Je vous livre mes impressions en avant-première !
Ten little niggers / And then there were none, Agatha Christie (1939)
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Si j’ai été enchantée de cette relecture, je n’aurais probablement pas autant apprécié le roman si je l’avais découvert pour la première fois à trente-neuf ans. Bien que l’intrigue soit parfaitement maîtrisée, je ne crois plus vraiment à la solution apportée par l’épilogue, qui comporte trop d’invraisemblances… invraisemblances qui constituent justement le point de départ de l’essai de Pierre Bayard !
Ten little nigger boys went out to dine
One choked his little self, and then there were nine.Nine little nigger boys sat up very late
One overslept himself, and then there were eight.Eight little nigger boys traveling in Devon
One said he’d stay there, and then there were seven.Seven little nigger boys chopping up sticks
One chopped himself in half, and then there were six.Six little nigger boys playing with a hive
A bumble-bee stung one, and then there were five.Five little nigger boys going in for law
One got in chancery, and then there were four.Four little nigger boys going out to sea
A red herring swallowed one, and then there were three.Three little nigger boys walking in the zoo
A big bear hugged one, and then there were two.Two little nigger boys sitting in the sun
One got frizzled up, and then there was one.One little nigger boy living all alone
He went and hanged himself and then there were none.Source : Frank Green / Wikipedia
La vérité sur “Dix petits nègres”, Pierre Bayard (2019, Ed. de Minuit, 171 pages)
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Accessible et érudit, cet ouvrage malicieux bâtit sa réflexion sur le postulat suivant : et si le coupable proposé par Dame Agatha n’était pas le véritable auteur des meurtres de l’île du Nègre ? Impossible pour moi de résister à pareille accroche ! Il n’est pas nécessaire de relire le roman, puisque Pierre Bayard commence par en rappeler le déroulement (en ce qui me concerne, j’étais tout de même contente d’avoir enchaîné les deux lectures, puisque, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire plus haut, j’avais justement relevé certaines des invraisemblances évoquées par l’auteur).
Petite particularité : ce n’est pas Pierre Bayard qui s’exprime ici, puisque le narrateur n’est autre que le meurtrier de l’île du Nègre, qui confesse ses crimes et s’étonne que personne, parmi les nombreux lecteurs des Dix petits nègres, n’ait remis en question les explications bancales avancées par la Reine du Crime. Il s’agit pourtant d’un véritable essai littéraire, basé sur une analyse méticuleuse du roman, que l’auteur déconstruit avec jubilation. On sent tout le respect que ce dernier porte à l’oeuvre originale, laquelle sert ici d’élément déclencheur pour développer des théories plus générales. J’ai notamment apprécié les pages consacrées au statut du personnage de roman, qui posent la question de l’existence d’un personnage de fiction entre les lignes écrites par son créateur (j’ai choisi mon camp, la position des intégrationnistes étant pour moi la plus séduisante !), ainsi que le chapitre traitant de l’aveuglement et des erreurs de perception. Pierre Bayard revient également sur l’historique des problèmes de chambre close en littérature policière.
Et la solution alternative ? On n’est pas obligé d’y croire (je ne suis moi-même pas convaincue à 100%), mais la proposition est étayée par de solides arguments, issus du texte d’Agatha Christie lui-même (il ne s’agit pas des élucubrations farfelues d’un pinailleur). Les idées développées par Pierre Bayard sont quoi qu’il en soit intéressantes, et nourrissent la réflexion du lecteur, en l’invitant à prendre du recul par rapport au texte littéraire. C’est amusant, souvent passionnant, et surtout très stimulant, d’autant plus que l’auteur implique le lecteur dans le processus (en lui conseillant par exemple d’aller voir la vidéo d’une expérience sur internet).
J’ai passé un excellent moment, et j’ai maintenant envie de lire d’autres titres de Pierre Bayard (je suis particulièrement tentée par son essai sur Roger Ackroyd, ainsi que par Comment parler des livres que l’on n’a pas lus, dont le sujet me paraît très prometteur).
Dix, Marine Carteron (2019, DoAdo Noir, Ed. du Rouergue, 304 pages)
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Le roman reprend la trame de son modèle. On fait la connaissance de la plupart des personnages dans le train qui les amène en Bretagne : trois adultes et sept adolescents issus d’un même établissement scolaire, invités à participer au pilote d’une émission de télé-réalité en forme d’Escape Game littéraire, sur un îlot isolé du Finistère. Alors que surviennent les premières morts suspectes, et tandis qu’éclate une violente tempête, il apparaît rapidement que tous ont quelque chose de grave à se reprocher (il y a quelque chose de pourri en l’Institution Sainte-Scholastique).
Je me répète, mais j’ai une nouvelle fois passé un excellent moment. Marine Carteron signe une réécriture moderne, tout à fait dans l’air du temps, puisqu’il y est question de harcèlement scolaire, d’inceste ou de viol. Rien à dire sur la forme. Dix est un bon roman policier aux allures de thriller horrifique, agrémenté de nombreuses références culturelles (j’ai aimé les allusions aux contes et au mythes qui parsèment le récit). L’auteur joue habilement avec les codes du genre : le suspense monte progressivement, l’alternance des points de vue brouille constamment les pistes, et le mystère demeure entier jusqu’aux toutes dernières pages.
Marine Carteron a bien potassé l’original… ainsi que le code pénal ! On pourra arguer que tout cela n’est pas très crédible, mais le roman d’Agatha Christie ne l’était pas non plus, ce qui n’enlève rien à ses qualités. On pourra également reprocher à l’auteur le manque de profondeur et de subtilité des personnages, trop caricaturaux, qui auraient pu être davantage incarnés… Ceux-ci sont très malsains, ce qui rend le roman assez effrayant (pas tant au niveau des meurtres eux-mêmes que des actes répréhensibles commis par les protagonistes avant leur arrivée sur l’île).
Au-delà de ces quelques réserves, Dix est avant tout un roman intelligent et bien mené, qui procure un véritable plaisir de lecture, ainsi qu’une belle réécriture pleine de malice, qui ne se prend pas trop au sérieux (on a parfois l’impression de lire une parodie de slasher-movie, avec des meurtres invraisemblablement cruels).À recommander aux adolescents… et à leurs parents !
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Bonjour Miss Léo,
C’est le premier roman d’Agatha C. que j’ai lu. Et je me souviens encore de mon impression, entre admiration pour l’auteur et amertume pour l’histoire.
Sacré marathon !