Clara et la pénombre – José Carlos Somoza

Titre original : Clara y la penumbra
Traduction (espagnol) : Marianne Millon
Babel, Actes Sud, 2001, 649 pages

 

Les premières phrases :
L’adolescente est nue sur un podium. Le ventre lisse et l’ellipse sombre du nombril se trouvent à hauteur de notre regard. Elle a le visage incliné, les yeux baissés, une main devant le pubis, l’autre sur la hanche, les genoux rapprochés et légèrement fléchis. Elle est peinte en terre de Sienne naturelle et ocre.

 

L’histoire : 
2006. Les artistes peignent désormais leurs oeuvres sur des toiles humaines, corvéables et malléables à l’envi, qui donneraient cependant leur vie pour être signées par les plus grands maîtres de l’art hyperdramatique. Très décriée par certains, cette nouvelle forme d’expression artistique est au coeur d’un marché fort lucratif, et les riches acheteurs déboursent des sommes indécentes pour avoir la possibilité d’exposer dans leur salon les chefs d’oeuvres de Gilberto Brentano ou d’Alex Bassan.
Clara Reyes est modèle, et son rêve ultime semble sur le point de se concrétiser. La jeune toile doit en effet devenir l’une des pièces maîtresses de la nouvelle exposition prestigieuse concoctée par la star de l’hyperdramatisme, BrunoVan Tysch himself, dont la renommée dépasse de loin les frontières de sa Hollande natale. Clara rejoint alors Amsterdam pour y être apprêtée, tandis qu’une sombre menace plane sur la Fondation Van Tysch, dont les services de sécurité ont fort à faire. La précédente exposition du Maître s’est en effet soldée par la découverte du corps sauvagement mutilé d’une jeune toile de quatorze ans, décédée dans d’atroces souffrances. Meurtre sordide, ou destruction d’un chef d’oeuvre à la valeur inestimable ? Le débat est ouvert.

 

L’opinion de Miss Léo :

 

José Carlos Somoza… Un auteur espagnol à l’univers littéraire étrange et décalé, dont j’entendais depuis longtemps chanter les louanges. La blogueuse littéraire est curieuse. La blogueuse littéraire résiste difficilement à la tentation. Il était par conséquent inévitable que je m’aventurasse un jour dans l’un des romans de l’écrivain ibérique, lesquels se rappelaient d’ailleurs à mon bon souvenir à chacune de mes nombreuses visites en librairie. J’ai choisi de commencer par Clara et la pénombre, dont le thème intrigant n’en finissait plus d’attiser ma curiosité.Je craignais d’être rebutée par l’ambiance un brin malsaine que pouvait laisser envisager la quatrième de couverture. Il n’en a fort heureusement rien été, et je me suis très vite sentie happée par cet univers, certes dérangeant, mais malgré tout remarquable de cohérence et d’originalité, dans lequel le lecteur se retrouve projeté sans préambule. Somoza invente un concept glauquissime et néanmoins séduisant, qui suscitera, au choix, fascination ou rejet. Bienvenue dans le monde de l’hyperdramatisme ! Nous faisons dès la première page la connaissance d’Annek, une jeune adolescente dont le principal titre de gloire est d’avoir été choisie pour devenir Défloration, que beaucoup considèrent comme l’un des plus grands chefs d’oeuvre du peintre Van Tysch. Ce contrat fait figure de consécration suprême pour la jeune toile, qui en tire une immense fierté, et subit sans broncher les désagréments inhérents à sa profession. Cela semble d’ailleurs la norme chez les modèles : ceux-ci acceptent tout et n’importe quoi, victimes consentantes d’une dérive spectaculaire de nos sociétés modernes, corrompues et profondément immorales. On est frappé par l’attitude de Clara, héroïne attachante et dévouée corps et âme à son travail, qui se soumet de bonne grâce à toutes les tortures au nom de l’Art et de la création picturale. Devenue toile par vocation, elle ne se pose jamais la moindre question d’ordre éthique ou moral, et envisage chaque nouveau contrat avec enthousiasme.

C’est pourtant un monde particulièrement déprimant que nous décrit Somoza. Déshumanisées, les toiles n’existent plus que par leur corps, que l’artiste peint et modèle selon son bon vouloir. Les oeuvres deviennent alors des marchandises, qui s’échangent sur le marché de l’art, pour des sommes généralement considérables, et que l’on expose plusieurs heures par jour pour épater ses amis (tiens, si j’installais un jeune garçon prépubère sublime clair-obscur de Van Tysch dans mon salon, entre la bibliothèque et la télévision ?). Cette pratique dégradante n’est cependant jamais ressentie comme une humiliation par les modèles, tout à leur joie d’avoir été élus (et copieusement rémunérés) pour ce travail. D’autres ne peuvent quant à eux pas se targuer de la moindre ambition artistique : c’est le cas des “objets artisanaux humains”, qui occupent carrément la fonction de chaise, de lampe, ou de rideau chez des particuliers (vous noterez au passage à quel point l’auteur fait preuve d’une imagination hors du commun).

 

La grande force de Somoza est d’arriver à rendre crédible et réaliste un monde finalement pas si éloigné du nôtre, ce qui fait évidemment froid dans le dos. On y trouve en filigrane une subtile dénonciation de la société de consommation, ainsi que du milieu des collectionneurs et autres critiques d’art, qui se distinguent avant tout par leur snobisme et leur médiocrité. La valeur d’une oeuvre dépend davantage du nom du peintre que de sa qualité intrinsèque, et les galeries d’art moderne multiplient les happenings, les rencontres et autres actions, tandis que l’hyperdramatisme semble n’être qu’une évolution du body-art porté à son paroxysme. Les spectateurs ne sont pas en reste, et se ruent en masse à l’inauguration de la nouvelle exposition d’un grand Maître, laquelle suscite inévitablement un déferlement d’hystérie collective (toute ressemblance avec des faits réels serait purement fortuite). J’ai aimé le soin apporté à la description de ce nouveau mode d’expression artistique qu’est l’hyperdramatisme : relation entre les peintres et les modèles, histoire des différents courants qui le constituent, techniques utilisées pour apprêter, tendre et peindre une toile humaine, évocation du Génie à l’oeuvre, mouvements de protestation divers… Tous ces aspects sont très détaillés, et on y croit à fond !

 

L’écrivain espagnol, dont le style se révèle très agréable et puissamment évocateur, stimule efficacement l’imagination du lecteur, tenu en haleine sur toute la longueur d’un récit très intense, d’une grande densité thématique et dramatique. Le roman est bien construit, et présente tous les aspects d’un thriller, au suspense habilement dosé. La psychologie des personnages est assez fouillée, et l’on s’attache à la plupart d’entre eux, tandis que la réflexion d’ordre moral qui sous-tend l’intrigue permet également une lecture plus approfondie. Somoza aborde avec pudeur des thèmes comme la mort, la douleur ou l’image de soi, et soulève un certain nombre de questions implicites. Signalons également quelques belles trouvailles, comme cette exposition d’art hyperdramatique consistant à représenter les tableaux de Rembrandt en remplaçant les toiles “classiques” par des supports humains. Il est assez fascinant d’imaginer à quoi pourrait ressembler une telle création !

 

Pour résumer : encore un beau roman édité chez Actes Sud (comme par hasard). J’ai adoré, et je vous conseille évidemment de le lire pour vous en faire votre propre idée. Je ne compte pas en rester là avec l’auteur, et j’emprunterai probablement La caverne des idées lors de ma prochaine excursion à la bibliothèque.

Un thriller d’anticipation dérangeant, ayant la peinture pour toile de fond. Coup de coeur !

Découvrez l’avis de Manu, elle aussi enthousiaste.

 

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Et hop, trois challenges d’un coup !

Challenge Voisins, voisines, organisé par Anne (pour l’Espagne).

Challenge L’art dans tous ses états, organisé par Shelbylee.

Nouvelle étape espagnole de mon Tour du Monde, dans le cadre du challenge Myself organisé par Romanza.

 

 
 

28 thoughts on “Clara et la pénombre – José Carlos Somoza

    1. J'ai adoré, c'est vrai, mais l'univers est tout de même assez particulier, et j'imagine que l'on peut ne pas y adhérer. Il faut essayer pour se faire sa propre idée !

  1. Définitivement tu confirmes que je dois le lire au plus vite (sans aucun doute cet été). Merci pour cette nouvelle participation (" ce mois-ci tu as fait fort !)

  2. Je suis moyennement attirée aussi… mais tu es enthousiaste ! Il paraît que "L'appât" est très bien (plus récent).

  3. C'est le premier roman que j'ai lu de l'auteur et j'avais moi aussi adoré (j'ai l'impression qu'on a peu de lectures en commun, mais que sur ce petit nombre-là, on a toujours le même ressenti. Je devrais peut-être écouter tes conseils plus souvent). J'ai continué avec La dame n°13, adoré également et tout aussi terrible : c'est cette fois la littérature qui apparaît en toile de fond, avec de nombreuses références très bien exploitées. Si j'en crois nos ressentis communs, il devrait te plaire également. 😉

    1. Chouette ! Je rajoute La dame n°13 dans la liste de ceux à lire en priorité. C'est vrai que nous sommes souvent d'accord. 🙂

  4. Je l'avais beaucoup aimé aussi, c'est celui par lequel j'ai découvert l'auteur. Je pense le relire dans les prochains mois pour me rafraîchir les idées !
    Et je ne peux qu'encourager ton choix de "La cavernes des idées" en prochaine lecture de Somoza : il est GE-NI-AL. Je crois que c'est celui qui m'a le plus marquée !!! J'espère que tu aimeras autant que moi 🙂

    1. "La caverne des idées" me tentait déjà beaucoup, mais je n'ai plus aucune raison d'hésiter ! Merci pour ton enthousiasme communicatif.

  5. Ça avait été un coup de cœur pour moi, je conseille La caverne des idées et La théorie des cordes, mais tous ses romans m'ont plu de toute façon !

  6. J'ai très envie de découvrir cet auteur mais un peu peur aussi car ses sujets sont toujours un peu particuliers et je crains de ne pas trop adhérer. J'avais proposé ce titre au Club des Lectrices, mais il n'a pas eu de succès, mais je le lirai sans doute… un jour !

  7. Tu me donnes envie de réessayer : j'avais commencé ce roman (qu'on m'avait offert) et rapidement calé…

  8. Ah je suis contente que tu aies aussi succombé à la folie Somoza ! J'ai aussi adoré La dame n°13. J'avais vu sur tweeter que tu le lisais et je voulais y répondre et là, plus moyen de retrouver le tweet ! Je pensais avoir rêvé mais je vois que non 🙂 (ou alors, ce n'est pas là que je l'ai vu ? )

    1. Je te conseille d'essayer ! Le thème est glauque, c'est vrai, mais la lecture de ce roman n'en demeure pas moins agréable.

    1. Merci de tes encouragements ! Je suis contente, et je pense lire encore plusieurs livres de ma liste dans les semaines qui viennent.

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