Le grand cahier – Agota Kristof

Points, Editions du Seuil, 1986, 168 pages

 
Les premières phrases :

Nous arrivons de la Grande Ville. Nous avons voyagé toute la nuit. Notre Mère a les yeux rouges.Elle porte un grand carton, et nous deux chacun une petite valise avec ses vêtements, plus le grand dictionnaire de notre Père que nous nous passons quand nous avons les bras fatigués.

 

L’histoire :
Fuyant la famine et les bombardements de la seconde Guerre Mondiale, une mère apeurée confie ses jumeaux à leur Grand-Mère, une vieille femme sale et revêche, qui ne voit pas d’un bon oeil l’arrivée des garçons. Mal nourris et livrés à eux-mêmes, condamnés à exécuter pour leur Grand-Mère les tâches les plus ingrates, les deux enfants peuvent néanmoins compter l’un sur l’autre. Ils prennent en charge leur propre éducation, se livrant ensemble à de petits jeux cruels, et font le récit de leurs activités quotidiennes dans un grand cahier.

 

L’opinion de Miss Léo :

 

Ce court roman est tout à fait étonnant ! Agota Kristof, hongroise exilée en Suisse, faisait partie des auteurs que j’avais très envie de découvrir, et j’ai profité d’une visite à la bibliothèque municipale pour emprunter Le Grand Cahier, premier tome d’une trilogie consacrée aux jumeaux Klaus et Lucas. Je n’ai pas été déçue, puisque j’ai découvert une oeuvre d’une force insoupçonnée, simple en apparence, mais au contenu particulièrement glaçant.Ames sensibles, s’abstenir ! Il s’agit d’un roman très dur et sans concession. L’auteur a pris le parti de relater des faits bruts, dans un style dépourvu de toute émotion. Les deux enfants se soumettent mutuellement à de terribles épreuves, se rendent parfois coupables des pires méfaits envers autrui, mais ne portent aucun jugement de valeur sur leurs actes. Leur récit semble presque anodin, les phrases courtes et le vocabulaire simple contrastant avec la dureté du propos. On est frappé par le détachement avec lequel les jumeaux racontent leur enfance meurtrie, qui bascule parfois dans l’horreur la plus complète, avec la guerre, les bombardements et les déportations en arrière-plan.

 

Agota Kristof dresse le terrible portrait de deux enfants cruels et malfaisants, imperméables à tout sentiment humain, qui se blindent contre les horreurs de ce monde en s’infligeant l’un à l’autre les pires souffrances. Ils se préparent ainsi à surmonter la douleur, ce qui se révélera particulièrement utile lorsqu’ils se verront torturés par un officier à l’occasion d’un interrogatoire “musclé. Remarquablement intelligents, les jumeaux font preuve d’une maturité effrayante, et n’ont rien à envier à leur Grand-Mère en termes de monstruosité (j’ai parfois songé aux charmants petits blondinets du Village des Damnés). Complices en toutes circonstances, ils n’hésitent pas à recourir à la violence lorsque cela leur semble juste, et se montrent en revanche étrangement disciplinés lorsqu’il s’agit de parfaire une éducation académique à leurs yeux encore trop fragmentaire.

 

De surprenants personnages, donc, qui symbolisent parfaitement les maux de leur époque. Leur inhumanité peut être imputée à des conditions de vie difficiles, ainsi qu’au poids d’un environnement universellement violent. La nourriture se fait rare, et chacun lutte pour sa survie, dans un pays sans nom dont on suppose qu’il pourrait s’agir de la Hongrie. La guerre est synonyme de déracinement, de séparation, et le comportement des jumeaux ne fait que refléter de façon extrême les dérives d’un monde devenu incontrôlable. Le roman laisse entrevoir en filigrane les ombres macabres des nombreux destins brisés par le conflit mondial, et aborde de façon remarquablement subtile des thèmes comme le viol, l’exil ou la torture.

 

J’ai été totalement absorbée par ma lecture jusqu’au dénouement, terrible, qui clôt magnifiquement cette oeuvre poignante, qui fut pour moi une vraie révélation. Je lirai bien sûr dès que possible La Preuve et Le Troisième Mensonge, les deux autres volumes de la trilogie.

 

Brillant et saisissant. Coup de coeur !

 

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Nouvelle participation au challenge Voisins, voisines d’Anne, pour la Suisse.

 

9 thoughts on “Le grand cahier – Agota Kristof

  1. Ton article m'interpelle même si quelque part il me fait peur… Comment reprocher à des enfants de devenir des monstres quand ce qu'ils côtoient n'est que monstruosité… Comment apprendre le bien quand on ne voit que le mal…
    je note cette auteure 😉

    1. Les points que tu soulignes font effectivement partie des questions que soulève la lecture de ce roman. C'est assez effrayant, mais très intéressant.

  2. As tu fini la Trilogie depuis ? Car la lecture de l'ensemble approfondit la compréhension de ce premier volume, et la parabole s'élargit de façon remarquable…

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