Daphné disparue – José Carlos Somoza

Titre original : Dafne desvanecida
Traduction (espagnol) : Marianne Millon
Actes Sud (2008), 2000, 218 pages

 

La première phrase :
Je suis tombé amoureux d’une femme inconnue.

 

L’histoire :
Madrid, avril 1999. Juan Cabo, écrivain renommé, auteur de trois romans à succès, se réveille un beau jour sur un lit d’hôpital, physiquement indemne mais souffrant d’amnésie suite à un accident de voiture survenu le jour de son anniversaire. Privé de repères, il se base sur le seul indice à sa disposition, à savoir la première phrase d’un court paragraphe griffonné dans un carnet le soir même de l’accident : ” Je suis tombé amoureux d’une femme inconnue”. Le romancier part alors en quête de cette mystérieuse et envoûtante créature “aux cheveux châtain clair relevés en chignon”. Oui mais voilà : existe-t-elle seulement ? Juan a-t-il réellement croisé cette élégante silhouette, ou bien n’est-elle qu’un fantasme d’écrivain ? Ces questions sans réponse tournent vite à l’obsession…

 

L’opinion de Miss Léo :

 

Emprunté le mardi à la bibli, commencé le jeudi matin, lu dans le métro et terminé le vendredi soir : voici un roman qui n’aura pas attendu bien longtemps que je daigne lui accorder quelques minutes de mon très précieux temps libre. Et pour cause : comment diantre aurais-je pu résister à l’attrait d’un Somoza, moi qui avais déjà été positivement impressionnée par Clara et la pénombre et La caverne des idées, romans ô combien imaginatifs et intelligents, dont je vous avais d’ailleurs vanté les mérites avec fougue et conviction (et des trémolos dans le clavier) ? J’avais également beaucoup aimé L’appât, en attente de chronique depuis… août 2013 (bravo Miss Léo) ! J’avais pris quelques notes juste après ma lecture, donc je ne désespère pas de pouvoir publier ce billet un jour… peut-être… si les Parques en décident ainsi.

 

Nous voici donc réunis aujourd’hui pour discuter des mérites de cette Daphné disparue… ce qui n’est pas le cas du talent de Somoza (bon, d’accord, je sors) ! L’auteur espagnol, dont le cerveau n’est de toute évidence pas câblé comme le nôtre, demeure fidèle à sa réputation, et signe une nouvelle fable déroutante, étrange et cependant particulièrement stimulante pour les lecteurs exigeants que nous sommes. Je crois qu’il s’agit là de son premier roman, et celui-ci porte déjà en germe toutes les caractéristiques de son oeuvre à venir. Le récit s’apparente à une troublante mise en abyme, en forme de réflexion ludique sur la littérature, la fiction et le pouvoir de l’écrivain. Somoza s’interroge avec malice sur la relation que peut entretenir le lecteur avec une oeuvre littéraire, par essence profondément manipulatrice. Tout n’est qu’artifice, et l’intrigue de Daphné disparue s’attache à démonter le processus de création, à travers l’observation de romanciers “en pleine action”. Nous assistons ainsi “en direct live” à la genèse d’une histoire et d’un personnage, ce qui nous invite à nous interroger sur le lien ténu entre fiction et réalité.  Quel part de lui-même un auteur met-il dans ses écrits ? Sur quoi se base-t-il pour construire un personnage ?

 

Le texte de Somoza possède une indéniable portée philosophique. L’intrigue repose toute entière sur le questionnement métaphysique d’un narrateur privé de souvenirs, à la recherche de sa propre réalité, et se pare comme toujours de références érudites (les Métamorphoses d’Ovide sont ici mises en avant). Bien loin d’alourdir le propos, ces références renforcent au contraire la satisfaction ressentie à la lecture de ce roman intrigant, au style très fluide et par ailleurs relativement facile à lire. Juan Cabo n’en sait pas plus que le lecteur, et découvre avec lui les indices pouvant laisser croire à l’existence de la mystérieuse inconnue. L’auteur entretient savamment le mystère, et entraîne tout ce petit monde dans un savoureux jeu de piste littéraire, prenant tour à tour des allures d’enquête policière ou de farce morbide. Dans ce climat incertain se dessinent peu à peu les contours flous d’un complot machiavélique, dont le romancier accidenté serait la victime… A moins que tout cela ne soit que le fruit de son imagination ? Les protagonistes de Daphné disparue évoluent dans un univers onirique, à la fois quotidiennement ordinaire et cependant teinté d’étrangeté. On retrouve ce mélange de fantastique et de réalisme propre aux romans de Somoza, ce dernier faisant une nouvelle fois preuve d’une imagination sans limite. Je suis impressionnée par sa capacité à développer des intrigues originales autour de thèmes très divers (la peinture dans Clara, le théâtre dans L’appât, la littérature dans La caverne et dans Daphné), avec à chaque fois ce subtil assemblage de réflexion, suspense, bizarrerie et simplicité. Ce premier opus ne déroge pas à la règle, et regorge de trouvailles prometteuses. Je pense par exemple à ces modèles pour écrivains (sic) que croise Juan Cabo au cours de son enquête, qui me semblent être des personnages typiques de l’oeuvre du romancier espagnol (à l’image des toiles vivantes de Clara ou des masques de L’appât). Je pourrais aussi citer cet étrange café littéraire, où viennent écrire des auteurs en mal d’inspiration, ou encore ce personnage de détective pour écrivains (re-sic), accompagné de son fidèle assistant nain.
 
L’ambiance est souvent absurde, et le récit comporte aussi quelques traces d’humour bienvenu. J’ai pour ma part bien ri en découvrant la théorie des rabats, énoncée par l’enquêteur privé Horacio Neirs (non, je ne vous dirai pas de quoi il s’agit). Les comportements de certains personnages semblent parfois un peu malsains, mais l’ensemble demeure jubilatoire, même si Daphné disparue me paraît moins abouti que d’autres romans de l’auteur. Alors oui, bien sûr, l’intrigue souffre de quelques baisses de rythme, et la trame narrative devient par moments un brin artificielle. Les personnages et les situations décrites semblent parfois trop énormes et caricaturaux pour être vrais, mais ces exagérations et redondances prennent tout leur sens à la fin du roman, que j’ai d’ailleurs trouvée plutôt réussie. Somoza se distingue par ses indéniables qualités de conteur, et excelle à tisser une intrigue subtilement complexe, dont les énigmes seront peu à peu résolues au cours d’un vertigineux dénouement, qui invite à prolonger la réflexion bien au-delà de la dernière page.

 

Vous l’aurez compris, je suis encore une fois conquise. Je ne conseillerais cependant pas de commencer par ce roman pour découvrir l’auteur. Les autres titres évoqués plus haut dans ce billet me paraissent en effet plus adaptés pour débuter.
 
 
Un étrange et néanmoins excellent jeu de piste littéraire, doublé d’une passionnante réflexion sur le travail de l’écrivain. Du pur Somoza.

 

8 thoughts on “Daphné disparue – José Carlos Somoza

  1. On a toujours besoin d'un petit Somoza avec soi ^^ Pour ma part, il me reste à lire "L’appât" et puis je n'aurai plus qu'à attendre sa prochaine parution rahhhhh

  2. Somoza fait partie de ces auteurs que j'aimerais découvrir un jour, j'avais d'ailleurs noté "L'appât" lors de sa sortie. Du coup, par lequel de ses romans tu suggères de commencer ?

  3. Je crois que c'est avec ce titre que j'ai découvert Somoza. Et depuis, j'aime le lire régulièrement ! Je suis particulièrement fan de ses références littéraires 🙂

  4. Ah Somoza ! Tu dois aussi absolument lire La dame n°13. Et moi, j'ai aussi L'appât qui me reste dans ma PAL. Et celui-ci, je ne l'ai pas lu non plus. Ni La caverne … Des heures de bonheur en perspective !

  5. Je veux le lire absolument, je l'ai noté (honte sur moi, je ne connaissais pas Somoza avant ton billet): "jeu de piste littéraire" il ne m'en faut pas plus. Un livre sur les livres, le roman et la fiction…c'est tout ce que j'aime

  6. Je viens d'acheter un de ses livres au Salon du Livre de Paris. D'après ce que je lis, j'ai bien fait. Je ne connais pas cet auteur, j'espère que j'aurai autant de plaisir que toi à le lire !

  7. Le premier Somoza qui m'a un peu déçue… Mon préféré reste sans conteste "La dame n°13", quoique j'ai aussi adoré "Clara et la pénombre" et "La théorie des failles" 🙂

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