Les adieux à la reine – Chantal Thomas

Editions du Seuil, 2002, 245 pages

 
La première phrase :

Je m’appelle Agathe-Sidonie Laborde, un nom rarement prononcé, presque un secret.
 
L’histoire :

Vienne, 1810. Agée de soixante-cinq ans, Agathe-Sidonie Laborde, ancienne lectrice de la reine Marie-Antoinette, se souvient de ses derniers jours au château de Versailles, de la prise de la Bastille jusqu’à sa fuite, dans la nuit du 16 juillet 1789.

 

L’opinion de Miss Léo :

 

J’avais très envie de découvrir ce texte depuis la sortie du film de Benoît Jacquot, que je n’ai malheureusement pas vu, mais qui me semblait tout à fait digne d’intérêt. Premier roman de Chantal Thomas, par ailleurs auteur d’essais sur Sade, Casanova ou Thomas Bernhard, Les Adieux à la Reine séduit avant tout par sa capacité à restituer l’ambiance de Versailles au cours de ces quelques journées charnières du mois de juillet 1789, qui sonnèrent le glas de la Monarchie Absolue. Le personnage de Marie-Antoinette n’est pas du tout au centre du roman, comme le titre pourrait le laisser penser, et les souvenirs de la liseuse évoquent surtout les charmes et les contraintes de la vie à la Cour, dans l’univers clos du château et de son vaste parc : nous suivons Agathe-Sidonie lors de ses promenades dans les jardins, et visitons avec elle la ménagerie, le Hameau de la Reine ou encore le Petit Trianon, croisant par la même une foule de personnages aux attributions clairement définies. Les descriptions sont très détaillées et admirablement réalistes, et nous invitent à ressentir les émotions de la narratrice.
 
“Même par temps maussade, le ciel de Versailles s’éclaire en fin de journée et c’est, à chaque fois, d’une beauté qui bouleverse. Je l’ai constaté encore ce soir là.” (page 50)
 
Nous prenons connaissance des rites qui accompagnaient les journées du Roi et de la Reine, suivis du lever au coucher par une cohorte de courtisans et d’officiels, et pénétrons dans l’intimité de Marie-Antoinette et de son entourage. La narratrice évoque avec beaucoup de délicatesse les moments passés en compagnie de cette dernière, et son témoignage est sublimé par l’amour et la fascination qu’elle voue à cette souveraine solitaire et mal intégrée.“Distraitement, elle a enlevé son bonnet de dentelle. Ses cheveux, flous, très blonds, se sont répandus en nuage sur l’oreiller, tandis qu’une puissante odeur de jasmin envahissait la pièce. Une de ses épaules s’est dénudée. Je restais immobile, subjuguée… Je ne pouvais me décider à partir. Je ne sais pas ce que voulait la Reine, mais je voulais toujours davantage.” (page 37)
 
Plus surprenants sont les passages évoquant la puanteur d’un Versailles rongé par les odeurs nauséabondes et les miasmes. On est loin de l’image idyllique renvoyée par la sublime architecture des lieux ! La vie à la Cour semble en réalité bien peu attrayante et pleine de désagréments. Et pourtant, vivre dans le Château était alors le privilège ultime, celui auquel tous aspiraient, quels qu’en soient les inconvénients.
 
La lectrice assiste impuissante à l’effondrement subit d’un univers dont l’harmonie lui semblait pourtant immuable, ce qui parait effectivement douloureusement absurde et inimaginable. La Bastille tombe. Rien n’a changé, et tout est pourtant différent. Louis XVI, Roi par “accident”, pas du tout intéressé par le pouvoir, et Marie-Antoinette, l’étrangère, planant à mille lieues des préoccupations de son peuple, forment un couple royal en complet décalage avec l’agitation qui les entoure. Ils sont dès lors condamnés à subir avec dignité le tumulte de l’Histoire en marche.
 
“Je l’ai appris depuis. La foule acclame ou insulte n’importe qui, n’importe quoi. L’objet ne compte pas. La foule s’excite de se sentir une foule. Son délire monte à la proportion de ce bizarre phénomène de conscience de soi ou de conscience sans soi. “Je ne suis personne”, dit la foule. Multipliée par des milliers, cette nullité est irrésistible. Et je m’y livrais, le temps d’une bouffée d’émotion, compréhensible puisqu’il me semblait entendre, avoir à portée de mes sens, la preuve tangible de l’amour du peuple pour son Roi. Et je l’avais cette preuve, mais j’ignorais alors qu’il pût exister un peuple aussi versatile, aussi rapide à passer des larmes d’attendrissement à l’appel au meurtre que le peuple français…” (page 66)

 

Agathe-Sidonie Laborde erre désormais dans Versailles, où les derniers vestiges d’une aristocratie en déroute se préparent à la fuite inéluctable. Les nouvelles de la prise de la Bastille parviennent peu à peu au château, et la Cour ne prend pas tout de suite la mesure de la gravité des événements. L’inquiétude monte progressivement, et c’est finalement une peur panique qui s’empare de Versailles, où les langues du petit personnel se délient avec insolence. Choquée, la lectrice surprend une conversation entre deux huissiers de porte qui se moquent avec outrecuidance du si respectable Duc de Richelieu.“Ils ont eu tous les deux un fou rire. Celui sur la statue s’est laissé glisser de son perchoir. L’autre se roulait de rire. je les observais comme on observe des monstres. Quelles métamorphoses étaient en train de s’emparer de ce lieu et de ceux qu’il abritait ? Ces deux-là qui, auparavant se tenaient muets et raides comme des piquets dans leur habit de drap et n’étaient pas plus vivants que les portes qu’ils gardaient, les voilà qui jactaient de toute la force de leurs poumons, et gesticulaient sur le sol ; ils se pressaient les côtes, gémissaient que ça leur faisaient mal de rire autant, mais l’un des deux répétait “il en peut plus de corriger” et leurs hennissements reprenaient…” (page 126)
 
Mais où va le monde ???
 
La reconstitution est minutieuse, et il est passionnant de découvrir la Révolution Française du point de vue de la Cour, quand on nous la présente souvent de celui du Tiers-Etat. La prise de la Bastille est d’abord une  simple rumeur, et donne lieu aux suppositions les plus extravagantes, avant que les conséquences de cet événement fondateur ne s’imposent d’elles-mêmes dans l’esprit de tous.
 
La plume de l’auteur est superbe, et l’on se délecte de ces phrases magnifiques qui parsèment l’ouvrage, évoquant un monde voué à disparaître. N’oublions pas que tout est vu à travers les yeux de la lectrice, dont le regard est forcément nostalgique et sensible à la beauté des lieux où elle vécut pendant plusieurs années une existence heureuse, bercée par la routine du quotidien. La quiétude initiale est vite remplacée par un sentiment d’urgence, et l’on tremble avec Agathe, contrainte d’abandonner la Reine pour s’enfuir avec les Polignac.
 
Il m’a fallu un peu de temps pour rentrer dans l’histoire (les parties se déroulant à Vienne en 1810 sont me semble-t-il moins réussies), mais je suis ressortie ravie de cette lecture captivante, quoique pas forcément facile d’accès. Ce n’est pas un roman historique traditionnel, dans le sens où il s’agit avant tout du témoignage d’une femme, qui nous livre ses impressions et le fruit de ses réflexions. Certains lecteurs risquent de le trouver un peu long, car trop descriptif. Ce ne fut pas mon cas, et je le recommande sans réserve !
 
Je souhaite depuis longtemps lire le Marie Antoinette de Stefan Zweig, qui m’apportera un autre éclairage sur cette période.
 
Un excellent roman. Lumineux et captivant !
 

22 thoughts on “Les adieux à la reine – Chantal Thomas

  1. Je vais le lire car tu en dis du bien. L'expérience prouve qu'il faut t'écouter : je suis en train de lire "Le roi transparent" et je me régale… 🙂

    1. Evidemment qu'il faut m'écouter !!
      Bon, sérieusement, je sais que tu n'as pas aimé le Kasischke, mais celle-ci ne fait pas l'unanimité, et je prenais donc beaucoup moins de risques en te conseillant le Rosa Montero (qui reste l'une de mes plus belles découvertes de l'année écoulée).
      Bises.

  2. Il est dans ma PAL est me tente depuis longtemps, même si moi aussi, j'ai manqué le film 🙁 Eh oui les odeurs à Versailles ne devaient pas être agréables, vu que beaucoup urinaient dans les escaliers !

  3. J'avais bien aimé ce premier roman de Chantal Thomas, mais je lui trouve quand même un certain nombre de défauts. Quant au film, il m'a beaucoup déçue pour plusieurs raisons, même si j'ai trouvé Diane Kruger éblouissante. Si tu veux en apprendre plus sur Marie-Antoinette, je te conseille l'excellente biographie de Simone Bertière (et toute sa saga sur les reines de France d'ailleurs !).

    1. Ce roman n'est pas parfait, mais je l'ai tout de même beaucoup aimé ! J'avais vu la bio de Simone Bertière en librairie. Je me laisserai peut-être tenter.

    1. Je ne l'ai pas vue, mais elle est apparemment assez différente du livre, et se concentre davantage sur la relation entre Marie-Antoinette et sa lectrice.
      Bon week-end.

  4. J'ai vu l'adaptation cinématographique (et appris à cette occasion l'existence de ce roman) que j'ai apprécié (pas un coup de cœur, mais un bon moment) : je me souviens de "l'envers du décor", de ces couloirs où logeaient les nobles et où tous se croisaient dans la précipitation. J'ai surtout été marquée par ce point de vue et aimerais l'explorer à nouveau (plutôt que par les souverains ou par le Tiers-Etat comme cela se fait plus traditionnellement). Malheureusement (?), après avoir vu le film, je n'avais pas vraiment envie de lire le roman, les images sont encore trop vivaces dans ma mémoire.

    1. Peut-être te laisseras-tu tenter dans quelques années, lorsque le souvenir du film se sera un peu estompé.
      Le changement de point de vue est effectivement l'un des principaux atouts du roman.

  5. Je possède le roman depuis quelques semaines et j'ai vu l'adaptation cinématographique. Si je l'ai apprécié de manière générale, je trouve cependant que le film manque un peu de rythme mais c'est certainement dû à la tension latente qui règne dans le château.
    De plus, les actrices y sont magnifiques !
    J'ai lu la biographie de Zweig et cette de Simone Bertière et je ne peux que te conseiller la seconde que je trouve bien plus profonde dans l'analyse psychologique et la vérité historique. Mais celle de Zweig est remarquable pour son écriture.

  6. Parfait : je suis dans une période "romans historiques" et je viens d'emprunter celui-là à la bibliothèque…

  7. Je pensais que ce livre était assez léger, je ne sais pas pourquoi à vrai dire mais depuis plusieurs avis dont le tien me font voir que je me trompais allègrement et que ce livre devrait vraiment me plaire…

    1. A vrai dire, je ne savais pas trop à quoi m'attendre avant de le lire. J'ai découvert un roman profond et subtil, qui vaut vraiment le détour (malgré quelques longueurs).

  8. C'est une période que j'aime beaucoup mais j'avais un peu peur de m'attaquer à ce roman à cause de ce côté très descriptif. Ton avis me pousse à reconsidérer ma décision!

    1. Il a bien quelques passages un peu longuets, mais le côté descriptif ne m'a pas du tout gênée, bien au contraire ! Le roman est même étonnamment vivant.

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