Verticales, 2017, 218 pages
La première phrase :
L’histoire :
L’opinion de Miss Léo :
Bienvenue à Agbogbloshie ! Bienvenue en Enfer ! Bienvenue dans un premier roman qui décoiffe !
Il y a un petit quelque chose de Maylis de Kerangal chez Guillaume Poix, dans le côté précis, viscéral et quasi-documentaire de son écriture lyrique et limpide. Il émane de ce récit une grâce singulière, qui doit beaucoup aux choix narratifs opérés par le primo-romancier rhodanien, lequel traite avec maestria d’un sujet rarement abordé en littérature.
Agbogbloshie, voilà donc ce que cache le mot – décharge électronique où s’empilent congélateurs et réfrigérateurs, tous les degrés de la chaîne du froid, du chaud, aussi : déblai de gazinières, fers à repasser, machines à café, équipements d’intérieur modernes, mais surtout amas d’ordinateurs, écrans, modems et télévisions, agrégat de tablettes, téléphones, claviers et smartphones, entassement de moniteurs, imprimantes, processeurs, souris, périphériques, disques durs, bandes magnétiques et disquettes, montagne de cd, cd-rom, dvd et blu-ray, coulisses d’un nouveau monde pas tout à fait recyclé.
Roman engagé, Les fils conducteurs évoque la question de l’obsolescence et du gaspillage, et nous plonge (littéralement) le nez dans nos déchets, en dénonçant les aspects les moins reluisants de la mondialisation. Jacob, onze ans, orphelin de père, vit avec sa mère, Ama la vendeuse d’eau, et travaille chaque jour dans la décharge, pour subvenir aux besoins de la famille. Il fouille sans relâche les moindres recoins de ce cimetière technologique envahi par les mouches et les effluves de substances toxiques, à la recherche d’appareils à revendre et autres métaux précieux. Comme Jacob, ce sont des dizaines de malheureux gamins sacrifiés qui renoncent à leur innocence et se bousillent la santé, pour quelques cédis durement gagnés ; ces enfants « jetables » (comme les ordures sur lesquelles ils triment !) tombent sous la coupe de caïds à peine plus âgés qu’eux, qui se livrent à de véritables luttes de pouvoir pour régner sur ce tas d’immondices.
Et puis il y a Thomas… Un jeune homme bien sous tout rapport, auquel le lecteur pourra aisément s’identifier. Thomas, qui ne se souvient pas d’avoir égaré son 50 mm, échoué au fond de la Méditerranée lors d’un voyage en Corse (ce n’est pas bien grave, il en achètera un autre). Thomas et sa trousse à pharmacie, emplie de moult médicaments et autres tubes de crème solaire. Thomas, qui s’ennuie à l’hôtel, en attendant qu’on daigne lui ouvrir les portes de la décharge. Thomas et ses ambitions artistiques. Thomas, qui souhaite alerter ses concitoyens sur un désastre écologique et sanitaire, et dont le reportage photo sera financé par… Total ! Le personnage, sans être totalement antipathique, n’a rien d’un modèle ; pur produit des classes moyennes de la société occidentale, il pèche par son inconséquence, plus que par une réelle volonté de nuire, et participe malgré lui au carnage qu’il entend dénoncer.
Nous y voilà : Thomas n’a pas pris un vol direct Paris-Accra, simplement parce qu’il a prévu de s’y rendre, tout là-bas, par voie maritime, et que pour ce faire, il a jugé opportun de transiter par Hambourg. Il désire en effet suivre le trajet des déchets électroniques. Il a prévu de gagner Agbogbloshie et de mitrailler sur place afin d’alerter ses semblables non seulement sur le désastre écologique en cours, mais aussi sur les filière illégales de recyclage qui causent le désastre susmentionné en approvisionnant quotidiennement ce lieu infernal, opération qui se fait grâce aux cargos sur lesquels Thomas s’apprête à embarquer, l’un d’entre eux tout au moins, le Blue Storm, nom un peu pompeux quoique poétique s’est-il dit au moment de préparer le voyage, espérons juste que de storm, il n’y en aura pas pendant la traversée : on n’a pas nécessairement le pied marin, mais bon on verra bien.
L’auteur comme le lecteur adoptent simultanément la position de coupable et d’observateur, ce qui se révèle pour le moins perturbant. On suit ainsi sur quelques pages l’épopée d’un petit téléviseur de couleur blanche, ayant appartenu dans les années 80/90 aux parents d’un certain… Guillaume Poix ! Devenu obsolète, le poste embarquera ensuite à bord d’un cargo à destination d’Accra. Bien que la plus grande partie de l’ouvrage se déroule à Agbogbloshie, Les fils conducteurs est avant tout un roman sur l’Occident, et sur le regard que peut porter un Thomas sur le sort peu enviable d’un Jacob. Je ne peux pas tout à fait affirmer que j’y ai pris du plaisir (il s’agit d’un texte très dur, qui traite de réalités peu reluisantes), mais je l’ai trouvé d’une grande qualité littéraire, et le style très personnel de l’auteur m’a beaucoup plu. Guillaume Poix effectue un remarquable travail sur la langue, que ce soit dans les partie descriptives ou dans les dialogues (les gamins d’Agbogbloshie s’expriment avec un vocabulaire bien à eux). Il trouve la bonne distance, et parvient à insuffler de la vie à son récit, par ailleurs dépourvu de toute complaisance larmoyante ou moralisatrice. Il s’agit bel et bien d’une fiction, pas d’un pamphlet ! On sent qu’il s’agit du travail d’un homme de théâtre (je verrais bien son texte déclamé sur scène).
Pour résumer : Guillaume Poix, nouveau-venu sur la scène littéraire française, signe un premier roman très riche, qui prend aux tripes, assaisonné d’une pointe d’humour et de cynisme pour mieux dénoncer. La tension dramatique croît progressivement, jusqu’au dénouement, effrayant d’immoralité (et pourtant tellement banal). Je l’ai lu d’une traite, avec un sentiment de malaise diffus.
Un premier roman singulier, qui déstabilise et interpelle.
À découvrir.
Encore un titre à noter.
Je l’ai acheté par hasard, sans en avoir entendu parler avant, et j’ai été très agréablement surprise (je ne m’attendais pas à ça).