Purge – Sofi Oksanen

Le Livre de Poche, Editions Stock, 2008-2010, 430 pages

 
Les premières phrases :

Aliide Truu fixait une mouche du regard et la mouche la fixait aussi. Elle avait des yeux globuleux et Aliide en avait la nausée.

 

L’histoire :
1992, Estonie. La vieille Aliide Truu découvre une jeune femme blessée et hagarde dans le jardin de sa ferme. D’abord méfiante, elle la recueille, la soigne, l’interroge. Zara est russe. Elle a quitté Vladivostok pour Berlin, dans l’espoir d’y poursuivre des études. C’est à Berlin qu’elle croise la route de Pacha et Lavrenti, mafieux russes sans scrupule, qui l’obligent à se prostituer. Meurtrie, Zara parvient à s’enfuir à l’occasion d’un voyage en Estonie, et échoue sur le pas de la porte d’Aliide. La rencontre entre les deux femmes oblige la vieille Aliide à se replonger dans son propre passé, quelques cinquante ans auparavant, alors que, toute jeune femme, elle vivait auprès de sa soeur Ingel et de son beau-frère Hans…. Une histoire trouble, entachée de violence et de mensonge, qui embrasse celle de l’Estonie et de l’Union Soviétique.

 

L’opinion de Miss Léo :

 

Il m’aura fallu du temps avant de me décider à lire Purge, que j’avais pourtant repéré dès sa sortie en librairie. J’avais peur d’être déçue, après avoir lu tant de critiques positives sur ce roman couronné de nombreux prix, peur aussi de me confronter à une lecture trop plombante, compte-tenu de la force du sujet traité. Après une première tentative avortée, c’est finalement la lecture commune organisée par Une Comète et Philisine Cave qui m’aura décidée à franchir le pas.Première lecture commune, premier succès ! J’ai commencé Purge une dizaine de jours avant la date prévue  pour la publication du billet, et ne l’ai plus lâché. Sofi Oksanen installe d’emblée une ambiance lourde et poisseuse, oppressante pour le lecteur comme pour les personnages : papiers peints défraîchis, omniprésence des mouches, jets de pierre inquiétants sur la porte d’Aliide, mutisme et angoisse de Zara, dont le corps meurtri et le regard fuyant laissent imaginer les pires sévices… On comprend vite que l’histoire sera douloureuse.
 

Le récit alterne présent et passé, plongeant le lecteur au coeur d’une poignante tragédie familiale, sur fond de réalisme historique. On découvre la vie en Estonie en 1936. Aliide jalouse sa soeur Ingel, à qui tout réussit. La charmante Ingel fait tourner la tête des hommes, lave la vaisselle comme personne (sic) et gagne chaque année “les concours de traite des Jeunesses rurales” (p.139). Humiliation suprême : Ingel épouse Hans Pekk, dont Aliide tombe éperdument amoureuse. Les rancoeurs accumulées à l’adolescence en font un personnage aigri et ambigu, que la jalousie conduira à commettre l’irréparable, après avoir trahi sa patrie en épousant un communiste russe.
 
Sofi Oksanen aborde sans complaisance le sujet des humiliations et violences faites aux femmes, victimes perpétuelles de l’Histoire, jetées en pâture à la barbarie des hommes tout-puissants. Le roman contient plusieurs scènes de viol très évocatrices. Les femmes survivent, mais seront à vie rongées par la honte, avilies par le dégoût de leur propre corps martyrisé, obsédées par le besoin d’expier leur “crime”. La soumission des femmes accompagne celle de l’Estonie, tombée sous le joug de l’URSS et exploitée jusqu’au sang. La chute du mur et l’explosion du bloc soviétique ne semblent pas devoir améliorer leur sort…
 
D’autres thèmes intéressants sont évoqués, en rapport avec le contexte historique : la vie en pays occupé (par les Allemands puis par les Russes), la collaboration avec l’ennemi, les déportations massives en Sibérie ou encore la propagande. L’on apprend par exemple comment la catastrophe de Tchernobyl sera totalement passée sous silence en Estonie… [Aparté] Ils auraient dû faire comme nous : refouler le nuage radioactif aux frontières ! [Fin de l’aparté]
 

Sofi Oksanen

 
La tragédie est enrobée d’un certain mystère. Pourquoi Zara a-t-elle précisément atterri chez Aliide ? Pourquoi cette jeune femme russe parle-t-elle estonien ? Progressivement surgit la probabilité de l’existence d’un lien entre les deux femmes, toutes deux réticentes à évoquer leur passé. Il me semble avoir lu je ne sais plus où que Purge était un roman dans la lignée d’Expiation, de Ian McEwan (petit bijou anglais, que je considère comme l’un des meilleurs livres des douze dernières années). Je n’ai pas tout de suite vu la filiation, mais celle-ci apparaît peu à peu, à mesure que se dessine la tragédie d’Aliide, rongée par la jalousie, la culpabilité et le mensonge. Les secrets familiaux sont peu à peu révélés, au fil d’un récit captivant.
 

Le style de Sofi Oksanen, efficace et prenant, crée néanmoins une certaine distance : on suit les événements de l’extérieur, avec effroi, sans s’attacher aux personnages. C’est tout le paradoxe de ce livre, à la fois fresque historique romanesque envoûtante et témoignage âpre et dur, coupant court à toute identification. Certaines scènes sont particulièrement éprouvantes (âmes sensibles, s’abstenir).

 

Si j’ai fortement apprécié cette lecture, je n’en nourris pas moins quelques regrets. J’aurais aimé en savoir plus sur Zara, dont le personnage ne sert qu’à donner une résonance contemporaine à l’histoire d’Aliide, autour de laquelle tourne l’essentiel du récit. Sur un plan purement documentaire, j’aurais souhaité avoir davantage de détails sur la vie dans le logement collectif, l’organisation du kolkhoze, et autres spécificités délicieusement soviétiques. Attention, j’ai bien conscience que ce n’est pas le sujet du livre, et qu’il n’appartient qu’à moi d’aller chercher ailleurs ces informations ! Bref, il ne s’agit que de quelques réserves mineures, totalement subjectives qui plus est, qui ne m’ont en rien gâché le plaisir de la découverte.

 

Détail appréciable : l’histoire de l’Estonie est brièvement résumée à la fin de l’ouvrage, sous forme d’une chronologie rappelant quelques dates clés. Chronologie bienvenue pour la charmante ignorante que je suis (il est vrai que je ne me suis jamais intéressée de près à l’histoire des pays baltes) ! Comme souvent, j’ai envie de me documenter et de lire d’autres témoignages, afin d’approfondir ma connaissance du sujet. Des titres à me recommander ?
 
Je tiens pour finir à remercier mes co-lectrices. Merci de m’avoir donné la motivation nécessaire pour me plonger dans ce beau roman, qui restera l’un des temps forts de mon année littéraire. Merci aussi pour les sympathiques échanges de mails qui ont accompagné cette lecture. Je recommence quand vous voulez !
 
Découvrez d’autres avis chez Une Comète, Philisine Cave, Anne, Sharon et Hélène (en espérant qu’elles aient toutes réussi à publier leur billet à temps)
 
 
Un roman dérangeant et captivant (presque un coup de coeur). A lire !
 
———————————–

 

Quatrième participation au Défi Voisins Voisines organisé par Anne.
 

 

Livre lu dans le cadre du défi S.T.A.R. de Liyah.
 

 

12 thoughts on “Purge – Sofi Oksanen

  1. j'avais trouvé ce roman vraiment passionnant et fascinant; et les deux axes qui m'ont intéressée sont d'une part le côté historique (je m'intéresse toujours beaucoup à l'histoire de l'URSS), et d'autre part le "catalogue" des diverses violences et humiliations dont sont victimes les femmes, à toutes les époques, sous tous les régimes… violences et humiliation qui parvient à détruire leur "humanité"…

  2. Tu fais bien sentir tous les thèmes du livre. C'était une lecture tellement forte que j'ai vraiment eu beaucoup de mal à rédiger mon billet. En plus, je ne voulais vraiment pas en dire trop sur les relations entre les soeurs.

    1. J'ai moi aussi eu beaucoup de mal à rédiger mon billet. Il m'aura presque fallu plus de temps pour l'écrire que pour lire le livre !

  3. Ca tombe bien pour moi car j'ai préféré le personnage d'Aliide et sa complexité, son incroyable (apparent) détachement, et maintenant je peux vous le dire : ce que j'ai préféré, c'est la description minutieuse d'un quotidien oublié, celui des conserves, des confitures, du kombucha, bref, celui des femmes aux foyer d'antan… 😉

    1. Il est vrai que le personnage d'Aliide est sans doute le plus intéressant des deux, par sa complexité et son ambiguité.

  4. Tu as raison de rappeler les mouches et la première phrase tellement évidente …quand on a lu le livre ! J'aime ta façon d'aborder les relations familiales, de rappeler aussi l'épisode Tchernobyl (j'ai halluciné autant que toi) et c'est quand tu veux pour une future LC (ce fut ma première, à moi aussi, et un vrai beau moment ensemble !)

  5. Ce livre ne m'a pas tenté à sa sortie, mais à voir fleurir tous ces éloges, je m'y mettrai dès que l'occasion se présentera !

  6. Tout comme toi, je l'ai repéré dès sa sortie et là, bien qu'il soit dans ma PAL, j'ai peur de l'ouvrir !

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *