La bascule du souffle – Herta Müller

Titre original : Atemschaukel
Folio Gallimard, 2009, 351 pages

 

Les premières phrases :
Tout ce que j’ai, je le porte sur moi.
Ou plutôt, tout ce qui m’appartient, je l’emporte avec moi.

 

L’histoire :
Transylvanie, janvier 1945. Le jeune Léopold est déporté à l’âge de dix-sept ans vers un camp de travail russe, dont il ne sortira que cinq ans plus tard. Cinq années de souffrance, aux cours desquelles le travail, la faim, l’épuisement et la maladie deviendront le quotidien de ce jeune roumain d’origine germanique, qui ne cédera pourtant jamais au pessimisme.

 

L’opinion de Miss Léo :

 

Dans la famille “Barbares”, je demande les russes, qui se sont toujours bien défendus en matière de violence et d’atrocités. Ce superbe roman de la romancière allemande Herta Müller, Prix Nobel 2009, aborde en effet un épisode peu connu de la Deuxième Guerre Mondiale, à savoir la déportation par les soviétiques des roumains germanophones de la région du Banat. [Aparté] Encore une histoire de camp et de déportation ?? Mais qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez toi, Mis Léo ??? [Fin de l’aparté]

 

Le jeune narrateur envisage pourtant son départ pour le goulag avec une relative sérénité. On est tout de suite frappé par le calme (l’inconscience ?) avec lequel il se prépare pour ce “voyage” vers l’inconnu, en attendant que la police vienne le chercher à son domicile. Léopold nous décrit minutieusement le contenu de sa valise, tel un enfant vérifiant qu’il n’a rien oublié sur la liste envoyée par la colonie de vacances. Vient alors le moment tant redouté de la séparation. Devant sa mère en pleurs, la grand-mère de Léopold lui glisse à l’oreille ces quelques mots : “Je sais que tu reviendras.” Des paroles toutes simples, à l’impact insoupçonné.

 

“Cette phrase, je l’ai retenue sans le faire exprès, je l’ai négligemment emportée au camp. Je ne me doutais pas qu’elle m’accompagnait, or ce genre de phrase est autonome. Elle a fait son oeuvre en moi, plus que tous les livres que j’avais emportés. JE SAIS QUE TU REVIENDRAS devint l’adversaire de l’ange de la faim, et le complice de la pelle en coeur. Etant revenu, je suis en droit de dire que ce genre de phrase vous maintient en vie.” (p.17)

 

Une première rupture se produit lorsque les prisonniers embarquent à bord du train qui va les mener au goulag (le wagon à bestiaux était décidément très en vogue à l’époque). Le voyage sera long, épuisant, et les déportés endureront maintes humiliations : c’est le début du processus de déshumanisation. Le récit se poursuit par une description très réaliste de la vie quotidienne dans le camp. Rien ne nous est épargné : les travaux forcés (les détenus manient tour à tour la pelle et la pioche, visitent alternativement la cimenterie ou la briqueterie, les plus chanceux se voyant offrir la possibilité de convoyer des marchandises en camion) ; la faim et le froid, qui tenaillent le corps et l’esprit ; l’épuisement, souvent suivi de blessures et de maladies. Le texte fourmille de détails concernant l’état des mains, des pieds, les empoisonnements et intoxications divers dont souffrent ces hommes et ces femmes mal nourris, contraints de travailler dans des environnements hostiles et dangereux. Sans oublier les poux, qui envahissent corps et guenilles, et dont l’on cherche obsessionnellement à se débarrasser.

 

Les cinq années de captivité de Léopold seront rythmées par cette angoissante litanie : 1 pelletée = 1 gramme de pain 1 pelletée = 1 gramme de pain…

 

Herta Müller

 

L’auteur révèle ses sources dans une courte postface. Elle-même fille de déportée, Herta Müller évoque ici le destin de sa mère. Pour bâtir son récit, elle a recueilli le témoignage de plusieurs rescapés,pour la plupart issus de sa région d’origine (le Banat, en Roumanie). Parmi eux, le poète Oskar Pastior, représentant allemand de l’Oulipo.

 

Le propos, âpre et violent, est porté par une écriture extrêmement poétique, festival de métaphores fruitières. Les phrases sont courtes, lapidaires, trahissant l’extrême simplicité de la vie dans le camp. Le récit de Léopold, découpé en soixante-quatre petits chapitres aux titres tour à tour mystérieux ou au contraire très imagés, bascule régulièrement dans une dimension onirique, seul moyen pour l’esprit d’échapper à l’horreur du quotidien. Et l’on découvre que les objets du camp ont une âme, contrairement aux tristes personnages déshumanisés luttant pour leur survie. Constamment accompagné de celui qu’il appelle lui-même son “ange de la faim”, Léopold remet  ainsi son destin entre les mains d’une pelle en coeur, qui deviendra sa plus fidèle alliée.

 

“C’est d’une grande clarté :
1 pelletée = 1 gramme de pain.
Non que j’aie besoin de la pelle en coeur, mais ma faim en est tributaire. Je voudrais que  la pelle en coeur soit mon outil, or elle règne en maître. L’outil, c’est moi. Elle règne, et je me soumets. Il n’empêche que c’est ma pelle préférée. Je me suis obligé à l’aimer. Si je suis servile, c’est parce qu’elle est un meilleur maître quand  je suis docile et sans haine. Je lui suis redevable : pelleter pour avoir du pain m’empêche de penser à la faim. Et la pelle s’arrange pour que le pelletage passe avant la faim, quand cette dernière ne laisse pas de répit.” (p.97)

 

La bascule du souffle évoque également le sort des rescapés. Aux années de misère succède la douleur du retour au pays. Hanté à vie par cette expérience traumatisante, déboussolé, Léopold éprouvera toutes les peines du monde à se réadapter, comme si le séjour dans le camp lui avait définitivement fait perdre toute aptitude au bonheur.

 
“Parmi ces gens gavés de pays natal, la liberté me donnait le vertige. Mon humeur était versatile, rompue à la déchéance et à la peur servile, mon cerveau était dépendant de la soumission.” (p.313)
 

Que dire de plus, sinon que j’ai été captivée de la première à la dernière page par ce roman magnifique et superbement écrit. Je continue donc avec bonheur ma découverte des Prix Nobel de Littérature, qui ne m’ont pour l’instant jamais déçue. Isaac Bashevis Singer, Imre Kertesz, Toni Morrison, Doris Lessing… Tous de purs génies, dont je n’ai pas fini d’épuiser les merveilles !

 

Je pense m’attaquer prochainement à Kenzaburo Oé, V.S. Naipaul et John Maxwell Coetzee, tous trois dans ma PAL.

 

Coup de coeur ! Un très beau livre, sur un sujet difficile.

 

—————————————–

 

 
Ouf ! Troisième participation aux 12 d’Ys, catégorie Prix Nobel. Ma liste se remplit progressivement. Rendez-vous le 21 pour… Chut ! C’est une surprise !!!
 
Mais dites moi… Herta Müller ne serait-elle donc pas allemande ? Et hop, nouvelle contribution au défi Voisins Voisines d’Anne !

 

Livre lu dans le cadre du concours S.T.A.R. (qui est désormais terminé). Figurez-vous que j’ai lu très exactement 5016 pages en un mois, ce que je considère comme un excellent score, compte-tenu de mon emploi du temps démentiel. La gagnante en a lu plus de 11000 !
 

 

 

17 thoughts on “La bascule du souffle – Herta Müller

  1. C'est un texte qui me tente car j'ai envie de découvrir cette auteur. J'ai parfois des difficultés avec les styles trop poétiques, j'espère ne pas me noyer dans celui-là. Je suis contente que ce livre t'ait plu.

    1. Je suis un peu comme toi, je n'aime pas les textes trop poétiques. Il me semble justement qu'Herta Müller a trouvé un bon équilibre, avec un récit qui demeure tout de même assez réaliste et précis dans les descriptions qu'il donne de la vie dans le camp. Je l'ai lu très rapidement, et je n'ai pas eu la sensation d'être noyée, comme cela arrive parfois.

  2. Ce que tu en dis, et les extraits que tu as choisis me donnent très très envie de lire ce livre… Je l'ajoute à ma wishlist !
    J'avais lu dans mon adolescence "prisonnier de Mao", de Pasqualini, franco-chinois enfermé dans les geôles maoïstes pendant des années. De la même manière, on y lit l'abomination avec laquelle des hommes ont traité d'autres hommes qui n'avaient pour tort que d'exister… La fin, l'absurdité, la terreur de la torture ou des exécutions sommaires, le travail pénible et invalidant (il a plié, entre autre, pendant des années des feuilles de papier, jusqu'à en avoir les mains irrémédiablement déformées)…

    Dans les auteurs que tu vas lire, Kenzaburo Oé est un de mes écrivains préférés, ses textes sont magnifiques, parfois très durs, parfois poétiques et optimistes… Mes préfés : "dites-nous comment survivre à notre folie", "le jeu du siècle", et "une famille en voie de guérison", un très beau texte autobiographique, tournant autour de la figure de son fils, handicapé mental.

    Sinon, c'est amusant, j'ai lu précisément une page de moins que toi pour le STAR : 5015 p ! Et j'ai l'impression d'avoir "beaucoup" lu pendant ce mois-là, alors j'ai un peu de mal à imaginer comment j'aurais pu en lire le double ! (enfin si : en arrêtant de bosser et en envoyant mes enfants en pension, peut-être ??)

    1. Merci pour la référence ! Je la note soigneusement.
      J'ai très envie de lire Kenzaburo Oé, encore plus après ton commentaire enthousiaste.

  3. Il faudra que je me lance…mon épouse était bouleversée devant ce récit…Je n'ai pas lu grand chose de Oé mais j'ai apprécié.

    1. La bascule du souffle : C'est un livre qui fait froid dans le dos. Les métaphores sont très belles mais leur rôle n'est pas seulement esthétique, elles permettent au personnage principal de survivre. Il y a une sorte de regard glacé, un refus de l'émotion qui créent une distanciation par rapport à la lecture comme si nous étions des spectateurs.
      Pour les 12 d'Ys, j'ai choisi Gibier d'élevage de Oé. Mais j'espère avoir le temps de revenir sur les prix Nobel que je n'ai pas lus!

    2. Tu as tout à fait raison de signaler que le lecteur se retrouve en position de spectateur ! Je trouve cela intéressant : en se barricadant et en se réfugiant dans un monde onirique, le narrateur se protège des horreurs du camp, mais il se coupe aussi du reste du monde (lecteur inclus). L'auteur interdit volontairement toute empathie : le récit n'en est que plus effrayant.

      J'adore les 12 d'Ys ! J'ai envie de tout lire. Si seulement j'avais plus de temps…

  4. Très beau billet. Mais le style de l'auteur me fait peur, je crains que ce ne soit pas du tout mon style.

    1. Je n'étais moi-même pas sûre d'apprécier, mais j'ai été très agréablement surprise. Je pense que j'aurais eu plus de mal si je l'avais lu il y a quelques années.

  5. J'avais vu un billet de Claudia et elle m'a gentillement prêté le livre. Malheureusement, quand ça va mal, ce genre de lecture – décrire l'horreur vécu par des rescapés de camps – n'est pas conseillé. J'ai fini par l'abandonner mais je le reprendrai certainement par j'avais été frappé par son écriture, poétique… J'ai hâte de découvrir ce livre..

    1. De rien. J'ai enchaîné avec des lectures plus légères (je ne peux tout de même pas lire que des histoires de déportation) !

  6. Je l'ai dans ma pile et j'avais déjà beaucoup apprécié son style dans "l'homme est un faisan sur terre". Elle écrit merveilleusement.

    1. J'ai envie d'en lire d'autres ! J'ai lu pas mal d'avis négatifs sur "La convocation", mais "L'homme est un faisan sur Terre" me tente beaucoup.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *