Le grand Coeur – Jean-Christophe Rufin

Folio, Editions Gallimard, 2012, 575 pages

 
La première phrase :

Je sais qu’il est venu pour me tuer.
 
L’histoire :

Le XVème siècle… La Renaissance pointe le bout de son nez, et la Guerre de Cent Ans semble enfin sur le point de se terminer, alors même que Constantinople tombe sous la coupe de l’Empire Ottoman. Réfugié dans l’île gênoise de Chios pour échapper à ses poursuivants, Jacques Coeur, marchand audacieux aux idées novatrices et ancien Argentier du roi Charles VII, entreprend de rédiger ses Mémoires. Ceux-ci témoignent d’une riche et tumultueuse existence, de son enfance à Bourges jusqu’à son emprisonnement, en passant par ses voyages en Orient et sa rencontre avec la célèbre Agnès Sorel, favorite du Roi.

 

L’opinion de Miss Léo :

 

J’ai choisi de recevoir ce livre en service presse, effectuant ainsi une nouvelle (toute petite) entorse à ma bonne résolution de 2014 (à savoir écouler en priorité les romans de PAL). N’étant pas à une contradiction près, je dois pourtant admettre que la période marquant la transition entre la fin du Moyen Age et le début de la Renaissance n’a jamais été ma tasse de thé (je confesse même sans aucune honte une relative ignorance en la matière), et que le nom de Jacques Coeur n’évoquait pas grand chose dans mon esprit. Je n’en étais pas moins très intriguée par cette vraie/fausse biographie aux allures de roman historique, couverte de louanges par les critiques.Premier constat : Rufin écrit bien. Le style est fluide, les tournures de phrases élégantes, et le récit trouve rapidement son rythme de croisière, entremêlant habilement des faits historiques véridiques aux souvenirs imaginaires et pensées intimes fictives du narrateur. Le parti pris est d’ailleurs intéressant : ainsi qu’il s’en explique lui-même dans la postface, Rufin comble ainsi par le seul biais de son imagination les manques d’une biographie très fragmentaire. On ne sait en effet pratiquement rien de la vie privée de Jacques Coeur et, si les fonctions successives occupées par l’homme public semblent relativement bien connues, la personnalité de cet individu de chair et de sang demeure en revanche un insondable mystère, d’où l’idée de présenter ce texte sous forme de Mémoires à la première personne, à mi-chemin entre Les Confessions et Les Mémoires d’Hadrien !

 

J’ai trouvé Le grand Coeur plutôt réussi, en dépit de quelques bémols que j’évoquerai à la  fin de mon billet. Le contexte est évidemment très riche, puisque les événements relatés se déroulent à une période charnière de l’Histoire européenne, qui verra la fin de la chevalerie médiévale et de la guerre de Cent Ans, mais aussi l’ouverture économique et artistique de la France en direction de l’Orient, ainsi que l’évolution du rôle dévolu au Roi de France, lequel s’entoure désormais d’une Cour nombreuse et intrigante. On assiste durant ces années de relative prospérité à la naissance du commerce moderne, sous l’impulsion d’un Jacques Coeur promu Argentier du roi à l’aube de la deuxième moitié de sa longue et impressionnante carrière. Le grand Coeur est un roman sur le pouvoir, mais il ne s’agit cependant pas d’un traité d’Histoire, puisque l’auteur s’attache avant tout à reconstituer le destin d’un homme brillant, dont les idéaux et les émotions ne font que révéler la profonde humanité. Nous découvrons ses doutes et ses aspirations, et le suivons tout au long de son ascension puis de sa disgrâce. La voix de l’écrivain finit inévitablement par se confondre avec celle du narrateur, et la mise en abyme se révèle parfois assez troublante… Le fait est que l’on a du mal à imaginer que le récit se déroule au Moyen-Age lorsqu’on lit les souvenirs de Jacques Coeur, dont le ton se veut résolument moderne ! J’ai pour ma part grandement apprécié ce décalage.

 

Rufin signe donc un ouvrage plein de qualités, sur lequel je me dois cependant d’émettre quelques réserves, il est vrai davantage liées à mes goûts et à mon ressenti personnels (forcément très subjectifs) qu’à un éventuel manque de talent de l’auteur, lequel me paraît en l’occurrence assez irréprochable. Il faut dire que j’ai du mal avec les Mémoires de façon générale (Les Confessions de Rousseau et Les Mots de Sartre ne m’ont pas laissé que des bons souvenirs). Comme souvent avec ce type de textes, je suis restée extérieure au récit, et je ne me suis guère enthousiasmée pour le personnage, dont la personnalité m’a semblé bien peu attrayante… Désolée pour les fans ! Peu me chaut que Jacques Coeur soit ici présenté comme un être délicat et tolérant, rêvant d’un monde éclairé dominé par les arts et le libre échange, en réaction à l’obscurantisme et à la violence des décennies passées. On ne m’ôtera pas de l’idée qu’il est aussi et surtout un banquier/chef d’entreprise audacieux, qui parvient à faire fortune et à côtoyer les puissants en brassant d’imposants stocks de marchandises et de pièces de monnaie. Cela ne me fascine pas outre mesure… Bon, d’accord, j’exagère un peu, et je dois reconnaître que le Coeur de Rufin possède également quelques traits de caractère fort sympathiques, ce qui explique pourquoi j’ai malgré tout trouvé de l’intérêt à cette oeuvre profondément romanesque. J’ai toutefois ressenti une grosse baisse de rythme aux environs de la page 300 : la partie consacrée à Agnès Sorel est à mon avis la plus faible, et m’a semblé interminable (il se trouve qu’il s’agit aussi de la plus longue des cinq parties) ! Je me suis parfois un peu ennuyée, et le fait d’avoir dû me résoudre à lire ce livre de façon très morcelée n’a sans doute rien arrangé à l’affaire. Tout cela ne diminue cependant en rien le respect que je voue au travail de Jean-Christophe Rufin, qui signe là un “roman” très abouti, probablement bien plus digeste que ne le serait un essai sur le même sujet. Sa grande force est de parvenir à insuffler de la vie à un personnage trop souvent envisagé comme une icône dépourvue d’âme, pour en faire un être de chair et de sang auquel le lecteur pourra s’identifier. La dernière partie est quant à elle très réussie, ce qui m’aura permis d’achever ma lecture sur une note très positive.

 

Une biographie historique romancée qui mérite le détour, bien qu’il ne s’agisse pas de mon genre de prédilection.
 

Merci à Lise, des éditions Folio.

 

11 thoughts on “Le grand Coeur – Jean-Christophe Rufin

  1. J'avais eu envie de lire ce roman à sa sortie, mais j'avoue avoir eu quelques craintes, que ton billet me confirme largement. Je ne sais pas si ce type de récit pourrait m'emporter… Et comme toi, je ne connais pas la période, mais alors, je peux même dire que je suis inculte en la matière. Bon, un jour peut-être, parce que j'aimerais bien découvrir Rufin, quand même.

  2. Il fait partie de mon dernier craquage en librairie. Honnêtement, il ne me tentait pas outre mesure à la base mais j'ai finalement beaucoup apprécié le peu que j'ai découvert du style en le feuilletant (j'avais déjà un autre Rufin dans ma PAL pourtant, j'aurai pu me contenter de lire le premier en attente au lieu d'en acheter un 2eme pour découvrir ce fameux style mais chuuuut, on ne dira rien ^^)
    Je ne connais rien à cette époque non plus, ni aux personnages… Une aventure complète ! C'est toujours sympa de se plonger dans une univers inconnu grâce à la littérature !

  3. Je l'ai dans la pal. Et j'ai le palais à visiter…
    Je reviendrai mieux te lire. J'ai juste survolé.

  4. J'ai adoré vraiment ce livre. C'était vraiment un plaisir de le lire, j'ai prie mon temps pour le découvrir et le savourer.
    Je ne connaissais pas Jean-Christophe Rufin et j'ai bien envie de le découvrir.
    Très beau billet 🙂

  5. Un livre perdu dans ma PAL mais que j'ai très envie de lire. J'aime bien l'écriture de Rufin, l'histoire… et le palais de Bourges est tellement beau que j'ai hâte d'en savoir plus sur son propriétaire.

  6. Des sentiments très partagés après la lecture de ce livre…
    Moi non plus, la bibliographie romancée n'est pas mon genre de prédilection, et c'est uniquement parce qu'il m'a été prêté que j'ai lu ce livre. Au final, je ne suis pas mécontente. J'ai ainsi pu découvrir une période et des personnages historiques que je ne connaissais pas du tout je dois bien l'avouer.
    Le style de Jean-Christophe Rufin me plait, je l'avais découvert dans "Immortelle randonnée : Compostelle malgré moi", qui m'a beaucoup plu ( dans lequel l'auteur cite d'ailleurs à plusieurs reprise son livre sur Jacques Coeur).
    Néanmoins, contrairement à toi, Miss Léo, j'ai vraiment été décontenancée par ce ton résolument moderne, qui m'a un peu gênée au début, pour entrer dans l'histoire. Mais je me suis malgré tout laissée entraîner.
    Jacques Coeur et le roi restent finalement des personnages énigmatiques, assez insaisissables. Comme Jacques Coeur, chaque rencontre avec le roi m'a un peu mise mal à l'aise. Je pense après reflexion que c'est une des raisons qui m'ont poussé à avancer dans ma lecture : essayer de cerner un peu plus ces deux personnages…
    Enfin, je dois dire que l'idée de prêter une une vie, des pensées, des sentiments à un personnage dont on ne connait que le CV m'a finalement plu, malgré mes réticences initiales.

  7. Tout comme tu le dis dans ton billet, le roman biographique permet d'aborder des faits et des personnages pour lesquels on n'aurait pas forcément eu envie de lire des essais ( surtout que les historiens français sont pompeux et ennuyeux à souhait). J'avais beaucoup aimé ce roman, quand il s'agit de personnages ayant réellement existé je suis plus compréhensive et tolérante que dans le cas de personnages fictifs, c'est étonnant. En tout cas, j'avais appris beaucoup lors de cette lecture et c'est justement ce que j'attends d'un roman historique. Tu comptes relire du Rufin ?

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