La fille derrière le rideau de douche – Robert Graysmith

Titre original : The Girl in Alfred Hitchcock’s Shower
Traduction (américain) : Emmanuel Scavée
Editions Denoël, 2010/2014, 373 pages

 

La première phrase :
Alfred Hitchcock avait coincé la belle rouquine nue sur le plateau du studio 18-A et ne la lâchait pas.

 

L’histoire :
Robert Graysmith, journaliste, reconstitue le parcours de la fascinante Marli Renfro, modèle très en vogue à Hollywood au début des années 60, qui fut également la doublure de Janet Leigh pour la célèbre scène de la douche de Psychose. Il suit en parallèle l’évolution de Sonny Busch, jeune homme perturbé soupçonné d’avoir commis plusieurs meurtres à Los Angeles dans les semaines qui suivirent la sortie du film (Norman Bates, sors de ce corps !).

 

L’opinion de Miss Léo :

 

Petite précision préliminaire (avec une allitération en prime) : ma rencontre avec ce livre relève du plus pur hasard, puisqu’il s’agit d’un envoi spontané des éditions Denoël (j’avais choisi un autre roman, dont les stocks étaient malheureusement épuisés). Je n’ai dans un premier temps guère apprécié de recevoir un livre non demandé, mais un bref coup d’oeil au résumé suffit toutefois à me convaincre que l’éditrice avait peut-être eu le nez creux en choisissant de me faire parvenir cet ouvrage.

 

Ceux qui me connaissent le savent : je voue depuis l’adolescence une passion sans limite au cinéma de l’Âge d’Or hollywoodien (jusqu’aux années 70), et plus particulièrement à l’oeuvre d’Alfred Hitchcock. Le recueil d’entretiens Hitchcock/Truffaut est l’une de mes bibles, et Psycho demeure pour moi un film extrêmement novateur, à la structure et au montage exemplaires à bien des égards. Autant dire que j’ai tout de suite été intriguée lorsque j’ai lu la quatrième de couverture du présent opus ! Je savais que Janet Leigh avait été doublée pour la scène de la douche, mais j’ignorais le nom de la doublure, et je ne savais pas que celle-ci avait été une figure marquante de l’underground californien. J’étais donc très intéressée à l’idée d’en apprendre davantage.

 

Le premier chapitre donne le ton, et nous plonge d’emblée au coeur du tournage de Psychose, alors que Marli Renfro se présente sur le plateau pour son premier jour de travail. Robert Graysmith évoque moult détails associés à la réalisation d’un film devenu mythique, qu’il s’agisse d’aspects purement techniques ou d’anecdotes liées à la personnalité des membres de l’équipe. Le lecteur croise ainsi des personnages aussi divers que Janet Leigh, Tony Curtis, Anthony Perkins, Saul Bass ou Robert Bloch (l’auteur du roman original, lui-même inspiré d’un fait divers), sans oublier Alfred Hitchcock lui-même, parfois accompagné de son épouse Alma. Divergences et désaccords divers (et bim, encore une allitération !), plaisanteries salaces proférées par un réalisateur virtuose manquant fondamentalement de tact et de diplomatie, caprices de stars, mesquineries en tout genre, problèmes techniques en apparence insolubles, qui seront pourtant habilement contournés par les petits génies oeuvrant sur le plateau… Marli Renfro découvre à l’occasion de sa première expérience cinématographique les coulisses du tournage ambitieux, et se prête au jeu avec rigueur et professionnalisme. L’auteur insiste quant à lui sur la mise en place et la genèse de la fameuse scène de meurtre (dénudée), qu’il décortique dans ses moindres détails : fascinant !

 

L’essai de Graysmith va cependant bien au-delà. L’écrivain-journaliste, déjà auteur de Zodiac (adapté au cinéma par David Fincher), se propose en effet de retracer les évolutions majeures d’une époque charnière, à travers les expériences professionnelles vécues par la jeune Marli Renfro dans un Hollywood en pleine mutation. Nous sommes à l’aube des “sixties”, et l’Amérique puritaine s’apprête à connaître de profonds bouleversements. Si le Code Hays interdit toujours de montrer des nombrils ostensiblement exhibés à l’écran, le magazine Playboy n’hésite cependant plus à dévoiler la plastique plantureuse de modèles dénudés, photographiés par les meilleurs artistes. L’industrie du sexe se développe lentement mais sûrement, assouvissant ainsi les fantasmes d’une population masculine frustrée par cet excès de pudibonderie (pas étonnant que cette frustration génère parfois des psychopathes de la pire espèce). La popularité grandissante des Playmates conduit à la création des premiers clubs Playboy, sous l’impulsion du businessman Hugh Hefner (clubs dans lesquels Marli Renfro officiera en tant que Bunny pendant quelques mois). Les moeurs se libèrent, tandis que se développe une sous-culture basée sur le libertinage et la sensualité, prônant des valeurs telles que la tolérance et la liberté individuelle. Le naturisme devient une pratique répandue (Marli Renfro en est d’ailleurs l’une des plus ferventes adeptes), et le début des années 60 voit également la naissance du cinéma érotique : les premières incursions d’Hollywood en ce domaine paraissent aujourd’hui bien innocentes, mais n’en émoustillèrent pas moins les spectateurs de l’époque, peu habitués à voir des jeunes femmes se dévêtir à l’écran. Robert Graysmith surprend son lecteur en évoquant le tournage du Voyeur, film à petit budget dans lequel jouait Marli Renfro, sous la direction de… Francis Ford Coppola (alors étudiant à UCLA) !! On est très loin de la trilogie du Parrain, dans laquelle l’unique scène “de nu” consiste en une paire de seins furtivement dévoilée au milieu du premier épisode… Marli Renfro tiendra également l’un des premiers rôles d’une sorte de western naturiste surréaliste tourné en plein désert (!), qui en dit long sur l’état d’esprit qui régnait en ces temps (pas si) lointains.

 

Ajoutons à cela une incursion dans l’univers des casinos de Las Vegas, où Marli Renfro travailla comme danseuse de revue, et nous obtenons un panorama hétéroclite et assez complet de cet univers si typiquement américain. Les thèmes abordés ne me passionnent guère a priori, mais le texte de Graysmith n’en possède pas moins un indéniable intérêt sociologique et culturel, et mérite donc d’être découvert. On peut toutefois regretter le manque de recul et de regard critique de l’auteur, qui semble avoir la nostalgie de cette époque “bénie”. Certes, on ne peut nier la dimension spontanée de ce qui s’apparentait alors à un souffle libérateur, porté par quelques précurseurs ; Marli Renfro et ses collègues bénéficiaient sans nul doute du respect de leurs collaborateurs masculins, mais cet état de grâce initial ne saurait masquer la vulgarité de cette florissante et peu recommandable industrie du sexe, qui sera par la suite totalement dévoyée, l’exploitation du corps de la femme se transformant peu à peu en vaste entreprise à but lucratif (business is business).

 

Marli Renfro est le personnage central de ce document original : la jolie rousse sexy traverse ces années avec insouciance, se montrant à la fois très professionnelle et totalement désinhibée. Elle se déshabille avec un naturel et une simplicité confondants devant la caméra ou l’objectif des photographes, et semble aborder chaque étape de sa carrière avec la même sérénité. Actrice, modèle, danseuse, hôtesse de charme, star en devenir : la jeune femme au caractère très affirmé se montre avide de nouvelles expériences, et trace tranquillement son petit bonhomme de chemin, tout en menant une vie personnelle saine et équilibrée. Une figure attachante, en somme, dont la première apparition en couverture de Playboy marqua à jamais le jeune Robert Graysmith, obsédé depuis l’adolescence par la plantureuse californienne. Amoureux d’une icône figée sur papier glacé, à l’image de la Laura du film d’Otto Preminger, le journaliste décide de mener l’enquête lorsqu’il apprend avec stupeur la mort de son idole, assassinée dans des circonstances non élucidées à la fin des années 80… comme Marion Crane… comme la fille derrière le rideau de douche… Ce troublant dénouement incite l’écrivain à se plonger dans le passé de celle qui demeurera à jamais “la doublure dont on ignore le nom”, afin de faire connaître son existence à un vaste public.

 

Autant le dire tout de suite : le meurtre de Marli Renfro ne constitue qu’un aspect très secondaire de l’ouvrage, et n’intervient que dans les tous derniers chapitres. La quatrième de couverture peut induire en erreur, et laisser penser que l’auteur va tenter de démasquer le criminel. Il n’en est rien, et il ne faut en aucun cas s’attendre à de fracassantes révélations, au risque d’être profondément déçu ! Le sous-titre me paraît quant à lui inutilement racoleur, et même relativement mensonger : “Comment le meurtre le plus célèbre du cinéma est devenu réalité”. Le sous-titre original n’est guère meilleur, mais me paraît tout de même plus subtil, et plus en phase avec le contenu réel du récit : “A murder that became a real-life mystery. A mystery that became an obsession.”

 

La fille derrière le rideau de douche m’a plu dans les grandes lignes. J’ai aimé l’hommage à Marli Renfro, parfaitement réussi, ainsi que l’évocation du tournage de Psychose, que j’ai trouvée intéressante et bien documentée. Les chapitres consacrés à Sonny Busch m’ont en revanche semblé nettement moins pertinents : l’auteur suit le parcours de ce jeune homme très perturbé en parallèle de celui de Marli Renfro, et établit des comparaisons douteuses et gratuites entre ce serial-killer présumé et Anthony Perkins/Norman Bates. Les pulsions du meurtrier auraient été réveillées par le film d’Alfred Hitchcock… Mouais… Peut-être, mais cela tombe comme un cheveu sur la soupe au milieu d’un récit par ailleurs plutôt réussi, et la réflexion sur la violence et la naissance du Mal est au final très superficielle. Ce n’est en tout cas pas ce que je retiendrai de ce livre !

 

Autre bémol : la prose de Graysmith n’a rien d’exceptionnel sur le plan stylistique, et le texte est parfois redondant, comme si l’auteur perdait le fil à force de sauter du coq à l’âne, se dispersant dans des histoires sans rapport les unes avec les autres (cf Sonny Busch). Je trouve que l’ensemble manque de cohérence et de profondeur, et que le récit aurait gagné à être davantage resserré. Ces quelques réserves mises à part, il convient néanmoins de saluer le remarquable travail de recherche effectué par l’écrivain, qui nous offre la fascinante et méticuleuse reconstitution d’une époque aujourd’hui révolue, et dévoile un pan méconnu de la culture américaine.

 

Un point très positif pour terminer : le cahier central réunit une vingtaine de photos, qui permettent entre autres de découvrir les visages de Marli Renfro et Sonny Busch, ainsi que de retrouver des images connues du tournage de Psychose.

 

Un document inégal, intéressant par bien des aspects, mais qui souffre néanmoins de quelques faiblesses.

 

Je remercie Dana Burlac, des éditions Denoël.

 

7 thoughts on “La fille derrière le rideau de douche – Robert Graysmith

  1. Comme tu le sais, je suis une fan inconditionnelle de notre cher Alfred et "Psycho" est mon film préféré. Je suis donc fortement titillée par ton billet malgré tes réserves.

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