Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus – Ivan Jablonka

La librairie du XXIème siècle, Seuil, 2012, 432 pages

 
La première phrase :

On me demande parfois d’où vient mon nom, leur nom.

 

L’histoire :
L’historien Ivan Jablonka, né en 1973, tente de reconstituer la vie et les dernières heures de ses grands-parents paternels, qu’il n’a pas connus. Et pour cause : Matès et Idesa Jablonka, juifs communistes polonais natifs de Parczew, réfugiés à Paris à la fin des années 30, ont tous deux été déportés à Auschwitz, dont ils ne sont jamais revenus… Leur petit-fils interroge les témoins de cette époque lointaine, et fouille inlassablement et méthodiquement les archives, à la recherche d’un passé oublié.

 

L’opinion de Miss Léo :

 

Formidable !

 

J’ai lu ce texte sur la recommandation d’une copine prof d’histoire, que je remercie chaleureusement pour ce conseil éclairé. Le thème avait tout pour me séduire (l’Europe des années 30-40 et la déportation), mais c’est avant tout au talent d’Ivan Jablonka que je dois d’avoir été à ce point captivée par cette enquête en forme de chronique familiale, dont les implications sous-jacentes revêtent un caractère éminemment universel.

 

C’est à un passionnant et douloureux voyage à travers l’Histoire que nous convie l’auteur. Jablonka part à la recherche de preuves et d’éléments tangibles, dans le but de reconstituer le passé de ces grands-parents évaporés, dont ne subsistent que quelques photographies et souvenirs épars. Il signe par là même un récit plein d’humanité, sans pour autant se départir de sa rigueur d’historien. Le chercheur opère ainsi une nette distinction entre ce qui relève du fait avéré, basé sur des sources écrites fiables, si possible recoupées par d’autres témoignages, et ce qui tient au contraire de l’hypothèse non vérifiée, parfois fantasmée, néanmoins toujours crédible compte-tenu des circonstances et du contexte. Loin d’être anecdotique, l’histoire de Matès et Idesa est on ne peut plus révélatrice du sort peu enviable de ces dizaines de milliers de juifs apatrides exilés, devenus indésirables dans leur propre pays (la Pologne), et condamnés par la force des choses à mener une vie misérable dans une France peu accueillante et pleine de contradictions.

 

Ivan Jabonka recueille les témoignages des survivants et de leur descendance, amis ou membres de la famille exilés aux quatre coins du monde, espérant ainsi combler les vides de l’histoire de ses ancêtres. Bien que personnellement impliqué dans les faits relatés, l’auteur trouve le ton juste et la bonne distance, en replaçant la destinée de ses grands-parents dans son contexte socio-historico-politique. L’ouvrage se révèle très instructif, et nous apporte quantité d’informations passionnantes sur la vie des juifs communistes dans le shtetl du Parczew de l’entre-deux guerres, persécutés de toutes parts pour leurs convictions politiques et religieuses. Ceux-ci fuient l’antisémitisme comme le sionisme, et refusent de se plier aux rituels et aux superstitions des ultra-orthodoxes. Révolutionnaires dans l’âme, Matès et Idesa aspirent à créer un monde meilleur, qu’ils espèrent trouver dans le pays des Lumières et des droits de l’homme. La suite du récit nous conduit en France, où nous découvrons la vie quotidienne de la communauté étrangère illégale, réfugiée (entre autres) dans le quartier de Belleville-Ménilmontant. Je ne savais pas grand chose de la politique d’accueil des immigrés menée par les gouvernements successifs, dont Jablonka dresse un portrait peu reluisant. Force est toutefois de constater que la situation était bien plus problématique encore dans les autres pays européens !Vient ensuite la deuxième Guerre Mondiale, avec son lot d’atrocités. La blitzkrieg et la débâcle du printemps 40 n’ont plus beaucoup de secrets pour moi, mais j’ai tout de même lu avec intérêt les pages consacrées au rôle joué par la Légion Etrangère, qui fut appelée au front pour défendre les lignes Alliées contre l’impitoyable avancée de la Wehrmacht. Les juifs étrangers furent ainsi amenés à jouer le rôle de chair à canon au service de la Patrie en déroute, ce qui paraît terriblement ironique, quand on songe au sort qui leur fut réservé par la suite… L’Occupation et la Collaboration marquent le début des rafles et des mesures anti-juives, entre dénonciations mesquines et généreux élans de solidarité : les Jablonka et leurs deux enfants en bas âge échappent plusieurs fois au pire, mais Matès et Idesa finissent toutefois par échouer à Drancy, antichambre d’Auschwitz-Birkenau. J’ai déjà beaucoup lu sur les camps de concentration, aussi n’ai-je rien appris de nouveau à ce sujet (sinistre mais ô combien fascinant). Il n’en demeure pas moins que l’évocation du Krematorium et du Sonderkommando par Jablonka m’a beaucoup touchée. Point de pathos ni de racolage, mais une rigueur empreinte d’émotion et d’humanité, que j’ai trouvée particulièrement efficace. La description de la “vie” au camp est d’autant plus poignante qu’elle offre un saisissant contrepoint au sort des petits Marcel et Suzanne Jablonka, respectivement père et tante d’Ivan, appelés à survivre après avoir échappé au sort de leurs parents. L’auteur évoque les familles d’accueil, et les associations chargées de placer les orphelins juifs pendant et après la guerre (encore une fois, il part d’une situation individuelle pour esquisser un portrait plus vaste de la société de l’époque).
 
J’ai aimé la construction du récit, intelligente et pertinente. On suit pas à pas le travail de l’historien, dont la démarche se révèle évidemment passionnante. Quelles sources consulter ? Comment les exploiter ? Ivan Jablonka nous invite à mener une réflexion sur sa discipline. L’Histoire ne se limite pas à quelques dates et faits marquants couchés sur les pages d’un manuel scolaire, ni à la biographie de quelques grands hommes dont on célèbre ou condamne les actes passés. La recherche de la vérité historique ne peut s’affranchir de l’étude du quotidien ordinaire des petites gens, qui ont traversé les guerres et les crises économiques, mais ont aussi vécu pleinement pendant toutes ces années, au cours desquelles ils ont travaillé, mangé, aimé, souffert, milité, joué, chanté et autres activités typiquement humaines. La disparition progressive des témoins d’une époque pourtant pas si lointaine constitue par conséquent une perte considérable pour la postérité, qui doit dès lors se satisfaire des documents conservés dans les dépôts d’archives, parfois incomplets ou inaptes à retranscrire la réalité.
 
On imagine sans peine l’excitation mêlée de frustration qu’a dû ressentir Jablonka pendant la préparation de l’ouvrage. L’enquête débouche parfois sur des impasses, et certaines réponses demeureront à jamais enfouies dans les limbes d’un passé révolu. L’auteur tente de retrouver les lieux, les rues, les bâtiments où a vécu sa famille (ce qui m’a par moments rappelé le Dora Bruder de Modiano). Paris a changé en soixante-dix ans, et certains quartiers se sont métamorphosés, effaçant par la même toute trace du passage de Matès et Idesa sur Terre. Ne restent que des fantômes, qui hanteront les générations suivantes pendant quelques décennies…

 
 

Pour résumer : essai historique, biographie, chronique de moeurs, mais aussi témoignage émouvant d’un Jablonka à la recherche de ses origines. Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus est tout cela à la fois ! Je ne peux que recommander la lecture de ce texte remarquable, qui m’a donné envie de relire Isaac Bashevis Singer (dont j’adore les nouvelles), mais aussi de découvrir enfin Les Disparus de Daniel Mendelsohn (depuis six ans dans ma PAL… hum…).

 

Une oeuvre riche et intelligente. Coup de coeur !
 
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Nouvelle participation à mon challenge Mélange des genres, catégorie “Essais”, ainsi qu’au challenge Deuxième Guerre Mondiale d’Ostinato.

 

 

7 thoughts on “Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus – Ivan Jablonka

    1. Je ne l'avais jamais vu avant qu'on me le recommande. J'ai vraiment apprécié ce mélange de rigueur historique, de pudeur et de sensibilité, ainsi que la façon dont Jablonka replace la "petite" histoire de ses grands-parents dans un contexte plus vaste. Sa démarche est assez originale.

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