Les heures silencieuses – Gaëlle Josse

Editions J’ai Lu, 2011, 89 pages

 
Les premières phrases :

À Delft, le 12 de ce mois de novembre 1667
 
Je m’appelle Magdalena Van Beyeren. C’est moi, de dos, sur le tableau. Je suis l’épouse de Pieter Van Beyeren, l’administrateur de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales à Delft, et la fille de Cornelis Van Leeuwenbroek. Pieter tient sa charge de mon père.
J’ai choisi d’être peinte, ici, dans notre chambre où entre la lumière du matin. Nous avançons vers l’hiver. Les eaux de l’Oude Delft sont bleues de gel et les tilleuls, qui projettent au printemps leur ombre tachetée sur le sol, ne sont aujourd’hui que bois sombre, et nu.

 
L’histoire :

Delft, novembre 1667. Magdalena Van Beyeren débute la rédaction de son journal, pour y évoquer son enfance et sa vie d’épouse et de mère. Désormais âgée de trente-cinq ans, Magda mène une existence bourgeoise paisible et somme toute assez terne, à mille lieues de ses rêves d’autrefois…

 
 
L’opinion de Miss Léo :
 

Le premier roman de Gaëlle Josse me faisait de l’oeil depuis trèèès longtemps, et je remercie infiniment Laure de me l’avoir offert lors de notre récent swap.

 

J’ai d’abord été séduite par le postulat de départ, original et intrigant, consistant à offrir une personnalité et une existence à la femme sans nom du tableau de de Witte représenté en couverture. Construire un personnage et un univers autour d’une scène peinte de la vie quotidienne : simple, mais il fallait y penser !

 

Intérieur avec femme à l’épinette (Emanuel de Witte)
Gaëlle Josse signe un récit tout en subtilité, pour nous livrer le témoignage pudique et touchant d’une femme forte et digne, prisonnière des contraintes sociales de son époque. Magda couche ses sentiments dans son journal, et se retrouve à faire le bilan de son existence à trente-cinq ans à peine. Issue d’un milieu bourgeois, elle se remémore ses rêves d’enfants, à l’aune desquels elle évalue sa situation actuelle. Comme elle semble loin, l’époque où la jeune Magda nourrissait le secret espoir de pouvoir un jour embarquer à bord des navires armés par son père, afin de satisfaire son penchant prononcé pour les aventures maritimes teintées d’exotisme ! Ce goût du large dut cependant bien vite céder la place à des considérations plus pragmatiques : prendre un époux… élever une famille… rester à la maison pour se livrer à des activités féminines et solitaires… Les heures silencieuses est un roman sur la condition de la femme au XVIIème siècle. Magda mène une existence matériellement aisée, qui ne doit toutefois pas faire oublier les sacrifices personnels qu’elle a dû consentir pour assurer le bonheur de sa progéniture, s’étiolant peu à peu dans une vie morne et sans relief, cependant égayée par la présence d’enfants en bonne santé, ainsi que par la promesse de relations charnelles épanouies avec son époux. Jusqu’au jour où…Ce bouleversant portrait de femme tout en nuances a pour toile de fond la Delft de Vermeer, et les aveux de Magda se doublent d’une réflexion sur son époque, le contexte historique étant dès le départ clairement établi (le texte fourmille de détails, qui contribuent à renforcer la crédibilité du récit). La jeune femme est amenée à côtoyer des armateurs et des négociants de nationalités diverses, son père et son mari travaillant tous deux pour la Compagnie des Indes Orientales. Il est souvent question de commerce et de navigation, mais aussi de transport d’esclaves, et la narratrice n’hésite pas à porter un regard critique sur certaines pratiques douteuses, tout en se remémorant honteusement certains épisodes peu glorieux de son enfance…

J’aime beaucoup la façon dont la romancière évoque la peinture, qui sert en quelque sorte de fil conducteur au roman. On ressent la même chose en lisant ce dernier qu’en contemplant un tableau de maître : on se laisse d’abord happer par des sensations, par la beauté d’ensemble de l’oeuvre picturale, puis on devient attentif aux détails, aux couleurs, aux traces de pinceau, avant de se laisser submerger par un immense bonheur empreint de mélancolie (ouh là, c’est que je deviendrais presque poétique !). Magda se montre très satisfaite de l’oeuvre de de Witte, et nous explique pourquoi elle a voulu être peinte de dos, à son épinette, éclairée par la lumière du jour, avec sa servante boiteuse occupée à quelque tâche ménagère en arrière-plan. Il est plusieurs fois fait référence à des portraits réalisés par Vermeer, que Magda ne semble guère apprécier…

 

Pour résumer : histoire, peinture, questions de société et plongée dans la vie intime d’une femme mariée se mêlent avec brio dans ce court roman, que je vous invite vivement à découvrir. Les heures silencieuses sont de mon point de vue meilleures que Nos vies désaccordées, que j’avais trouvé bien écrit mais un peu vain. J’ai pris beaucoup plaisir à me laisser porter par cette ambiance feutrée, bercée par la plume délicate et sensible d’une Gaëlle Josse au sommet de son art, dont je suis très impatiente de découvrir le dernier roman en date (Le gardien d’Ellis Island est un titre qui m’attire énormément).

 

Une belle réussite ! Dommage que le roman soit si court.

 

12 thoughts on “Les heures silencieuses – Gaëlle Josse

  1. Je crois que c'est aussi mon roman préféré de l'auteur. J'ai lu les quatre. Le dernier est superbe aussi, mais un peu plus romanesque. Je viendrai lire ce que tu en penses.

  2. j'ai lu récemment le dernier gardien d'ellis island que j'ai beaucoup aimé, et j'ai très envie de découvrir les autres romans de Gaelle Josse, celui-ci me semble vraiment intéressant pour continuer sur ma lancée 🙂

  3. Contente que tu aies fait le bon choix 😉 Je vais le lire, tu m'as donné envie, et si tu veux, on se fixe une date et on lit ensemble le dernier Gardien, j'ai très envie de le lire aussi

  4. Je l'ai figure toi, dans ma PAL et dédicacé par l'auteur….sauf que voilà, ça me bloque…D'autant que le sujet je le connais bien donc j'ai peur d'être très très critique.Mais je peux te dire que ton billet le refait passer devant. Mieux que nos vies désaccordées, ce n'est pas rien quand même car je l'avais trouvé très abouti moi.

    Ce que je crains, je te le dis, c'est l'anachronisme, la peinture d'une femme qui ne peut pas exister au XVIIe siècle, c'est déjà arrivé que des romans mettent en place des psychologies qui sont anachroniques dans les siècles antérieurs. Mais je vais te faire confiance Léo, et m'y coller.

  5. Moi c'est Noces de neige qui me tente… Je viens de lire une bonne critique de Nos vies désaccordées, 2 billets sur Gaëlle Josse dans la même journée, c'est le signe que je dois vite lire quelque chose d'elle !

  6. Je n'ai jamais lu Gaëlle Josse, il y a autour d'elle une sorte de consensus qui me fait me sentir méfiante , c'est un peu stupide peut-être . Je rejoins Galéa qui craint l'anachronisme psychologique ici. Sur ce genre de sujet j'avais pourtant adoré chez Actes Sud un bouquin d'Anna Enquist, " le retour" , qui imaginait la vie de Mme James Cook, c'était formidable . Alors…

  7. J'aime déjà beaucoup la couverture et pour rebondir sur un mode "râleuse" que j'ai lu plus haut, je suis très sensible aux couvertures des livres. Celui-ci marque un bon point en me donne envie de le lire.

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