Tranchecaille – Patrick Pécherot

Folio, Editions Gallimard, 2008, 313 pages

 
Les premières phrases :

– Qu’est-ce qu’il a dit ?
– Je ne suis pas certain d’avoir compris…
– Quelque chose comme “ça fait mal quand on meurt”…

 

L’histoire :
Front de l’Aisne, 30 juin 1917. L’offensive du Chemin des Dames n’en finit pas de causer des ravages au sein des troupes françaises, harassées et usées par près de trois ans de combats acharnés. C’est dans ce contexte macabrement absurde que le capitaine Duparc se voit chargé d’assurer la défense du deuxième classe Antoine Jonas, accusé sans aucune preuve du meurtre du lieutenant Landry, abattu  d’un coup de baïonnette dans le dos pendant une attaque.

 

L’opinion de Miss Léo :

 

Je vais vous en apprendre une bien bonne : figurez-vous que nous commémorons cette année le centenaire de la Première Guerre Mondiale ! Oui, je comprends votre stupéfaction. Moi-même, je ne l’ai appris qu’hier, et j’en suis restée pantelante d’étonnement. Et dire que personne ne m’a prévenue ! Pffffff…(Toujours aussi douée pour les entrées en matière foireuses…)
 
Plus sérieusement, j’avais depuis longtemps repéré Tranchecaille parmi la cohorte de romans publiés ou réédités pour célébrer l’événement, aussi n’ai-je pas hésité longtemps lorsque les éditions Folio m’ont proposé de le recevoir à l’occasion de sa sortie poche. J’étais intriguée par le concept (une enquête policière ayant pour cadre l’enfer des tranchées), et impatiente de renouer avec la thématique de la Grande Guerre, moi qui avais déjà été positivement impressionnée à l’automne dernier par A l’ouest, rien de nouveau, chef d’oeuvre intemporel de l’auteur allemand Erich Maria Remarque (pour ceux qui se poseraient la question : non, je n’ai pas eu le temps de rédiger de billet sur ce roman, et oui, je le déplore profondément).
 
Patrick Pécherot réussit ma foi un ouvrage très convaincant, constitué d’une succession de courts chapitres alternant passages dialogués ou narratifs, parfois présentés sous forme de rapports officiels ou de dépositions de témoins. Son roman nous plonge tantôt dans le tumulte du champ de bataille, tantôt dans la cohue d’un hôpital de guerre, quand il ne nous invite pas tout simplement à suivre les errances des soldats permissionnaires. Cette grande diversité de points de vue permet à l’auteur d’aborder de multiples aspects du quotidien de cette guerre interminable, par le biais des témoignages recueillis par le capitaine Duparc au cours de son enquête. Sont ainsi exploitées les figures traditionnellement associées à ce conflit de triste mémoire : marraines de guerre et gueules cassées côtoient les déserteurs de tous bords, tandis que les soldats affamés obéissent (plus ou moins) docilement aux ordres de la hiérarchie. La guerre est avant tout envisagée sous un angle pragmatique (comment monter à l’assaut avec un pantalon trop grand qui vous tombe sur les chevilles ? comment résister à soixante-douze heures d’amputations à la chaîne ?), mais le roman soulève également les inévitables questions existentielles associées à cette innommable boucherie. Que diable étaient-ils donc allés faire dans cette galère ?? La dure condition du poilu est assez subtilement évoquée, et la réflexion menée par Patrick Pécherot, quoique classique, n’en demeure pas moins édifiante.
 
“Vous avez connu l’horreur, les copains hachés par la mitraille. Les corps qui se décomposent, pendus aux barbelés, les mourants qui appellent leur mère, des jours durant, entre les lignes, jusqu’à ce que quelqu’un les achève. Parce qu’il faut bien que quelqu’un le fasse, mon Dieu. Et ce quelqu’un, c’est vous.” (page 149)
 
Près de trois longues années se sont écoulées depuis le déclenchement des hostilités, et les rangs français sont décimés par l’âpreté des combats. La plupart des soldats acceptent leur sort avec résignation, mais la lassitude gagne peu à peu ces (jeunes) hommes désormais sans avenir, arrachés à leurs familles pour occuper la fonction peu enviable de chair à canon. A quoi bon ?? Pas étonnant que les désertions se multiplient !
 
L’intrigue policière tient lieu de prétexte, mais elle est bien plus profonde qu’il n’y paraît au premier abord : le meurtre n’a rien de spectaculaire, et l’enquête se révèle particulièrement laborieuse, toutes les situations décrites semblant par ailleurs profondément réalistes. Les cinquante premières pages sont assez déstabilisantes, en raison de l’intervention d’une multitude de personnages que l’on peine à identifier. Les éléments nécessaires à la compréhension de l’intrigue principale (à savoir le pourquoi et le comment de la condamnation à mort de Jonas) ne sont dévoilés que très progressivement, ce qui explique pourquoi le lecteur (autrement dit moi) se retrouve quelque peu démuni au début du roman. Je trouve néanmoins que celui-ci se bonifie et prend davantage d’ampleur au fil des pages, à mesure que les pièces du puzzle s’emboîtent pour conduire à une résolution satisfaisante.

 

On a du mal à cerner la personnalité de l’accusé, qui conserve jusqu’au bout son ambiguïté. Antoine Jonas est-il le jeune homme naïf et simple d’esprit décrit par la plupart des témoins, ou bien use-t-il de tels artifices pour dissimuler sa nature manipulatrice ? Qu’il soit coupable ou innocent, on ne peut pas dire que ce personnage suscite la sympathie, et son destin semble avant tout pitoyablement pathétique.

 

Patrick Pécherot ouvre des pistes de réflexion intéressantes concernant la perception du crime en tant de guerre (ainsi que son éventuelle banalisation), à travers un récit non dénué d’ironie. La violence des affrontements n’empêche pas les menus larcins, qu’il s’agisse de vols ou de meurtres. Ceux-ci doivent évidemment être punis, mais il est troublant de constater à quel point le décès du lieutenant Landry, probablement abattu par l’un de ses hommes, semble anodin dans un tel contexte. N’est-il pas vain de condamner à mort (et sans aucune preuve) un jeune soldat, quand des milliers de nouveaux cadavres joncheront bientôt le sol dévasté du Chemin des Dames ? Les véritables assassins ne sont-ils pas les politiques, qui envoient sans frémir et pour des motifs plus que douteux leur jeunesse triomphante à l’abattoir ?

 

Au delà de ces considérations d’ordre éthique ou philosophique, je dois dire que j’ai pris beaucoup de plaisir à lire ce texte qui, sans atteindre tout à fait le niveau de ses illustres prédécesseurs, n’en possède pas moins de grandes qualités littéraires. Je le recommande à tous ceux qui voudraient aborder la Première Guerre Mondiale autrement que par les “classiques” du genre.
 
Un roman intéressant, tant sur la forme que dans le fond.

 

Merci à Lise, des éditions Folio.
 
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Première participation au challenge “Une année en 14“, organisé par Stephie.
 
Une année en 14
 

4 thoughts on “Tranchecaille – Patrick Pécherot

  1. J'ai vraiment très envie de lire le Remarque, c'est dommage que tu n'aies pas pu faire ton billet (mais non je ne remue pas le couteau dans la plaie !) Celui-ci me tentait bien mais étant dépassée par mes sp depuis janvier, je ne l'ai pas pris.

  2. C'est rigolo, je viens de commander un livre du même type (enquête policière) mais pendant la 2eGM. Celui-là, j'en avais déjà entendu parler mais impossible de savoir où et dans quel contexte….

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