L’autre qu’on adorait – Catherine Cusset

Editions Gallimard , 2016, 304 pages
 
La première phrase :
 
Phil Miller tapotait le micro, tout le monde s’est tu.
 
L’histoire :

Etats-Unis, 22 avril 2008. Thomas Bulot se suicide à son domicile.Dans un long récit à la deuxième personne du singulier, Catherine retrace le parcours de celui qui fut (brièvement) son amant, puis son meilleur ami pendant près de vingt ans. Vingt ans d’une vie sociale et culturelle foisonnante, marquée par la préparation d’une thèse sur Proust à l’université de Columbia, ainsi que par l’espoir d’une brillante carrière aux Etats-Unis, néanmoins ponctuée de (trop) nombreux échecs amoureux et professionnels.

 

L’opinion de Miss Léo :

 

J’éprouve une tendresse particulière pour les romans de Catherine Cusset, depuis ma découverte du Problème avec Jane à l’aube du nouveau millénaire (je le relirais bien, mais je crains d’être déçue, avec quinze années de plus au compteur). Je suis loin d’avoir lu la totalité de son oeuvre, mais je demeure néanmoins attentive à son activité littéraire, et je note chaque nouvelle parution dans un coin de ma tête, dans la catégorie “future lecture éventuelle”. J’ai donc salué avec enthousiasme la proposition de mes copines des Bibliomaniacs de mettre le dernier Cusset au programme de notre prochaine émission !
 
C’est avec un a priori très positif que j’ai commencé L’autre qu’on adorait (oui, le but à peine voilé de cette longue introduction était bel et bien de vous avertir que je ne serais pas totalement objective dans mon billet). J’ai d’abord eu peur de la narration à la deuxième personne, mais je dois dire que cela fonctionne plutôt bien compte-tenu du sujet (je m’y suis en tout cas très vite habituée). Catherine Cusset use d’une écriture précise et factuelle, et la structure légèrement redondante et prévisible du récit crée une atmosphère envoûtante et hypnotique, qui favorise l’immersion du lecteur. J’ai lu le livre d’une traite (ou presque), sans parvenir à me détacher de cette histoire cruelle, dont se dégage une monotonie qui entre en résonance avec le côté tristement répétitif de la vie du personnage principal, dont le suicide est annoncé dès le prologue.Thomas évolue dans un milieu culturellement favorisé, entre Paris et New York. Ses amis français sont normaliens, ses contacts américains sont professeurs ou doctorants, et son existence se déroule dans une relative oisiveté, entre concerts de jazz, visionnage de films d’auteurs, voyages et visites à son amie Catherine, la narratrice et soeur aînée de son meilleur ami Nicolas. Thomas n’est pas un nanti (sa mère est concierge), mais le garçon a de l’ambition, et rêve d’intégrer en tant que professeur l’une des prestigieuses universités de l’Ivy League, tout en devenant une référence dans le monde de la critique littéraire et cinématographique. La plus grande partie du livre se déroule par conséquent dans le milieu universitaire américain, un cadre romanesque que j’apprécie particulièrement (voir Alison Lurie ou David Lodge). C’est dans ce décor séduisant que Thomas connaîtra les tourments d’une lente et inexorable descente aux Enfers : rien ne se passe comme prévu dans la vie de ce jeune homme intelligent et séduisant, qui semblait pourtant destiné à un brillant avenir académique. Les désillusions s’accumulent, et Thomas se retrouve pris au piège de la spirale de l’échec, tandis que ses amis évoluent, mûrissent, se construisent un avenir et une famille…
 
La romancière s’adresse à son ami disparu, dont elle n’a pas toujours approuvé le comportement souvent excessif ou borderline : elle s’efforce de le comprendre, de ressentir sa vie intérieure, de donner un sens à ses actes. Elle compose ce faisant un portrait plein de vie, d’une grande intensité psychologique, et offre à travers ce roman une très belle description de la dépression. Thomas, procrastinateur bipolaire à la sensibilité exacerbée, s’enfonce dans la maladie jusqu’à atteindre le point de non-retour, et son histoire tragique mais tristement banale prend sous la plume énergique de Catherine Cusset des contours très romanesques. En dépit de quelques platitudes stylistiques, L’autre qu’on adorait se révèle très au-dessus de Chanson Douce d’un point de vue littéraire. Que ce dernier ait pu le coiffer au poteau lors de l’attribution du dernier Prix Goncourt me laisse songeuse (mais bon, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, je n’accorde que peu d’importance à ce genre de prix, donc cela reste à mes yeux totalement anecdotique).

 

Je serais donc tentée de vous recommander sans réserve ce récit profondément addictif, mais l’honnêteté m’oblige à modérer quelque peu mon propos. Si j’étais très enthousiaste dans les vingt-quatre heures qui ont suivi ma lecture, je le suis un peu moins avec le recul, en toute objectivité.
 
Thomas Bulot est un personnage antipathique et vain, certes dépressif, mais qui passe son temps à se regarder le nombril, et se montre surtout incroyablement prétentieux et élitiste. Ses préoccupations sont celles de l’intellectuel parisien coupé des réalités. Comment s’apitoyer sur le sort de ce branleur grande gueule et immature, qui passe son temps à sortir, à profiter des autres, et se montre détestable avec ses conquêtes féminines ? Thomas est un ex-futur normalien qui n’en fiche pas une rame, et ne donne pas une image très glorieuse des doctorants en lettres…Le fait que le personnage principal d’un livre ne soit pas sympathique n’est pas un problème en soi (au contraire, je trouve que cela peut être un atout et servir l’intrigue)… sauf qu’il s’agit ici d’une histoire vraie, dont le dénouement n’a rien de particulièrement réjouissant ! Le destin de Thomas devient dès lors totalement pathétique, et le lecteur est en droit de se demander quelle est la finalité de tout ça. Le portrait n’est guère flatteur, et je ne suis pas sûre d’adhérer totalement à la démarche, même si je ne doute pas que Catherine Cusset ait ressenti au plus profond d’elle-même le besoin viscéral d’écrire ce livre, par ailleurs très pudique, nuancé et sans pathos. Je crois surtout que j’ai un problème avec l’autofiction !
 
L’autre qu’on adorait est un “roman-vrai”, dans lequel l’auteur/narrateur romance la vie de ses proches, et en comble les vides par le biais de son imagination. Catherine Cusset est l’un des seuls écrivains actuels que je suis prête à suivre sur ce terrain là (elle s’est déjà illustrée plusieurs fois dans ce domaine), mais le procédé a ses limites. Pour dire les choses clairement, L’autre qu’on adorait aurait probablement été un coup de coeur s’il s’était agi d’une fiction (il fonctionne parfaitement en tant que comédie de moeurs et chronique de la vacuité de l’existence), mais la nature intrinsèque de l’oeuvre fait que je suis un peu plus réservée. Mon ressenti demeure néanmoins plus que positif, et mon admiration pour Catherine Cusset intacte (ouf !).
 
Une lecture captivante, malgré quelques réserves.
 

One thought on “L’autre qu’on adorait – Catherine Cusset

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *