Folio Gallimard, 2011, 274 pages
La quatrième de couverture :
1971 : emprisonné par les Khmers rouges, l’ethnologue François Bizot doit sa libération à son geôlier, un jeune révolutionnaire idéaliste du nom de Douch.
1988 : en visitant l’ancien centre de torture de S.21, Bizot découvre que Douch est responsable de la mort de milliers de personnes.
2003 : Bizot revoit Douch pour la première fois. Un étrange dialogue se poursuit au-delà de leur rencontre.
2009 : au procès des Khmers rouges, François Bizot est le seul témoin convoqué par la Chambre. Dans une déposition bouleversante, il expose l’interrogation au centre de sa vie – comment reconnaître les crimes des bourreaux sans mettre en cause l’homme lui-même? Comment faire face à Douch sans nous regarder dans le miroir ?
Dix ans après Le portail, François Bizot continue d’instruire dans Le silence du bourreau cet éternel dossier que Romain Gary appelait «l’Affaire Homme».
L’opinion de Miss Léo :
Deuxième titre reçu ce mois-ci dans le cadre de mon partenariat avec les éditions Folio, Le Silence du Bourreau est un passionnant essai en forme de témoignage, qu’il me tenait particulièrement à coeur de découvrir et de vous faire partager. J’ai déjà eu l’occasion de parler du génocide cambodgien et de ma visite au centre d’incarcération de Tuol Sleng (le fameux S.21) dans mon billet sur la BD de Tian, L’année du Lièvre. Il s’agit d’un sujet qui m’interpelle, et le récit de François Bizot aura de ce point de vue là totalement comblé mes attentes.
L’auteur du Portail, premier ouvrage autobiographique consacré à sa rencontre avec le “bourreau” Douch, ne se contente pas ici d’évoquer ses conditions de détention dans le camp M.13. François Bizot se livre dans ce nouvel opus à une réflexion approfondie sur les origines du “Mal”, qui culmine lors du procès de l’ancien directeur de la prison de Tuol Sleng, jugé pour crime contre l’humanité. Sa démarche repose sur une unique interrogation. Faut-il considérer Douch comme un monstre, prédestiné génétiquement à la violence ?Ne serait-il pas plus raisonnable d’admettre que n’importe quel être humain pourrait commettre les mêmes atrocités, pour peu qu’on le place dans les conditions nécessaires à l’éclosion de cette part sombre qui gît en chacun de nous ? Bizot lève le voile sur un tabou. Il sonne l’alarme, espérant déclencher une prise de conscience, nécessaire pour prévenir les massacres de demain. Justifier les actes les plus innommables par la folie de ceux qui les perpètrent est en soi réconfortant, mais ne correspond sans doute pas à la complexe réalité de l’Homme, même s’il est incontestable que tout ne tournait pas rond dans le cerveau de certains hauts responsables Khmers Rouges ou Nazis.“Evidemment, je comprends tout de suite où le procureur veut en venir. Son rôle est de rassurer tout le monde, et pour cela il faut revenir au dogme : l’anormalité, la perversité du criminel, l’inhumanité du bourreau. Quitte à déformer le modèle aux dépens de la ressemblance. […] Planer sur l’idée que Tuol Sleng est l’oeuvre d’un pervers, et les atrocités commises, l’effet de ses prédispositions. Montrer que cela ne s’est pas fait sans lui. […]
Certes, tout grand procès arrive à des validations de ce genre. Surtout quand l’expertise mentale du sujet apporte des résultats qui ne réconfortent personne. Dans le cas présent, ils sont même si ordinaires, si peu encourageants, que l’évaluation de Douch est proprement de nature à nous affoler. Dès lors, dans cette nécessité de remettre les choses à la bonne place, de protéger nos institutions, que ce soit pour elles-mêmes ou pour le bien du public, il incombe à l’accusation de trouver les indices psychologiques, fût-ce parmi les plus communs, susceptibles d’impliquer l’accusé de manière personnelle, physique, intime dans le processus des crimes.” (page 163)
Certes, tout grand procès arrive à des validations de ce genre. Surtout quand l’expertise mentale du sujet apporte des résultats qui ne réconfortent personne. Dans le cas présent, ils sont même si ordinaires, si peu encourageants, que l’évaluation de Douch est proprement de nature à nous affoler. Dès lors, dans cette nécessité de remettre les choses à la bonne place, de protéger nos institutions, que ce soit pour elles-mêmes ou pour le bien du public, il incombe à l’accusation de trouver les indices psychologiques, fût-ce parmi les plus communs, susceptibles d’impliquer l’accusé de manière personnelle, physique, intime dans le processus des crimes.” (page 163)
Douch, bourreau et tortionnaire, dont le rôle était d’extorquer par tous les moyens des “aveux” aux prisonniers du régime de Pol Pot, était aussi un jeune Khmer Rouge idéaliste, certes coupable d’actes monstrueux, cependant lui-même pris au piège d’une redoutable machine idéologique, dont il n’était que l’un des rouages, un fonctionnaire chargé d’appliquer les ordres donnés en haut lieu, qui oeuvrait en outre pour ce qu’il croyait être le bien du pays.Il n’est bien sûr pas question de minimiser sa responsabilité ni l’ampleur de ses crimes (ce que ne cherche à aucun moment à faire François Bizot). La réflexion est cependant passionnante, et Le Silence du Bourreau est un récit extrêmement puissant, d’où surgit par moments une étrange émotion. Emotion liée à l’étrange relation qui se noue entre Douch et Bizot, basée sur une compréhension et un respect mutuels. Emotion véhiculée par le sort cruel réservé aux victimes, mais aussi par le sinistre destin de cet homme pourtant intelligent et sensible. Douch était en effet un professeur de mathématiques cultivé, père de plusieurs enfants, qui aurait pu mener une existence totalement différente en d’autres circonstances. On ne va pas jusqu’à le plaindre, mais le témoignage de François Bizot n’en suscite pas moins moult interrogations, et nous amène à formuler certains constats profondément dérangeants.
Je craignais une lecture un peu ardue. Il n’en fut rien ! Les thèmes abordés sont durs, mais la plume de l’auteur et la qualité de sa réflexion en font un récit captivant, qui se lit avec une facilité déconcertante. François Bizot est un individu brillant, ethnologue polyglotte spécialisé dans l’étude du boudhisme et de la civilisation khmère. Il aborde avec recul et discernement une période terriblement douloureuse de son existence, qui ne remit cependant pas en cause son amour pour le Cambodge, pays où il choisira d’ailleurs de rester après sa libération (sa femme est cambodgienne, et lui a donné une fille, Hélène). On notera par ailleurs l’absence totale de manichéisme, ce qui semble presque miraculeux sur un tel sujet.
Le Silence du Bourreau fut donc pour moi une expérience très forte. La deuxième partie est constituée de deux annexes saisissantes, qui complètent superbement l’essai rédigé par l’auteur. La première regroupe les commentaires rédigés par Douch lui-même après sa lecture du Portail, dont François Bizot lui avait fait parvenir un exemplaire en prison. Un document étonnant, dans lequel le tortionnaire évoque ses souvenirs, et se livre à sa propre analyse. La deuxième annexe retranscrit la comparution de Bizot au procès de l’ancien Khmer Rouge. Son témoignage est remarquable de clarté et d’intelligence, à l’image du reste de l’ouvrage.
Je pense lire prochainement Le portail, qui avait bénéficié d’excellentes critiques à sa sortie, et qui me semble être une oeuvre indispensable. Je vais aussi me procurer (un jour quand les poules auront des dents) les témoignages de Rithy Panh, ainsi que le deuxième tome de L’année du Lièvre quand il sortira (je crois d’ailleurs qu’il est paru hier). Trois témoignages, pour trois visions différentes d’une même tragédie !
Un passionnant ouvrage, que je recommande sans réserve à ceux que le thème intéresse.
Merci à Lise et aux éditions Folio pour cet envoi.
Tu te doutes bien que ce sujet m’intéresse énormément également, j'avais vu ce livre au moment de sa sortie, merci de le rappeler à mon souvenir. Dis tu n'aurais pas lu toi aussi dans ta jeunesse un livre de chez Castor poche (il me semble), racontant la fuite du Cambodge d'une jeune fille dont la famille était persécutée par les Khmers qui arrivait ensuite aux Etats-Unis où elle avait beaucoup de mal à s'intégrer (et ca finissait mal je crois). Impossible de me souvenir du titre ni de l'auteur…Mais je me dis que tu es bien le genre à avoir lu çà toi aussi quand tu avais 12 ans !
"Sundara, fille du Mekong", de Linda Crew ? Je ne l'ai pas lu, mais ça me disait vaguement quelques chose, et je l'ai trouvé en tapant "jeune cambodgienne Castor Poche" sur Google !
Yes c'est çà ! Merci d'avoir cherché ! J'ai quand même cherché moi aussi juste après mais j'avais déjà écrit le commentaire. Il faudrait que je tourne 7 fois mes doigts au-dessus du clavier avant d'écrire un com 😉
Je le note. Je repousse depuis longtemps la lecture du Portail, et pendant mes 3 voyages au Cambodge, j'ai toujours refusé la visite du S21 et des sites occupés par les Khmers rouges. Mais peut-être que ce livre pourrait me permettre d'avancer.
La visite de S.21 est assez perturbante, mais vaut vraiment le coup, pour prendre la pleine mesure du génocide cambodgien.
Je ne peux que te conseiller la lecture de cet ouvrage.
Je vais le recevoir avec babelio, je viens de commencer le portail. Et sinon j'attends aussi le second tome de Tian mais je crois que ça sort fin mars seulement. Un article ici sur lr sujet http://www.lexpress.fr/culture/livre/bd/la-bande-dessinee-revisite-l-indochine_1215119.html
Merci pour l'info !
J'attends avec impatience ton avis sur le portail.
Non, c'est trop dur ! navrée, malgré ton beau billet, mais je passe.
Bonne semaine
Je te comprends ! Typiquement le genre de lectures pour lesquelles il ne sert à rien de se forcer si on n'en a pas envie. Bon week-end.
Ce genre de témoignage m'intéresse, qu'il concerne le Cambodge ou un autre pays d'ailleurs.
Je le note.
Je te le conseille ! Je me suis intéressée à l'histoire du Cambodge après avoir visité Phnom Penh et Angkor. Je crois que je fais une petite fixation sur les génocides de façon générale (qu'ils soient khmer, nazi ou stalinien) ! C'est un sujet qui m'interpelle, et sur lequel j'ai besoin de beaucoup lire et de me documenter.
Je ne suis pas trop tentée par ce récit mais j'adore ta photo et l'attitude du chat ! Un petit fou rire le matin, ça fait du bien !
Je ne peux pas résister au plaisir de mettre notre chatte en photo un peu partout ! Elle a plein d'attitudes rigolotes (et des yeux de dingue). 🙂
Il faut absolument que tu écoutes "ça peut pas faire de mal" sur France Inter consacrée à Rithy Panh. Des extraits de "L'élimination" sont lus par G. Gallienne et Sandrine Bonnaire.Il faut avoir le coeur bien accroché…
Voici le lien:
http://www.franceinter.fr/emission-ca-peut-pas-faire-de-mal-l-elimination-de-rithy-panh-avec-sandrine-bonnaire
Disponible en archives.
Je n'ai pas trouvé le moment propice pour écouter l'extrait cette semaine, mais je compte bien m'y atteler dès que possible ! Encore merci pour le lien.
Je viens de le lire également, et contrairement à toi je n'ai pas été subjuguée. J'ai trouvé que ça manquait de concision (même si c'est l'hôpital qui se fout de la charité), et je n'ai pas ton expérience du Cambodge, donc cette histoire n'a rien fait résonner en moi.
Bonjour Lilly,
J'ai lu ton billet, et je comprends ta perplexité. Il est vrai qu'il y a quelques longueurs et quelques redondances dans le récit de François Bizot, mais j'ai pour ma part totalement adhéré au propos. Je savais à quoi m'attendre avant de le lire, et je n'ai donc pas été déçue de ne pas y trouver la dimension historique qui t'a manqué. Il faut dire que je disposais déjà d'un certains nombre de clés et de connaissances au sujet de ce génocide, ce qui m'a probablement aidée à apprécier la lecture de cet ouvrage.
Si tu as envie d'en savoir plus sur le Cambodge et les Khmers rouges, je te conseille vivement de lire la BD de Tian (L'année du lièvre), ainsi que le témoignage de Rithy Panh (L'élimination). Ceux-ci se concentrent uniquement sur les faits.
Merci de ta visite et bonne fin de semaine. 🙂