss Léo en mode incognito

 
 
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Ce billet s’inscrit dans le cadre de ma participation au Mois américain.

 

18 thoughts on “Je lis mais je procrastine #3 (spécial Mois Américain)

  1. J'avais également beaucoup aimé le livre de Russell Banks, j'en garde surtout en mémoire l'atmosphère pesante. Quelle chance d'avoir vu "The crucible" avec Richard Armitage ! J'avais beaucoup le film avec Daniel Day Lewis et Winona Ryder mais je n'ai jamais lu la pièce.

    1. Je n'ai toujours pas vu le film avec DDLewis et Winona Ryder (deux acteurs que j'adore). Je ne vais pas assez au théâtre, mais j'ai décidé d'essayer de voir une pièce à chaque séjour à Londres.

  2. J'ai beaucoup de mal avec Banks (un peu comme avec Auster 😉 ). Par contre je me suis toujours dit que lirai Des fleurs pour Algernon.

    1. Je ne connais pas encore assez l'oeuvre de Banks et Auster pour pouvoir porter un jugement définitif, mais je suis un peu moins convaincue par Banks pour le moment. Affaire à suivre…

  3. J'adore tes photos n&b, c'est trop la classe Miss Léo. Je retiens Algernon, j'ai envie de le lire depuis longtemps, même si je te crois quand tu dis que c'est un coup de coeur douloureux, c'est drôlement beau comment tu en parles. Le R. banks me fait un peu peur, je crains le désespoir sociétal des auteurs américains.

    1. J'ai la chance de vivre avec un excellent photographe ! ^^ Algernon est un très beau livre, qui a su toucher mon petit coeur sensible, en toute simplicité. Le Banks est plus froid, plus difficile d'accès, et sans doute moins fédérateur (quoique d'une lecture relativement aisée).

  4. Je note quand même le Russel Banks (c'est un auteur que je n'ai jamais lu) car le sujet m'interpelle … Je souhaitais aussi lire Algernon pour le mois américain mais je n'ai pas eu le temps (et puis je redoute un livre trop triste).

  5. Bonjour,
    Pour ma part, "De beaux lendemains" m'avait profondément touché, la froideur, que tu soulignes, de certains témoignages, m'avait paru comme un contrepoint au pathos attendu (vu le sujet). J'ai lu d'autres livres de cet aoteur depuis, sans retrouver vraiment le même plaisir. Ce sont souvent des textes très âpres, moins aisés dans la lecture, assez "consistants". Le film tiré de celui-ci est d'une beauté très sensible, je garde un souvenir tendu du début (l'accident), et pourtant rien de spectaculaire. L’atmosphère du roman, en fait (pour moi …)
    Pas encore lu "Des fleurs pour Algernon", mais noté depuis longtemps comme un classique.

    1. La froideur ne me gêne pas en littérature. Au contraire, j'aime quand l'auteur se montre capable de prendre de la distance par rapport à son sujet. "De beaux lendemains" ne m'a cependant pas touchée autant que je l'aurais voulu…

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