Après – Erich Maria Remarque

Titre original : Der Weg zurück
Traduction (allemand) : Raoul Maillard et Christian Sauerwein
Folio, Gallimard, 1931/2014, 398 pages

 
La première phrase :

Ce qui reste de la deuxième section est affalé en arrière des lignes, dans un bout de tranchée qu’a ravagé le bombardement. Torpeur…

 

L’histoire :
Automne 1918. Des soldats démobilisés regagnent leur ville natale après plusieurs années de sanglants combats. Le retour à la vie civile se révèle toutefois plus difficile que prévu pour ces jeunes gens désabusés, marqués à jamais par l’enfer des tranchées, et confrontés aux dérives d’une société allemande très appauvrie par quatre années de conflit.

 

L’opinion de Miss Léo :

 

Ayant lu (et adoré) le célèbre A l’ouest, rien de nouveau à l’automne dernier (non, je n’ai pas rédigé de billet) (même pas honte), c’est donc tout naturellement que je me suis tournée vers ce qui constitue en quelque sorte la suite de ce formidable roman, puissante évocation de la guerre des tranchées envisagée à travers les yeux d’un (très) jeune soldat allemand.Moins “spectaculaire” que son prédécesseur, Après n’en demeure pas moins édifiant et remarquable à bien des égards, au point que je me demande si je n’ai pas préféré ce second opus, consacré au devenir de l’armée vaincue après l’Armistice. Le calme après la tempête ? Pas si sûr… Au sifflement sinistre des shrapnels (allitération !) succèdent en effet les difficultés (voire l’impossibilité ?) du retour à une vie civile normale pour ces jeunes soldats traumatisés, qui connaissent une paix très relative dans une société en pleine reconstruction. L’Allemagne n’est certes plus en guerre avec le reste du monde, mais les anciens combattants doivent faire face à l’incompréhension de leurs proches, et la plupart d’entre eux se retrouvent confrontés à la terrible vacuité d’une existence absurde et sans saveur, se montrant par ailleurs incapables de renouer avec la vie simple d’autrefois.
 
La guerre n’est pas une simple péripétie que l’on efface de sa mémoire du revers de la main. Les rescapés ont vécu ensemble une expérience collective sans équivalent, qui les rend étrangers aux yeux de leur propre famille. Les compétences particulières développées au front leur sont désormais inutiles, et tous doivent par conséquent songer à leur reconversion, afin de pouvoir survivre dans une Allemagne en proie à la famine, de surcroît fragilisée par une crise économique et un contexte politique des plus instables. Le roman suit le parcours d’un groupe d’étudiants de l’Ecole Normale, contraints de revenir sur les bancs de leur ancienne salle de classe pour y achever leur formation et passer enfin leurs examens. Ces futurs instituteurs acceptent mal d’être ainsi infantilisés, après avoir servi pendant plusieurs années de chair à canon. On est choqué par le manque de considération des “officiels” envers ces soldats sacrifiés, errant sans but à travers les ruines de leur “vie d’avant”, à la recherche d’une nouvelle raison d’être. Ernst et ses camarades ont perdu toute illusion, et refusent désormais de se faire dicter leur comportement par des notables incompétents, férus de grands discours hypocrites militaristes exaltant les nobles valeurs patriotiques. Un vent de timide rébellion souffle donc parmi les anciens combattants, qui semblent par ailleurs avoir oublié les “bonnes manières” (et pour cause !), ce qui n’en finit pas de choquer les civils. Ces jeunes insolents devraient toutefois s’estimer heureux d’être encore en vie et en bonne santé : il est vrai que tous n’ont pas eu cette chance, et que beaucoup de soldats sont revenus mutilés des tranchées, quand d’autres ont tout simplement perdu la raison, et croupissent dans des asiles d’aliénés ! Les survivants semblent donc bénéficier d’un destin privilégié, et devraient par conséquent accepter leur sort avec dignité.
 
Et pourtant… Comment trouver une quelconque satisfaction dans le fait d’apprendre le calcul et la grammaire à des gamins innocents lorsqu’on vient de vivre pendant des mois avec la mort pour seule compagnie, et que l’on retrouve sur la carte affichée au mur de la salle de classe des noms de lieux désormais associés à d’interminables batailles meurtrières (Ypres…) ? Pourquoi se résoudre à mourir sagement de faim quand on peut grappiller quelque nourriture dans les campagnes avoisinantes ? Le quotidien tourne parfois au supplice pour les anciens soldats, hantés par de terribles cauchemars convoquant le souvenir des tranchées et la vision infernale de leurs camarades (ou ennemis) agonisants. La folie n’est jamais très loin, et il semble désormais impossible d’échapper à la violence, sous quelque forme que ce soit. Plus désolant encore : les anciens combattants de tous grades, dans un premier temps unis par une sincère camaraderie née dans le bruit et la fureur du front occidental, ne tardent cependant pas à voir resurgir les différences de classe, qui séparent désormais les frères d’armes d’autrefois, pourtant si proches lorsqu’ils étaient sous le feu de l’ennemi. A la paix succédera la révolution, tandis que les aigris de 14-18 rumineront leur désir de vengeance pendant toute la décennie à venir.
 
L’auteur porte un regard lucide sur une situation désespérée, et se fait entendre à travers la voix de son narrateur, en proie au doute et à de constantes interrogations métaphysiques. Il fait preuve d’une grande humanité, mais peut aussi se montrer très cru lorsque surgissent des réminiscences du front (les descriptions de cadavres éventrés risquent de choquer les plus sensibles d’entre vous, mais il me semble vain de se voiler la face). De multiples aspects intéressants sont abordés tout au long de ce récit sobre et dense, dont on retiendra quelques images marquantes (par exemple le retour de ce soldat sur un ancien champ de bataille, désormais déserté et durablement dévasté par les obus). Sont ainsi évoqués (entre autres) la politique, les relations avec les femmes, la justice ainsi que de nombreux détails matériels, tout ceci permettant de se faire une idée assez précise des conditions dans lesquelles se déroula le retour au bercail des soldats démobilisés dans la plupart des petites villes allemandes. Fait significatif : la défaite militaire est à peine évoquée par le narrateur, comme si cela était totalement secondaire. La notion même de “victoire” est évidemment à relativiser à l’issue d’un conflit aussi barbare qu’inhumain (il n’est d’ailleurs pas sûr que les alliés en soient sortis grandis). Si les toutes dernières pages semble porteuses d’une faible lueur d’espoir, le roman se termine néanmoins sur une note particulièrement désenchantée, annonciatrice du désastre à venir : le bourrage de crâne reprend auprès des plus jeunes, à qui la guerre pourtant si proche est présentée sous un jour glorieux par des groupuscules d’extrême-droite farouchement déterminés à exterminer les bolchéviques.

 

Pour résumer…

 

Erich Maria Remarque livre un récit tragique et poignant, dénué de toute illusion patriotique, qui oscille constamment entre horreur et mélancolie désabusée. Il construit d’un roman à l’autre une oeuvre remarquable (sans mauvais jeu de mots), d’une grande qualité littéraire, dont la portée philosophique et pacifiste semble encore parfaitement d’actualité de nos jours. Je ne compte évidemment pas en rester là avec cet auteur. Me restent encore à lire : L’ennemi, un recueil de nouvelles autour de la première Guerre Mondiale ; Les camarades, superbement adapté au cinéma par Frank Borzage, qui fut en son temps un observateur lucide et éclairé des ravages causés par la montée du nazisme durant les années trente ; Un temps pour vivre, un temps pour mourir, histoire d’un permissionnaire allemand bouleversé par l’ampleur des destructions causées par la barbarie de l’armée hitlérienne. Je m’en réjouis d’avance, et je dois dire que seul le désir de varier au maximum mes lectures me retient de tous les lire dans la foulée !
 
 
 
 
 
Passionnant, poignant, remarquablement intelligent. Coup de coeur !

 

Merci à Lise et Anna, des éditions Folio (et désolée pour le retard).
 
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Nouvelle participation à mon challenge Le mélange des genres, catégorie “Classique étranger”, ainsi qu’au challenge Une année en 14 de Stephie.
 
Une année en 14
 

10 thoughts on “Après – Erich Maria Remarque

  1. Comme je l'avais du chez Lilly, j'ai très très envie de lire ce titre avec vos alléchantes chroniques ! Le devenir des soldats de la première guerre mondiale m'intéresse beaucoup – je pense particulièrement à Septimus dans Mrs Dalloway 🙂

  2. J'ai lu "A l'ouest…" quand j'étais en 3ème ou peut-être en 4ème. Quel livre !!! Une belle chronique Miss Léo qui n'était pas évidente.

  3. Pas encore lu A l'ouest rien de nouveau, mais c'est en projet pour cet été car notre club de lecture a pour thème de la rentrée cette guerre de 14-18. Je note aussi celui-là. Ca a l'air passionnant. J'avais eu un gros coup de coeur pour ma part pour Ceux de 14 de M. Genevoix.

  4. Je viens enfin de me décider à me procurer "A l'ouest rien de nouveau" et là, j'apprends qu'il y a une suite !

  5. Traduction magistrale et effet garanti.Fausse question:pourquoi les nazis n'ont-ils pas accepté cet ouvrage?Pas besoin de ces longues explications de texte qu'on nous imposait en classe.Tout est dit et je cesse de lire,vers la fin,car c'est tellement vrai que c'en est insoutenable..On comprend pourquoi les grands-pères ne parlaient jamais de cette guerre.
    De la part d'une germaniste paresseuse qui lit en Français.

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