La Théorie des cordes – José Carlos Somoza

Titre original : Zigzag
Traduction (espagnol) : Marianne Millon
Actes Sud, 2007, 515 pages

 
Les premières phrases :

Il n’y avait ni brouillard ni obscurité. Le soleil brillait haut dans le ciel avec la beauté éternelle d’un dieu grec et le monde était vert et saturé de la fragrance des pins et des fleurs, du chant des cigales et des abeilles et du son paisible du ruisseau.

 

L’histoire :
Madrid, 2015. Elisa Robledo est jeune, brillante, énigmatique et sexy. Admirée de tous, elle enseigne la physique théorique à l’université, et mène une existence calme et solitaire, jusqu’au jour où l’assassinat d’un confrère la plonge dans un état de panique démesuré. Glacée d’effroi, Elisa fuit, entraînant avec elle son ami Victor, à qui elle fait part de ses inquiétudes. Elle lui  raconte comment, encore jeune étudiante, elle fut sélectionnée pour rejoindre l’équipe du célèbre professeur Blanes, afin de participer à la mise au point d’une expérience de physique révolutionnaire, susceptible de bouleverser la face du monde. Elisa se remémore les premiers balbutiements de ce projet ambitieux, conduit sur un minuscule atoll perdu dans l’Océan Indien par un petit groupe de chercheurs triés sur le volet, nourrissant le fol espoir de parvenir à contempler le passé de l’Humanité en utilisant la théorie des cordes. Les expériences scientifiques menées par nos apprentis sorciers ne tardent cependant pas à dégénérer, déclenchant une cascade d’événements terrifiants dont les conséquences se font encore sentir dix ans après l’interruption du projet…

 

L’opinion de Miss Léo :

 

Est-il encore besoin de vous présenter le formidable José Carlos Somoza, dont j’ai déjà tant parlé sur ce blog ? Chacun de ses romans constitue une expérience inoubliable, et rares sont les auteurs à déclencher chez moi autant d’enthousiasme. J’apprécie l’intelligence et la bizarrerie de ses intrigues, et je suis surtout constamment impressionnée par sa capacité à évoluer de façon convaincante dans des univers très différents d’un ouvrage à l’autre. Qui d’autre que le romancier espagnol peut se targuer d’avoir réussi le pari de captiver ses lecteurs avec des thématiques aussi diverses (et casse-gueule) que les arts picturaux (Clara et la pénombre), la création littéraire (Daphné Disparue), les philosophes de l’Antiquité (La caverne des idées), le recours aux émotions dans la représentation théâtrale (L’Appât) et la physique quantique (La Théorie des cordes) ? La première personne qui me citera un nom gagnera… rien du tout ! Bref, j’ai emprunté La Théorie des cordes à la bibliothèque, m’attendant à être une nouvelle fois subjuguée (d’autant plus que j’étais très intéressée par l’arrière-plan scientifique de l’intrigue). Je reconnais toutefois avoir connu un démarrage plus laborieux qu’à l’accoutumée, au point que je me suis demandé si je n’allais pour la première fois être déçue par un auteur que je considérais pourtant comme une valeur sûre. Je me suis en effet énervée plusieurs fois pendant les cent premières pages. Mon premier bémol concerne les descriptions du personnage principal. Je n’ai rien contre les héroïnes belles et sexy façon Lara Croft (les physiciennes ne sont pas toutes des laiderons androgynes à lunettes, fort heureusement), mais j’ai tout de même eu la sensation que Somoza insistait un peu trop lourdement sur le physique avantageux d’Elisa Robledo dans les premiers chapitres, sans que cela apporte quoi que ce soit à la mise en place de l’intrigue. Ce choix est d’autant plus regrettable que ladite héroïne est en l’occurrence une jeune femme tout à fait intelligente et réfléchie, au cerveau en parfait état de fonctionnement. Conclusion : on se contrefiche qu’elle ait des gros nibards et une plastique de rêve. Ah mais !
 
J’aurais pu m’accommoder de ces quelques redondances, n’eût été une accumulation d’effets narratifs maladroits, destinés à entretenir le suspense de façon artificielle. Je m’explique : on nous répète à la fin (et au début) de chaque chapitre que quelque chose de terrible va arriver, qu’Elisa vit ses derniers instants de tranquillité, que les événements vont basculer dans l’horreur absolue, que si elle avait su, elle aurait pas venu… mais rien ne se passe (du moins au début) ! Le procédé devient vite lassant, et vient parasiter la lecture de cette longue entrée en matière, qui agace davantage qu’elle ne séduit. J’étais donc légèrement en colère après Somoza, qui m’avait habituée à davantage de finesse. Petite brouille passagère, ou désaccord durable ?
 
La suite fut heureusement conforme à mes attentes, et j’ai finalement retrouvé toutes les qualités que j’apprécie chez l’auteur espagnol : scénario captivant, fluidité narrative, originalité du propos. L’intrigue démarre réellement avec le premier flash-back, qui nous ramène dix ans en arrière, au moment même où la très prometteuse Elisa se voit offrir la possibilité de rejoindre l’équipe du physicien David Blanes, auteur de la (fictive) théorie du Séquoïa (variante de la très ardue et très abstraite théorie des cordes, dont les bases sont ici clairement exposées par Somoza, lequel s’est de toute évidence bien documenté sur le sujet). Le postulat de départ est fascinant, et donne le tournis : figurez-vous que ce petit malin de Blanes a trouvé le moyen d’ouvrir les cordes de temps pour voir dans le passé (une caméra, un petit accélérateur de particules, et hop, le tour est joué) ! N’avez-vous jamais rêvé d’assister à l’extinction des dinosaures (siiiii !), ou à la crucifixion du Christ (personnellement, je m’en cogne un peu, mais il y a des gens qui vendraient père et mère pour cela) ?
 
L’arrière-plan scientifique est complexe (bienvenue dans le monde du temps de Planck, des trous de vers et des dimensions multiples), mais les enjeux dramatiques demeurent quant à eux simples et redoutablement efficaces. Le romancier bâtit une intrigue hautement fantaisiste et cependant profondément rationnelle, qui soulève nombre de questions intéressantes, et s’inscrit dans le cadre d’une réflexion d’ordre éthique et métaphysique. On ignore en effet quel seront les conséquences de ces recherches pour le moins hasardeuses, qui pourraient se révéler dangereuses pour l’Humanité. Les scientifiques et philosophes qui participent au projet souffrent d’ailleurs d’étranges hallucinations, ainsi que d’un désordre psychique prenant des proportions variables selon l’individu et la nature des images observées : c’est ce que l’auteur appelle l’Impact (création typiquement somozienne).
 
Somoza utilise son érudition à bon escient, et ne perd jamais de vue l’essentiel, à savoir le plaisir ressenti par le lecteur. La vulgarisation scientifique est parfois grossière, mais l’essentiel n’est-il pas d’en tirer une bonne histoire ? La Théorie des cordes bénéficie ainsi d’un sens du rythme et d’une intensité dramatique exemplaires, et il devient bien difficile de lâcher le roman dès lors que l’auteur se décide (enfin !) à entrer dans le vif de sujet. L’intrigue sort peu à peu de son cadre purement scientifique pour revêtir des atours de thriller horrifique, les protagonistes étant sauvagement assassinés les uns après les autres. Les meurtres sont-ils l’oeuvre d’un vulgaire psychopathe, ou bien faut-il y voir la manifestation d’un châtiment divin ? L’écrivain crée un univers dérangeant, dans lequel les personnages sont en proie à d’étranges rêves érotiques, et où la violence se manifeste de façon inattendue. Tout cela ne doit cependant pas faire oublier le côté purement ludique de ce jeu de massacre, dont on attend le dénouement avec avidité (celui-ci ne m’a pas surprise, mais j’ai aimé les étapes qui conduisent à la résolution de l’énigme).
 
La Théorie des Cordes est donc un texte profondément intelligent et reposant sur de solides bases scientifiques, qui souffre toutefois de quelques imperfections.  Je pense que certains lecteurs seront gênés par la froideur mécanique qui se dégage parfois du récit, ainsi que par l’absence totale d’empathie envers les personnages (c’est souvent le cas chez Somoza, et je dois avouer que cela ne me gêne pas le moins du monde). L’écrivain espagnol signe un roman hybride et inclassable, sans doute desservi par quelques maladresses stylistiques (on est parfois proche du cabotinage), qui ne m’ont cependant pas empêchée d’être conquise par cette oeuvre singulière, engloutie en quelques heures comme une fournée de cookies faits maison. Je suis peut-être bon public, mais j’adore !
 
Je vais évidemment poursuivre mon exploration des romans de Somoza. Un grand malheur se profile toutefois à l’horizon, puisqu’il ne m’en reste plus que deux à lire (snif !) : La clé de l’abîme et La Dame n°13.
 
 
Un formidable thriller fantastique mâtiné de physique quantique. Jouissif et intelligent, malgré quelques imperfections.
 
 

La couverture espagnole

 
Post Scriptum


J’aimerais profiter de ce billet pour adresser un reproche aux éditions Actes Sud, que j’apprécie énormément, mais dont je ne comprends pas la stratégie vis à vis des romans de Somoza. Il me semble en effet que l’éditeur trompe les lecteurs potentiels sur la marchandise, ce qui est bien dommage. Pourquoi ce thriller SF est-il vendu en France comme une oeuvre ultra-sérieuse, à la couverture repoussante et au titre austère (qui en ont sûrement rebuté plus d’un), alors qu’il ne s’agit que d’une brillante fantaisie ludique au rythme haletant, susceptible d’intéresser un large public ?? N’aurait-il pas mieux valu garder le titre espagnol (ZigZag) ? Et pourquoi avoir choisi une illustration aussi laide ? Je m’interroge…
 
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challenge-un-pave-par-mois
 
Nouvelle participation au Challenge 1 pavé par mois de Bianca.
 

12 thoughts on “La Théorie des cordes – José Carlos Somoza

  1. Ooh, tu me rappelles que je l'ai dans ma PAL. J'ai découvert Somoza avec "La caverne des idées" qu'on m'avait offert et que j'avais ouvert un peu dubitative avant de me laisser totalement emporter !

    1. "La caverne des idées" est effectivement un petit bijou ! Je suis contente qu'il t'ait plu, et j'espère que celui-ci te plaira également.

  2. Tu me donnes envie de le lire ! J'ai adoré Clara et la pénombre et La dame n°13 (ah quel bonheur) J'ai encore L'appât dans ma PAL.

  3. Voilà un auteur que je n'ai jamais lu mais je t'avoue que le sujet ne me parle pas, je passe mon tour mais je te remercie pour cette nouvelle participation Miss !

  4. Effectivement, les grands esprits se rencontrent ! Quelle chance, tu as encore la dame n°13 à découvrir. Je l'avais englouti aussi vite que celui-ci.
    Je te trouve sévère avec Lara Croft, après tout, il nous explique bien pourquoi toutes les dames du labo sont sexy et provocantes 🙂
    Et sinon, je suis comme toi, je me demande s'il existe d'autres romans aussi sympa et malsains et érudits et fantaisistes etc. par d'autres auteurs… Les suggestions sont les bienvenues !

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