Blonde – Joyce Carol Oates


Traduction (américain) : Claude Seban
Le Livre de Poche, Stock, 2002, 1115 pages

La première phrase :

Alors vint la Mort, le long du boulevard dans la lumière sépia du crépuscule.


L’histoire :

Après une enfance et une adolescence chaotiques, la jeune Norma Jeane Baker effectue des débuts hésitants au cinéma, puis accède à la célébrité en devenant Marilyn Monroe.


L’opinion de Miss Léo :


Quel roman, mes aïeux, quel roman ! J’ai tourné autour de longues années durant, échaudée par quelques aventures malheureuses lors de mes précédentes tentatives oatesiennes (j’ai commencé trois livres de JCO, tous abandonnés après une vingtaine de pages). Faisant fi de mes réticences et de ma tendinite au poignet, je me suis lancée avec courage et abnégation dans ce joli petit pavounet. J’ai su dès les premières phrases que j’allais aimer Blonde, tant pour son écriture que pour la force de son sujet.

Est-il encore besoin de présenter cette biographie fictive de Norma Jeane Baker ? La romancière a changé des noms, inventé des dialogues imaginaires, modifié ou omis quelques faits marquants de la vie de l’actrice ; on retrouve néanmoins dans cette version alternative et romancée toutes les étapes-clés du parcours de la femme qui donna naissance au “mythe” Marilyn. Je n’ai jamais été fan de Marilyn Monroe, bien que je connaisse sa filmographie sur le bout des doigts (All about Eve, Some like it hot et The Seven-Year Itch font d’ailleurs partie de mes films préférés de tous les temps). J’éprouve en revanche depuis longtemps de la sympathie pour Norma Jeane, dont j’avais déjà lu une “vraie” biographie il y a quelques années. Eh bien, figurez-vous que je l’aime encore davantage suite à ma lecture de ce roman !

Joyce Carol Oates plonge dans l’intimité de la star, et lève le voile sur un énorme malentendu. Derrière l’objet sexuel aux cheveux décolorés, façonné et exploité par les mâles dominants du Studio, se cache en réalité une jeune femme timide mais volontaire, drôle et avide de culture, qui sera peu à peu dévorée par son double envahissant. Le masque de cire et les minauderies de la blonde platine dissimulent la personnalité complexe et vulnérable d’une femme qui souffrira toute sa vie de la lubricité et de l’égoïsme des hommes de son entourage, tout en menant paradoxalement une vie indépendante et presque normale, jusqu’à l’issue fatale.

Formidable personnage de roman, Norma Jeane se révèle extrêmement attachante, quoique parfois un peu tête à claques. Née en Californie d’une mère schizophrène et d’un père inconnu, éduquée dans un orphelinat puis en famille d’accueil suite à l’internement de Gladys en hôpital psychiatrique, mariée très jeune à un homme avec lequel elle connaîtra une vie conjugale bien peu exaltante, la future comédienne enchaîne les déceptions amoureuses, et son désir de maternité se retrouve constamment entravé par une multitude d’avortements et autres fausses couches aux conséquences dévastatrices. En manque d’amour depuis sa plus tendre enfance, Norma Jeane se cherchera pendant des années un père de substitution, en multipliant les conquêtes masculines.

Découpé en quatre grandes parties, le récit accorde une large place à la jeunesse (genèse ?) de celle qui deviendra un objet de fantasmes et/ou un modèle pour de nombreu(ses)x américain(e)s. L’enfance et l’adolescence de Norma Jeane sont marquées par ses rêves de cinéma (sa mère travaille comme monteuse dans un laboratoire, et lui laisse entendre que son père serait un acteur connu), ainsi que par des règles douloureuses, souvent évoquées dans le roman, qui lui pourriront durablement l’existence (oui, c’est bien d’endométriose qu’il s’agit, bien que la maladie ne soit jamais explicitement nommée). L’entrée dans l’âge adulte sera quant à elle guidée par deux préoccupations majeures : fonder une famille, et satisfaire ses aspirations artistiques. Norma Jeane sera à deux doigts d’accomplir la première de ses ambitions lors de son mariage avec Arthur Miller, pourtant voué à l’échec. D’un point de vue professionnel, il lui faudra lutter pendant des années pour échapper au carcan dans lequel ses producteurs et agents voudront la cantonner. Artiste polyvalente douée, longtemps affectée à des rôles superficiels, Marilyn n’aura de cesse de prouver son talent, afin que son travail soit enfin reconnu à sa juste valeur.

Porté par une intrigue solide, reposant sur un beau tragique destin de femme à l’immense potentiel romanesque, Blonde ne serait cependant rien sans le talent de Joyce Carol Oates, qui apporte sa patte incomparable à cette biographie si atypique. L’écriture est très particulière, et la construction peut déstabiliser : les nombreux changements de point de vue, les allers-retours dans le temps, la dimension onirique du récit (entre réalisme et divagations) et les partis-pris stylistiques de l’auteur nécessitent ainsi une implication totale du lecteur. La narration s’interrompt parfois, pour inclure ce que l’on imagine être des témoignages de proches, écrits en italique. Les derniers chapitres se distinguent quant à eux par un recours fréquent à l’esperluette, probablement dans le but de traduire le flot de pensées confus d’un personnage à la dérive, dont la destinée semble soudain s’accélérer brutalement. Le texte est très dense, mais ne m’a pas semblé difficile à lire pour autant. Au contraire, je l’ai trouvé très beau, très intense, et surtout extrêmement stimulant. Le fait de connaître à l’avance le dénouement rend quant à lui le récit encore plus poignant : on a la sensation d’être inexorablement aspiré vers la catastrophe qui conclura tragiquement la brève existence de Norma Jeane, ce qui crée une atmosphère étrange et quasi-fantomatique.

Le fond est à la hauteur de la forme. Comme souvent chez Joyce Carol Oates, le roman aborde la question de la condition féminine, dans une société largement patriarcale et encore archaïque à bien des égards. Les femmes ne sont que des corps à exploiter, dont le comportement est constamment dicté par les injonctions de leurs homologues masculins. Elles doivent parfois coucher pour réussir, dans le show-business ou ailleurs. Rares sont celles qui parviennent à emprunter des trajectoires moins balisées ! La grande “Marilyn” n’est elle-même qu’une icône sous-payée, méprisée et raillée, qui porte comme un fardeau le poids de sa célébrité… Blonde explore la face cachée du glamour. Le sexe y est évoqué sous un angle assez sordide, puisqu’il y est régulièrement question d’abus de pouvoir, de violences physiques et psychologiques, ou de relations sexuelles non consenties. Le langage est parfois très cru, mais Oates se montre suffisamment intelligente et subtile pour distiller son propos de façon percutante et pertinente, sans jamais tomber dans la vulgarité ou le voyeurisme. Le roman dresse par ailleurs un portrait au vitriol du monde de l’industrie cinématographique. Le rêve hollywoodien en prend pour son grade ; l’Amérique aussi, dans une période s’étendant de la crise de 29 au règne des Kennedy (qui jouent un rôle peu glorieux dans les derniers chapitres du livre).

Pourquoi pleurait-elle ? Peut-être parce que dans la réalité Cherie (l’héroïne de Bus Stop, NDLA) aurait bu, énormément. Il lui aurait manqué la moitié des dents. Elle aurait été obligée de coucher avec ces salopards. Ça n’avait aucun sens qu’elle arrive à les éviter sauf que le scénario était sentimental et niais et parce qu’en 1956 un film ne pouvait risquer d’être classé X par la Legion of Decency. Dans la réalité, Cherie aurait été battue et sans doute violée. Les hommes se la seraient partagée. Ne me dites pas que le Far West n’était pas comme cela, je connais les hommes. Ils auraient abusé d’elle jusqu’à ce qu’elle tombe enceinte ou perde ses charmes ou les deux. Il n’y aurait pas eu de beau et rustique cow-boy pour la jeter sur son épaule et l’emmener dans son ranch de quatre mille hectares. Elle aurait bu et pris des médicaments pour tenir le coup jusqu’au jour où elle n’aurait plus réussi à se lever, ni même à ouvrir entièrement les yeux, et après ça elle aurait été morte.


Blonde est donc un roman très accessible, malgré sa longueur et sa densité. Cerise sur le gâteau : son intérêt est décuplé pour quiconque (bibi included) se passionne pour l’Âge d’Or hollywoodien. J’ai évidemment adoré toutes les scènes se déroulant sur les plateaux de cinéma, de Quand la ville dort aux Misfits en passant par Bus stop ou Le prince et la danseuse, qui permettent d’appréhender le fonctionnement de la broyeuse machine hollywoodienne (Marilyn étant sous contrat à la 20th Century Fox). J’ai également pris beaucoup de plaisir à essayer de reconnaître les films, les producteurs ou les acteurs avant que ceux-ci ne soient nommés (dans le livre, les personnages célèbres sont désignés alternativement par leur initiale, leur vrai nom, leur prénom fictif ou leur fonction, ce qui donne des surnoms tels que l’Actrice Blonde, la Mendiante, l’Ex-sportif, le Dramaturge, la Brune, les Gémeaux, Z., C. etc… ).

Pour résumer :
Un roman unique, passionnant, captivant. Une oeuvre littéraire intelligente et bouleversante, hypnotique et envoûtante, qui casse les codes de la narration pour nous amener au coeur de la tragédie.

J’aime, et je recommande !

Moralité : à long roman, long billet ! 😉
(c’est dans ces moments là que je me rappelle pourquoi j’écris aussi sporadiquement sur mon blog…)


Puisque me voici réconciliée avec Oates, je compte me lancer très prochainement dans les Mulvaneys (que je lirai en anglais sur ma liseuse).




3 thoughts on “Blonde – Joyce Carol Oates

  1. Comme toi, je tourne au tour depuis des années!! Tous ceux qui le lisent trippent, mais il me fait horriblement peur!

  2. C’est le premier Oates que j’ai lu, et j’ai adoré. Je suis fascinée par Marilyn depuis toujours, je trouve son personnage tellement touchant … Un incontournable de cette auteure. Et je viens d’acquérir “Nous étions les Mulvaney”, qui attend sagement (une brique !)

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