Le voyage de Simon Morley – Jack Finney

Titre original : Time and again
Traduction (américain) : Hélène Collon
Denoël, Collection Lunes d’encre, 1993, 538 pages

 

La première phrase :
En manches de chemise, comme toujours quand je travaille, j’ébauchais les contours d’un savon scotché dans le coin supérieur de ma table à dessin.

 

L’histoire :
New York, 1970 et des poussières. Simon Morley, vingt-huit ans, dessinateur dans une agence publicitaire, est recruté par l’équipe du professeur Danzinger, dont les travaux ont conduit à l’élaboration d’un projet scientifique révolutionnaire. Sa mission : remonter le temps. Son objectif : New York… en 1882 ! La méthode préconisée par Danzinger ne nécessite aucun appareillage sophistiqué, et repose sur un simple conditionnement mental et physique. Il suffit au voyageur spatio-temporel de s’imprégner de l’époque dans laquelle il désire se rendre, tout en évacuant les pensées, comportements et autres artefacts matériels qui l’ancrent dans le présent. Simon Morley doute, hésite, mais finit par se prendre au jeu ; il s’installe dans un appartement du Dakota, espérant ainsi créer les conditions propices à son évasion vers un passé révolu… 
 
L’opinion de Miss Léo :

 

Je poursuis mon exploration des classiques de la SF anglo-saxonne, avec cette réédition du roman de Jack Finney, par ailleurs auteur de L’invasion des profanateurs (les fameux Body Snatchers). Saluons pour commencer le formidable travail graphique effectué sur la couverture (à laquelle la photo ci-dessus ne rend pas justice) : celle-ci est superbe, et je l’ai longuement observée en amont, troublée par cette mosaïque oppressante et vaguement angoissante de photos de la ville de New York au XIXème siècle. L’effet est saisissant !

 

Le voyage dans le temps est ici dépouillé de ses atours technologiques. Point de machine sophistiquée ni de véhicule spatio-temporel chez Jack Finney ! Le retour vers le passé s’effectue par la seule force de la pensée, moyennant quelques efforts de conditionnement préalables. Cela m’a rappelé le navet sirupeux film Somewhere in time, dans lequel Christopher Reeve se retrouvait propulsé en 1912 par des moyens similaires. La notion d’espace-temps revêt un caractère éminemment fascinant, en ce qu’elle se révèle particulièrement complexe à appréhender : j’aime me perdre dans les réflexions que suscite inévitablement ce type d’ouvrage, et je me plais à imaginer les implications que pourrait avoir une telle avancée scientifique.Simon profite de son séjour en 1882 pour enquêter sur le suicide d’un aïeul de sa petite amie Kate. Cet embryon d’intrigue policière sert de fil conducteur au récit, mais l’essentiel est ailleurs ! J’ai avant tout été séduite par l’atmosphère de ce roman de science-fiction atypique, dont le rythme lent en déroutera plus d’un. Jack Finney nous convie à une longue promenade dans les artères animées d’une New York aujourd’hui disparue, dont subsistent toutefois quelques vestiges (à commencer par la numérotation des rues, qui permet à Simon de s’orienter sans trop de mal dans la métropole, malgré l’absence de gratte-ciel et autres silhouettes familières facilement identifiables). J’ai été littéralement happée par les longues descriptions de la ville et de ses habitants, qui n’ont fait qu’accroître la fascination que j’entretiens vis à vis de la Grande Pomme. Je tiens toutefois à préciser que ce côté très descriptif pourrait être perçu comme un handicap par des lecteurs moins au fait de la géographie new yorkaise. Mieux vaut en effet connaître la ville pour apprécier pleinement ce roman, par ailleurs agrémenté de nombreuses illustrations intégrées au récit par le narrateur, photographe à ses heures perdues. L’auteur restitue à merveille l’ambiance trépidante de cette fourmilière sillonnée par les omnibus, le tumulte des avenues commerçantes contrastant toutefois avec le calme paisible d’un Central Park identique à celui que nous connaissons aujourd’hui. Le périple de Simon le conduira notamment dans une pension de famille peuplée d’individus à la forte personnalité, qui donneront un tour inattendu à son séjour…
 
J’ai donc aimé flâner dans les rues en compagnie du personnage principal, très sympathique au demeurant (un anti-héros intelligent et réfléchi comme on les aime). Celui-ci est frappé par la vie qui se dégage des hommes et des femmes qu’il côtoie en 1882, vie que ni les photographies ni les objets d’époque ne parviendront jamais à restituer. Il accède ainsi à l’inaccessible, réalisant par là même un fantasme d’historien ! Oeuvre de science-fiction mâtinée d’un solide arrière-plan historique, le roman de Jack Finney est de ce point de vue à rapprocher de ceux de la génialissime Connie Willis, pour laquelle le voyage dans le temps sert de prétexte à l’évocation d’une époque ancienne. L’aspect humain y joue un rôle essentiel, de même que les relations entre les différents protagonistes, qui conditionnent les développements ultérieurs de l’intrigue.
 
Souvent jubilatoire, Le voyage de Simon Morley joue sur la fibre nostalgique, à travers la problématique de l’évolution d’une ville, ici envisagée comme une entité vivante, vouée à se développer et à subir des mutations irréversibles. Le fait que le roman débute dans les années 70 lui donne d’ailleurs un côté légèrement désuet, que goûtera le lecteur du XXIème siècle. D’abord imperceptibles au quotidien (chaque jour ressemble à s’y méprendre au précédent), les changements sont pourtant considérables à l’échelle de plusieurs décennies : le tissu urbain évolue, les rares îlots champêtres disparaissent au profit d’une jungle de béton, et l’environnement devient vite méconnaissable, de même que la société qui l’habite. C’est dans un monde encore plein d’espoir que se retrouve propulsé Simon Morley : les conditions de vie (et de travail) y sont parfois difficiles, mais les progrès de la science laissent augurer le meilleur pour l’avenir. Eradication des maladies, exploration de planètes et de galaxies lointaines (anticipée par Jules Verne), confort grandissant des habitations, effervescence intellectuelle et technologique… Simon reçoit comme une bouffée d’air pur l’enthousiasme et la fraîcheur de Julia Charbonneau, aux charmes de laquelle il ne demeure pas insensible, bien que près d’un siècle les sépare !
 
La participation du jeune homme au projet du professeur Danzinger permet à l’auteur de soulever les traditionnelles questions d’ordre éthique relatives à la thématique du voyage spatio-temporel. A-t-on le droit de modifier le passé pour servir des intérêts gouvernementaux, au risque d’influer sur le déroulement de l’histoire ? Quid du risque de paradoxe ? Etroitement supervisé et contrôlé par ses employeurs, Simon Morley se verra parfois confronté à des choix difficiles, auxquels il tentera d’apporter des réponses sensées, en accord avec ses propres idéaux. Le lecteur reste quant à lui libre de mener sa propre réflexion, tout en s’amusant d’une intrigue ludique et extrêmement divertissante.
 
Pour résumer : j’ai beaucoup aimé ce roman, dont le rythme contemplatif séduira peut-être davantage les lecteurs de romans historiques que les amateurs de SF pure. J’ai pris plaisir à suivre les errances new-yorkaises de Simon, entrecoupées de quelques péripéties menées tambour battant, et agrémentées d’une histoire d’amour sobre et sensible, ainsi que d’une réflexion bien sentie sur l’évolution de la société américaine. J’y ai bien décelé ça et là quelques longueurs, mais cela ne m’a pas empêché de le dévorer en quelques petites heures, avant de le refermer à regret.
 
Un beau roman, que je recommande tout particulièrement aux amoureux de la ville de New York.
 
Lu dans le cadre d’un “partenariat” avec les éditions Denoël.
 
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Nouvelle participation au challenge Petit Bac d’Enna, catégorie Prénom.
 

 
Pavé de mai chez Bianca.

 

 

11 thoughts on “Le voyage de Simon Morley – Jack Finney

  1. J'avais déjà très envie de le lire (je l'ai demandé lors de l'édition de Masse Critique), mais alors là encore plus ! Je viens d'ailleurs de finir All Clear que j'ai refermé avec un gros pincement au coeur.

    1. J'avais envie de mourir lorsque j'ai terminé All Clear (j'ai lu les deux tomes en trois ou quatre jours, tu imagines le déchirement) ! Jack Finney est un peu moins enthousiasmant que Connie Willis, mais son roman n'en demeure pas moins passionannt.

  2. ah je n'ai pas rêvé , tu avais disparu des radars depuis un petit moment ( le Slow Blogging fait des ravages 😉
    Bon la SF ce n'est pas ma tasse de thé … quoique ton billet soit fort bon . J'ai été ravie de lire chez Galéa que pour toi ausssi un (bon) billet c'était plusieurs heures de travail 🙂

    1. Tiens, ça me rappelle que j'ai complètement oublié de commenter ton billet sur le Slow-Blogging (dans lequel je me reconnais tout à fait)…
      J'écris lentement, et je suis une éternelle insatisfaite.

  3. J'ai failli le demander pour le partenariat, mais comme je l'avais déjà lu (et aimé) il y a longtemps, je n'ai rien demandé. Tu sais qu'il existe une 'suite'? (que j'ai lue bien sûr, un poil en dessous, mais TB aussi tout de même.

  4. Voilà qui semble être un voyage dans le temps comme je les aime – où l'Histoire a plus de place que la technologie. Je note ! Mais pour l'heure, un autre roman à base de voyage dans le temps m'attend (si tu vois ce que je veux dire… Merci tout plein pour ça :*)

  5. Rhalala, +1 dans ma wishlist!
    Bon apr contre, je ne savais pas qu'il s'agissait d'un "classique" -donc merci pour l'info- je pensais que c'était une nouvelle sortie 🙂

  6. Comme je ne suis pas une lectrice de SF mais de romans historiques, me voilà rassurée car il m'attend dans ma PAL !

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