Carmilla – Joseph Sheridan Le Fanu

 Traduction : Jacques Papy
Le Livre de Poche 2 euros, 1871, 123 pages

 

La première phrase :
En Styrie, bien que nous ne comptions nullement parmi les grands de ce monde, nous habitons un château ou schloss.

 

L’histoire :
La jeune Laura vit avec son père dans un château isolé de Styrie, où elle mène une existence solitaire en compagnie de sa gouvernante et de sa préceptrice. L’arrivée impromptue de Carmilla vient bouleverser l’ordre établi. Troublée par la présence de cette invitée énigmatique, Laura se donne corps et âme à la vénéneuse Carmilla, tandis qu’une étrange maladie mortelle se répand dans les environs.

 

L’opinion de Miss Léo :

 

Tiens, un auteur victorien ! J’ai découvert Sheridan Le Fanu à l’occasion du mois irlandais, piloté de main de maître par notre amie Cryssilda. Je ne me serais probablement pas laissée tenter par la très subtile couverture de la présente édition si je n’en avais lu une critique positive chez George quelques jours auparavant. Je nourris en effet depuis quelques années une certaine méfiance envers tout ce qui touche de près ou de loin aux vampires, malgré l’amour inconditionnel que je porte à l’oeuvre du sieur Bram Stoker (lui-même irlandais et grand admirateur de Le Fanu). C’est l’effet Twilight !J’ai donc cédé à l’appel de Carmilla, publié pour la première fois en 1871, qui fait figure de précurseur dans un genre littéraire de nos jours très codifié : le roman vampirique. Je l’ai acheté parce qu’il était court ! Non, ne riez pas, il s’agit là d’une qualité fort appréciable, que j’ai hélas trop souvent tendance à négliger. Je ne peux que me féliciter de cette initiative, puisque j’ai réussi à le lire en moins de deux heures (soit moins de temps qu’il ne m’en aura fallu pour écrire mon billet).
 

 
L’auteur convoque une imagerie gothique traditionnelle, et immerge son lecteur dans une atmosphère fantastique vaguement angoissante. Il convient évidemment de se mettre à la place du lectorat de l’époque, qui découvrait les caractéristiques d’un genre dont nous sommes tous devenus plus ou moins familiers avec le temps. Tous les ingrédients sont ici réunis : un manoir isolé dans la lande autrichienne (la Styrie a pour capitale la ville de Graz), une tombe perdue au milieu des ruines, des vampires aux déplacements fantômatiques et aux dents pointues, qui passent la nuit dans leur cercueil et que l’on tue d’un simple pieu dans le coeur… Les victimes présentent les symptômes habituels : rêves agités, frissons glacés et extrême pâleur, le tout conduisant à une lente déchéance aboutissant inévitablement à la mort.
 
“Elle me caressa de ses mains, puis s’étendit à côté de moi et m’attira contre elle en souriant. Aussitôt, j’éprouvai un calme délicieux et me rendormis. Je fus réveillée par la sensation de deux aiguilles qui s’enfonçaient profondément dans ma gorge, et je poussai un cri perçant.” (p.30)
 
Point de bluette sentimentalo-métaphysique à la Twilight ni de grotesques effets gores dans ce récit par ailleurs très sensuel. Nous sommes ici confrontés à un charmant vampire femelle, beauté fatale énigmatique s’abreuvant du sang de ses victimes, lesbienne de surcroît. Et en plus, elle mord ! Ladite victime est une jeune femme pure et naïve (évidemment), en proie à un trouble grandissant, qui ne tardera pas à succomber à l’attrait d’une relation interdite et malsaine. La thématique homosexuelle est ouvertement abordée, et il ne subsiste aucune ambiguité quant à la nature de la relation entre les deux jeunes femmes (bien que la narratrice envisage un instant la possibilité que son amante puisse être un homme travesti). L’auteur multiplie les références aux “lèvres brûlantes” de Carmilla, qui lui permettront de tenir Laura en son pouvoir.
 
“Parfois, après une heure d’apathie, mon étrange et belle compagne me prenait la main et la serrait longtemps avec tendresse ; une légère rougeur aux joues, elle fixait sur mon visage un regard plein d’un feu languide, en respirant si vite que son corsage se soulevait et retombait au rythme de son souffle tumultueux. On eût cru voir se manifester l’ardeur d’un amant. J’en étais fort gênée, car cela me semblait haïssable et pourtant irrésistible. Me dévorant des yeux, elle m’attirait vers elle, et ses lèvres brûlantes couvraient mes joues de baisers tandis qu’elle murmurait d’une voix entrecoupée : “Tu es mienne, tu seras mienne, et toi et moi ne ferons qu’une à jamais !” Après quoi elle se rejetait en arrière sur sa chaise-longue, couvrait ses yeux de ses petites mains, et me laissait toute tremblante. ” (p.54)
 
Ce joli roman, un peu trop court à mon goût, n’est certes pas un coup de coeur, mais n’en demeure pas moins une lecture extrêmement plaisante et non dénuée d’intérêt, à l’écriture pleine de charme, très XIXème siècle. Il y a bien quelques petites lourdeurs ça et là, des figures de style parfois agaçantes (la narratrice prend maladroitement le lecteur à témoin, et insiste constamment sur l’étrangeté de son récit). Rien de rédhibitoire cependant. J’ai maintenant envie de découvrir les autres romans de Le Fanu. Je me dis également qu’une petite relecture de Dracula s’impose ! Professeur Van Helsing, me voici.
 
Une jolie découverte, à lire si vous aimez Dracula et les romans gothiques du XIXème siècle .
 
Carton jaune au traducteur : celui-ci se permet de dénigrer le style de Le Fanu dans un avertissement placé en début d’ouvrage. Bien que le récit présente effectivement quelques maladresses (Le Fanu était malade lorsqu’il rédigea Carmilla), je ne vois vraiment pas l’intérêt d’insister aussi lourdement sur ces lacunes. Monsieur Papy en remet une couche dans d’exaspérantes notes de bas de page, soulignant certaines incohérences du texte original. Comme s’il craignait que ces erreurs puissent lui être imputées. J’ai trouvé cela très curieux…

 

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Ce court roman, lu pendant le mois irlandais, me permet d’inaugurer ma participation au défi Cent Pages, organisé chez La part manquante. Il compte également pour le Challenge Victorien d’Aymeline.

 


 

 

15 thoughts on “Carmilla – Joseph Sheridan Le Fanu

  1. J'ai lu ton billet un peu en travers vu que je compte le lire moi-même bientôt. Mais, ce que j'en ai lu me plaît 🙂 Ces notes du traducteur ont l'air effectivement bizarres…

  2. J'aime beaucoup ce récit malgré ses imperfections. Je n'ai pas lu d'autres livres de l'auteur en revanche, il va peut-être falloir remédier à cela.

  3. Comme toi, la couverture aurait été rédhibitoire et le thème également mais aurait été peut-être atténué par l'époque de l'écrit. J'avoue qu'en lisant tes impressions, je suis curieuse et le tout me titille assez pour le mettre sur ma liste de lecture. Merci pour ce partage!

  4. Après cette lecture, j'ai eu envie de découvrir d'autres oeuvres de cet auteur… même avec ses imperfections, c'est mille fois mieux que tout ce qu'on peut lire et voir actuellement sur les vampire !

  5. Je suis contente qu'il t'ait plu ! La préface du traducteur m'a aussi beaucoup surprise, je trouve étonnant de publier un roman en ne cessant de souligner les erreurs, mais ton hypothèse est sans doute la bonne 😉 !

    1. Contente de ne pas être la seule à avoir été dérangée par les avertissements du traducteur ! Encore merci pour la découverte. Passe de bonnes vacances.

  6. Décidément, tes avis sont toujours très complets, c'est agréable de venir sur ton blog !
    Ce que tu as dit de ce récit m'a rappelé La Dame pâle de Dumas sur le même sujet. Je n'apprécie pas plus que cela les vampires, mais celle-ci semble intéressante, bien plus que toutes les "sauveuses" du monde aux dents pointues actuelles.

    1. Oh, merci pour le compliment ! Tu vas me faire rougir, d'autant plus que je ne suis pas toujours convaincue de la pertinence de mes billets.
      Camilla est effectivement une belle surprise. Je n'ai pas lu La Dame pâle. Tu m'intrigues.

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