Rat Noir, Syros, 2008, 260 pages
La première phrase :
Lyon, le 3 octobre 1942
Mon bien cher Jacques,
Quelle joie de recevoir ta belle lettre qui est arrivée ce matin – après d’interminables pérégrinations – jusque dans notre misérable “zone libre” !…
L’histoire :
Paris, 1942. Paula Karlinski a vingt ans. Réfugiée en zone sud avec sa mère et son petit frère après avoir échappé à la rafle du Vel d’Hiv, elle finit cependant par regagner la capitale occupée, espérant y retrouver son père Chaïm, un peintre renommé d’origine polonaise que l’invasion nazie et les lois anti-juives ont contraint à la clandestinité. Son petit ami et camarade de khâgne non juif Jacques Masaran a quant à lui réussi à fuir en Angleterre, après avoir été arrêté pour port illégal de l’étoile jaune (un geste de provocation mal perçu par les autorités).
1997. Jacques Masaran vit désormais en France. Quelle n’est pas sa surprise lorsqu’il découvre sur un site internet consacré aux enfants juifs cachés pendant la guerre la petite annonce suivante : “Qui se souvient de Paula Karlinsli (Paule Carlin), 26, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, Paris, khâgne Louis-le-Grand 1941-1942 ?” Paula ! Un amour de jeunesse depuis longtemps disparu, auquel Jacques n’a jamais cessé de penser depuis. Le vieil homme décide alors de rencontrer l’auteur de l’annonce.
L’opinion de Miss Léo :
J’ai emprunté ce roman jeunesse à la bibliothèque, après en avoir lu des critiques élogieuses sur les blogs de George et Bianca. Il n’est pas rare que nos avis convergent, et ce fut encore le cas cette fois-ci, puisque je suis à la limite du coup de coeur. Le roman de Romain Slocombe est il est vrai assez exceptionnel, sur un sujet que l’on pourrait pourtant qualifier de “casse-gueule” (oui, je sais, mon vocabulaire laisse à désirer). Les romans sur la deuxième Guerre Mondiale et la déportation des juifs sont légion, et j’en ai moi-même lu un certain nombre. On peut donc considérer que je possède une certaine “expérience” en la matière, ce qui ne m’a pas empêchée d’être positivement impressionnée par la qualité du présent opus, qui aborde de façon remarquable les événements de l’année 1942. Rien n’est édulcoré dans ce roman destiné aux adolescents, dont l’approche se révèle totalement non-infantilisante (j’ai toujours peur de me heurter à des raccourcis hâtifs lorsque je me lance dans ce type de publication). Ne nous voilons pas la face : Qui se souvient de Paula ? est un roman qui remue les tripes, tour à tour angoissant et profondément émouvant. Cela m’a rappelé le formidable Journal d’Hélène Berr, document encore plus poignant car autobiographique.
Le récit s’ouvre sur un document historique, à savoir la Circulaire n°173-42, signée par le Directeur de la Police Municipale, qui ordonnait et précisait ainsi les circonstances de la rafle du Vel d’Hiv. Il s’agit d’un texte officiel, très froid, d’une précision mécanique et inhumaine. Le ton est donné, et le contexte clairement établi ! Cela tranche avec la suite du roman, qui se décompose en trois parties. La première se présente sous la forme d’une lettre pleine d’espoir adressée par Paula à son ami Jacques, exilé à Londres depuis quelques mois. La jeune femme raconte comment elle a échappé à la Rafle, et fait part de ses inquiétudes ainsi que des difficultés rencontrées pour subsister. Nous découvrons une jeune personne brillante et enjouée, à laquelle il est évidemment très facile de s’attacher. La deuxième partie évoque le retour de Paula à Paris. Celle-ci doit braver mille dangers, ne sachant plus à qui se fier dans cette grande ville où les dénonciations et les arrestations arbitraires sont désormais monnaie courante. Elle subit mépris et rejet de la part de ses anciens amis bourgeois, qui ne peuvent envisager un seul instant de fréquenter une juive, que les nouvelles lois ont mise au ban de la société. L’auteur effectue ensuite un bond dans le temps de plus de cinquante années, pour se consacrer à l’enquête menée par Jacques dans la troisième et dernière partie, laquelle lève peu à peu le voile sur le destin de Paula.
La rigueur historique est au rendez-vous, ce qui donne de la crédibilité à un récit par ailleurs très cru et plein de pudeur (comme quoi, les deux ne sont pas forcément antinomiques). On ressent la peur qui était alors le quotidien des français, qu’ils soient juifs, catholiques ou athées. Certains réussissent à passer entre les mailles du filet, tandis que d’autres se voient arrêtés pour des prétextes futiles, et c’est avant tout un sentiment d’injustice qui prévaut. Pourquoi lui et pas moi ? Certains tentent d’agir contre l’ennemi allemand, rongés par la culpabilité ou mus par des convictions plus profondes ; les actes d’héroïsme se multiplient. D’autres se livrent au contraire à des dénonciations et des trafics en tout genre, n’hésitant pas à collaborer avec l’occupant dans l’espoir d’en tirer quelque profit substantiel. Cette période de l’Histoire est restituée dans toute sa complexité, et Romain Slocombe offre une vision convaincante du Paris des années 40, peuplé de jeunes zazous et d’innombrables salauds, mais aussi et avant tout de français terrifiés et affamés, démunis face à la violence arbitraire du régime en place.
Paula elle-même subit de plein fouet les événements, et perd peu à peu ses illusions et sa foi en l’avenir. La jeune étudiante semble bien fragile, et la course effrénée dans laquelle elle se lance pour échapper aux autorités semble inévitablement vouée à l’échec. Comment lutter contre le déferlement de folie initié par la machine de propagande nazie ? Comment continuer à vivre lorsque l’on se ronge les sangs au quotidien en pensant à ses parents disparus ? On imagine sans peine l’angoisse de ces dizaines de milliers d’individus devant faire face à la mort ou à la disparition d’un proche, vivant dans l’attente permanente d’hypothétique nouvelles. Les survivants seront quant à eux marqués à vie par ces années de disette et d’effroi, et certains se sentiront à jamais coupables d’avoir échappé à la mort.
Les scènes consacrées à la déportation des convois vers Auschwitz et au retour des survivants sont brèves mais très impressionnantes. L’auteur n’hésite pas à marquer les esprits, mais il le fait avec justesse et intelligence, sans chercher à atténuer le sentiment d’horreur que cela suscite inévitablement chez le lecteur, qu’il soit adulte ou adolescent. Il faut tout de même avoir le coeur bien accroché, et les âmes les plus sensibles auront peut-être du mal à venir à bout de certains passages. Il n’empêche que le travail effectué par Romain Slocombe me paraît tout à fait remarquable et indispensable (devoir de mémoire oblige), d’autant plus que le roman possède d’indéniables qualités littéraires : le style est fluide et agréable, et la composition originale ménage un certain suspense quant au destin de Paula, sans que cela ne paraisse jamais déplacé ou artificiel. Je préconise pour ma part la lecture de ce très beau texte dans tous les collèges de France et de Navarre ! Je vais encore être mauvaise langue (quel plaisir de dire du mal gratuitement !), mais je trouve cet ouvrage infiniment plus subtil et autrement plus digne que le navet film La Rafle de Rose Bosch, honteusement racoleur et manipulateur, en plus d’être médiocre sur un pur plan cinématographique. Il est néanmoins possible de réussir une oeuvre de qualité sur un sujet difficile : Qui se souvient de Paula ? en est la preuve éclatante !
P.S. La bibliographie est très intéressante. L’auteur s’est inspiré de différents ouvrages, en particulier de lettres et témoignages de déportés, qui ont inspiré l’histoire de Paula. Je ne peux pas lire QUE des ouvrages sur la deuxième Guerre Mondiale et les camps, mais cela me donne tout de même quelques pistes et envies.
Un excellent roman noir pour adolescents, sur fond de réalité historique. Intéressant et poignant.
A lire et à offrir !
A lire et à offrir !
Contente que nos billets t'aient donné envie de le lire et que tu l'ai autant aimé. Ton billet, brillant, bien meilleur que le mien, est à la hauteur de ce grand roman, et j'espère qu'il va inciter d'autres lectrices à le lire, il le mérite tellement !
Je suis un peu en retard dans mes réponses aux commentaires… Merci pour le compliment, qui me va droit au coeur !
Comme Bianca je suis contente que tu aies aimé ce roman ! J'ai le même avis que toi sur le film "La rafle", le sujet n'a pas besoin d'un surplus de pathos.
C'est vrai que la bibliographie est intéressante et donne envie d'approfondir la lecture de ce roman en lisant quelques uns des documents cités.
Je suis un peu en retard dans mes réponses aux commentaires… Merci de m'avoir permis de découvrir ce roman, dont je conserve encore un souvenir très fort deux semaines après l'avoir lu.
Tu m'as convaincue, je vais le lire !
Dans le genre navet pire que La Rafle, il y a eu le très mauvais elle s'appelait Sarah qui fait que pour l'instant je n'ai jamais lu de Tatiana de Rosnay (qu'à vu de nez je place au niveau de Marc Lévy). Au moins, La Rafle a eu le mérite de plaire aux gamins. Voilà ça fait toujours plaisir d'être mauvaise langue avec toi.
Le bouquin n'était pas si mal, du moins dans sa partie "historique" (la partie moderne était en revanche catastrophique). Je n'ai cependant pas particulièrement envie de lire d'autres romans de l'auteur !
Ca ne m'étonne pas que les gamins aient aimé "La Rafle. Il n'empêche que je trouve ce film consternant.
Je suis contente que tu confirmes la qualité de ce roman ! je ne l'ai pas (encore) lu mais il plait énormément aux élèves (ils sont toujours assez remués lorsqu'ils me le rendent …)
Je comprends que les élèves soient retournés ! Je ne suis moi-même pas restée insensible à cette histoire.
Je suis maintenant convaincue de la qualité de ce roman. A rajouter sur ma PAL pour le challenge littérature jeunesse/ Young Ado.
Excellente idée !
Après Monsieur le commandant, je vais lire celui-ci, ta chronique me donne très très envie! Je suis d'accord avec toi, nombreux sont les auteurs qui opèrent des raccourcis simplistes avec ce sujet casse-gueule (et tant pis pour le vocabulaire, hein!). Dans Monsieur le commandant aussi, il y a une bibliographie à la fin. Merci pour la découverte!
De rien. J'espère qu'il te plaira, et je lirai ton avis avec intérêt.
P.S. J'ai reçu "Deux dans Berlin" (que j'avais découvert sur ton blog) à la dernière Masse Critique de Babelio. Je suis ravie !