La Répétition – Eleanor Catton

Titre original : The Rehearsal
Editions Denoël, 2008, 437 pages

 
Les premières phrases :

 
Jeudi
– Je ne peux pas.
Voilà. Et elle ne s’en tient pas là :
– Je ne peux tout simplement pas accepter des élèves sans aucune formation musicale. Mes méthodes d’enseignement, madame Henderson, sont un peu plus pointues que vous ne semblez vous en rendre compte.

 
L’histoire :

Scandale dans un lycée de jeunes filles ! Monsieur Saladin, trente et un ans, professeur de musique, est renvoyé pour avoir eu des relations sexuelles illicites avec Victoria, élève mineure de terminale. Cet événement sème le trouble au sein de la communauté scolaire. Lycéennes désorientées, parents inquiets, psychologues à l’affût, professeur de saxophone manipulatrice… Les langues se délient, tandis que les élèves de l’Institut d’Art Dramatique s’inspirent de ce fait divers pour monter leur spectacle de fin d’année.

 
L’opinion de Miss Léo :
 

Fait suffisamment rare pour être signalé : je ne savais absolument rien de ce livre avant de l’ouvrir. C’est complètement par hasard que j’ai découvert le nom d’Eleanor Catton, dans la liste établie par Yspaddaden pour son ambitieux challenge des 12 d’Ys. La Répétition, publié en 2008, est le premier roman de cette jeune et néanmoins talentueuse néo-zélandaise d’à peine 26 ans.

 

 

Coup d’essai, coup de maître.

 

Je me suis laissée happer dès les premières pages par ce roman envoûtant et protéiforme, tour à tour roman d’apprentissage, fable perverse sur l’éveil de la sexualité et réflexion sur la représentation théâtrale. Eleanor Catton signe une oeuvre forte et dérangeante, dans la veine d’une Laura Kasischke, elle-même brillante conteuse et peintre de la noirceur adolescente. Derrière une écriture délicate et sensuelle se cache en effet un univers machiavélique, dont personne, pas même le lecteur, ne sortira indemne.

 

L’auteur entretient volontairement une certaine ambiguité : Victoria était-elle consentante ? A-t-elle été violée ? L’incertitude alimente le malaise, et suscite bien des jalousies. Perturbées, les jeunes filles se confient volontiers à leur professeur de saxophone, qui les voit défiler chaque semaine dans son studio. On s’attache rapidement à Isolde, la soeur de Victoria, à peine sortie de l’enfance, fraîche fleur sur le point d’éclore. On se prend de pitié pour Bridget, adolescente mal dans sa peau et complexée, constamment dénigrée par sa mère et invisible aux yeux de tous. On admire la force de caractère de Julia, jeune femme indépendante qui vit pleinement ses désirs et son homosexualité. Le choix du saxophone comme dénominateur commun n’est évidemment pas anodin. A-t-on jamais vu instrument plus sensuel et plus masculin ? J’ai tout de suite été séduite par cet élément incongru, qui en dit long sur l’originalité du roman.

 

J’ai retrouvé avec plaisir l’univers des écoles de musique et des cours de théâtre, que j’ai beaucoup fréquentés durant ma folle jeunesse. La prof de saxophone est ici un personnage savoureux, qui semble vouloir constamment tirer les ficelles. On peut y voir le double de l’auteur, manipulant ses personnages comme des marionnettes au gré de ses propres désirs. Dans sa bouche fleurissent de superbes répliques, des propos parfois énormes, qu’elle assène nonchalamment à ses élèves ou à leurs parents. Le trait est souvent à la limite de la caricature, mais procure au lecteur un plaisir pervers.

 

Il m’arrive rarement de prendre des notes au cours de mes lectures, mais je ne résiste pas au plaisir de vous faire partager ces quelques lignes, qui vous aideront peut-être à cerner le personnage :

 

“Quelquefois, pour s’amuser, la prof de saxophone essaie de s’imaginer ce que donnerait une autre distribution. Elle s’imagine la fille qui joue Bridget dans le rôle convoité d’Isolde, opère la conversion en esprit, lissant les pauvres cheveux qui ne ressemblent à rien en un rideau uni qui tombe, soyeux, à partir de la raie au milieu, appliquant du rose aux joues et imprimant à ces traits qui s’y prêtent si peu l’expression à la fois insouciante et blessée qui est devenue la marque d’Isolde.”    (page 152)

 

Et si la vie n’était qu’une représentation, un simulacre d’existence ?
 
Quelle idée fascinante ! La Répétition nous propose ainsi une intéressante réflexion sur le théâtre. A travers le personnage de Stanley, jeune apprenti-comédien récemment admis à l’institut d’art dramatique local, nous découvrons les dessous de la représentation théâtrale. Stanley fait l’expérience du Théâtre de la Cruauté. Mais qu’est-ce donc ??? N’étant pas omnisciente, je reconnais volontiers avoir usé des services de mon ami Google pour écrire la suite de mon billet !Intermède culturel :
Le Théâtre de la Cruauté est une théorie développée par Antonin Artaud (1896-1946), selon laquelle le théâtre consiste à projeter notre monde intérieur dans l’espace scénique, replaçant ainsi l’homme au centre de la création. Le comédien privé de repères se retrouve alors plongé dans un monde sauvage et violent, accédant de cette façon à une dimension sacrée, métaphysique, pouvant conduire le spectateur jusqu’à la transe.
 
Fin de l’intermède culturel.
 
Difficile dans ce contexte d’identifier la limite entre le jeu et la réalité. Eleanor Catton établit une analogie avec les rôles que nous sommes amenés à interpréter tout au long de notre vie, parfois à l’insu de notre plein gré. Les jeunes héros du roman en font l’amère expérience : devenir adulte, cela signifie endosser un nouveau rôle, l’incarner sans commettre d’erreur, et en subir les désagréments. Cette initiation se fait bien souvent dans la douleur…
 
Tout cela est passionnant, d’autant plus que La Répétition est un roman admirablement construit, d’une grande originalité formelle. Je n’en dévoilerai pas plus ici, ne souhaitant pas gâcher le plaisir de la découverte ! J’ai personnellement été un peu déroutée par les toutes dernières pages, que je ne suis pas sûre d’avoir bien interprétées : la frontière entre réel et imaginaire se brouille, on ne sait plus très bien ce qui est du domaine du fantasme, de la représentation. Cela est évidemment voulu par la romancière, qui souhaitait que le lecteur continue à se poser des questions après avoir refermé le livre. Objectif atteint (et de quelle manière) !

 

Il semblerait que La Répétition se soit taillé un beau petit succès critique, en France comme à l’étranger. Je ne suis donc pas la seule à avoir apprécié le style et l’univers de Miss Catton. J’attends maintenant avec curiosité son prochain ouvrage.

 

Une oeuvre fascinante, d’une richesse et d’une maturité étonnantes. Un coup de coeur !

 
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Livre lu et chroniqué dans le cadre du challenge Les 12 d’Ys, dans la catégorie Australasie.
 

 

9 thoughts on “La Répétition – Eleanor Catton

  1. Merci de ce beau billet un livre qui me tente énormément aussi !
    Car je l'avais repéré et hésité à le prendre 😉

    1. Comme avec Laura K., j'ai tout de suite eu la sensation de me trouver en présence d'un écrivain extrêmement talentueux. Le style est fluide et un brin vénéneux, l'intrigue ancrée dans un quotidien qui dérape. Il y a bien quelques imperfections, mais je suis sortie de cette lecture avec une impression très positive.

  2. Oh la la, il va me plaire ce livre, depuis beaucoup trop longtemps dans ma PAL ! Help, du temps pour lire !

  3. J'arrive tout juste de chez Yspaddaden dont le billet sur ce roman, diablement tentant dans un premier temps puis beaucoup plus réservé à la fin, a eu sur moi l'effet d'une douche écossaise.
    Ton billet ravive ma curiosité. Définitivement, je note ce titre.

    1. J'ai bien accroché, même si la fin du roman m'a laissée perplexe. Il est vrai que l'on s'y perd parfois, ce qui ne m'a pas empêchée de prendre beaucoup de plaisir à cette lecture. Je ne suis pourtant pas amatrice de littérature expérimentale de façon générale (je n'aime pas les styles trop poétiques ou trop déstructurés, dont je me lasse vite). Je pense qu'il faut le lire pour se faire une idée !
      Merci de ta visite.

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