Titre original : Hakase no aishita sushiki
Traduction : Rose-Marie Makino-Fayolle
Editions Acte Sud, collection Babel, 2003, 245 pages
Les premières phrases :
Nous l’appelions professeur, mon fils et moi. Et le professeur appelait mon fils Root. Parce que le sommet de son crâne était aussi plat que le signe de la racine carrée.
L’histoire :
1992. La narratrice est embauchée comme aide-ménagère chez un ancien mathématicien d’une soixantaine d’années, devenu amnésique à la suite d’un accident de voiture. Bien que l’autonomie de sa mémoire ne soit que de quatre-vingt minutes, il a cependant conservé intacts son goût pour les chiffres et ses capacités intellectuelles. Une complicité se noue entre la jeune femme et le professeur, qui demande alors à rencontrer son fils de 10 ans, qu’il surnommera Root (racine carrée). Le trio va vivre pendant quelques mois une belle relation, basée sur la transmission et le partage. Le professeur s’efforce de faire comprendre la magie des mathématiques à un Root sceptique, qui se laissera cependant peu à peu convertir. Une belle amitié naîtra de leur passion commune pour le base-ball, sport très populaire au Japon.
L’opinion de Miss Léo :
La formule préférée du professeur est un très beau livre ! L’intrigue est simplissime mais étrangement envoûtante, les personnages, peu nombreux, sont extrêmement attachants, bien que leur nom ne soit jamais révélé. Je suis tout de suite tombée sous le charme de ce roman subtil et superbement bien écrit, qui explore la séduisante thématique de la mémoire et de la transmission. J’ai longuement hésité quant au choix de mon premier Yôko Ogawa, impressionnée par le flot de critiques très élogieuses dont celle-ci fait régulièrement l’objet sur la blogosphère. Celui-ci est vraiment très accessible, y compris pour ceux et celles d’entre vous que rebuterait une littérature japonaise parfois très poétique, et par conséquent assez hermétique pour nous autres pauvres occidentaux.
L’auteur fait preuve de beaucoup de sensibilité dans la description des relations qui s’établissent entre le professeur et le jeune garçon. Leur rencontre va redonner un sens à l’existence bien terne de cet homme brillant mais trahi par sa mémoire, qui survit grâce aux chiffres et aux démonstrations mathématiques. Commence alors une belle histoire d’amitié inter-générationnelle entre un homme solitaire et un enfant sans père, qui vont s’entraider et se stimuler mutuellement, dans la plus pure tradition japonaise (il me semble que le respect dû aux aînés est une valeur essentielle au sein de la société nipponne).
Yôko Ogawa |
J’ai beaucoup aimé le personnage de la mère, qui fait preuve d’une très grande ouverture d’esprit, et semble ressentir une affection bien réelle pour ce vieil homme déboussolé. Avec son fils, elle oeuvrera sans répit pour assurer le bien-être et le bonheur de celui qui leur aura tant appris. Car le professeur se révèle excellent pédagogue. Il parvient à donner le goût des maths à Root et à sa mère, leur laissant entrevoir les mille et une merveilles d’un univers fascinant aux possibilités infinies. Cet apprentissage débouchera sur une dernière page très émouvante, en tout cas de mon point de vue (je ne vous raconterai pas la fin, nananère).
“- C’est quoi votre numéro de téléphone ?
– 576 1455
– 5761455, vous dites ? N’est-ce pas merveilleux ? Il est égal à la quantité de nombres premiers qui existent jusqu’à cent millions.
Il hochait la tête, comme s’il était véritablement émerveillé.
Même si je n’arrivais pas à comprendre en quoi mon numéro de téléphone était merveilleux, la chaleur qui se dégageait de sa voix arriva jusqu’à moi. Il ne paraissait pas étaler ses connaissances, bien au contraire, je ressentais sa réserve et sa franchise. Cette chaleur me plongeait dans l’illusion que mon numéro dissimulait une destinée particulière, et que mon destin qui était de l’avoir était peut-être particulier lui aussi.” (p.14)
La formule préférée du professeur est AUSSI un roman sur les mathématiques, abordées par le biais de la fascination exercée sur le professeur par les nombres premiers, les nombres amis et autres beautés arithmétiques, auxquelles il tente d’initier ses nouveaux compagnons.
“Il traitait Root comme un nombre premier. De la même manière que pour lui les nombres premiers constituaient la base sur laquelle s’appuyaient tous les nombres naturels, il pensait que les enfants étaient un élément indispensable pour nous, les adultes. Il croyait que c’était grâce aux enfants qu’il existait ici et maintenant.” (p.176)
Que les allergiques aux mathématiques se rassurent ! Les quelques problèmes proposés par le professeur sont très abordables, et le texte de Yôko Ogawa permet d’appréhender la beauté de l’univers des nombres. On en sort légèrement plus instruit, ce qui est toujours appréciable pour un roman (surtout lorsque celui-ci est aussi convaincant par ailleurs).
Il est vrai que le mathématicien est une espèce un peu à part. Je suis bien placée pour en parler, moi qui ai très rapidement renoncé à poursuivre des études de mathématiques pour m’orienter vers la chimie, bien plus rationnelle à mes yeux (et nettement plus adaptée au câblage de mon cerveau). It is a truth universally acknowledged that all professeur de mathématiques digne de ce nom entretient des rapports très particuliers avec les nombres premiers. J’ai un jeune collègue, par ailleurs très sympathique, qui règle systématiquement son réveil à 7h19 ou 7h27. Je n’ose même pas imaginer dans quel état il se lèverait si le réveil venait à sonner à 7h24 (divisible par 2, par 4, par 181, par 362) ! La journée en serait probablement irrémédiablement gâchée. Sachez qu’il y a en tout 211 heures “premières” dans la journée (ce dont m’a gentiment informée le collègue en question). No comment…
La formule préférée du professeur ? Le théorème d’Euler, pardi !
Sous une apparente simplicité se cache en réalité un roman assez surprenant, que je recommande sans réserve.
Petit coup de coeur !
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Pour prolonger le plaisir :
J’ai deux autres romans de Yôko Ogawa dans ma PAL : Hôtel Iris et La marche de Mina. Il semblerait que les univers proposés par l’auteur évoluent considérablement d’un roman à l’autre. Espérons que ceux-ci me séduiront autant que le présent opus !
Concernant les mathématiques :
Allez jeter un coup d’oeil aux ouvrages de Denis Guedj, qui proposent un excellent travail de vulgarisation et accordent une large place à l’épistémologie.
– Le théorème du perroquet
– Le mètre du monde
– One Zéro Show
– Le mètre du monde
– One Zéro Show
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Nouvelle lecture pour le challenge Dragon de Catherine (le Japon, encore et toujours).
Moi aussi j'ai Hotel Iris dans ma PAL 🙂 Bizarrement, j'ai préféré une thématique sexuelle à une thématique sur les mathématiques pour découvrir Ogawa …Mais je suis quand même convaincue par ton billet !
C'est vrai qu'Hotel Iris a l'air nettement plus dérangeant.
Ce roman est en effet le plus accessible de Yoko Ogawa. Jusqu'ici, cette romancière ne m'a pas déçu mais je n'ai pas encore lu ses récits les plus étranges comme Hôtel Iris, aussi dans ma PAL.
Tu as lu lesquels ?
J'avais bien apprécié ce roman, moi aussi.
En revanche, 725 n'est pas un nombre premier (divisible par 5)mais 727 en est un, ton collègue à l'esprit tordu doit se réveiller à 7h27. Je n'en vois vraiment pas l'intérêt d'ailleurs, mais à chacun ses délires 😉
Je voulais effectivement écrire 7:27 ! Merci de m'avoir signalé la coquille. Comme tu le dis, cela ne présente effectivement aucun intérêt. 😉
Ca a l'air plus attirant que ce que j'ai lu ! Effectivement, elle change complètement d'univers par rapport au recueil de nouvelles les paupières que j'avais vraiment trouvé dérangeant… Je suis un peu refroidie ! En revanche, les maths et moi, ça fait 2, la logique, je ne sais pas ce que c'est, mais ce roman-ci me tente bien !!! PS : J'ai le théorème du pérroquet : il faut que je le lise aussi !
Je suis curieuse de lire ses autres ouvrages, sur lesquels les critiques sont très partagées (certaines blogueuses adorent, d'autres n'adhèrent pas du tout).
Le théorème du perroquet est un livre intéressant (pas de la grande littérature, mais ça se lit bien).
Merci pour cette belle note de lecture dans le challenge ; c'est un roman qui est dans ma LàL depuis trop longtemps !
De rien. J'essayerai de changer de pays la prochaine fois !
il est dans la lal depuis sa sortie… la honte !
Je crois que nous en sommes toutes là…
Pour ce qui est du Théorème du Perroquet, les maths abordées deviennent vite difficiles pour ceux qui n'ont pas entrepris des études scientifiques. Pour le reste, pourquoi pas ? Même si j'ai l'impression que l'auteure est restée sur l'arithmétique, contrairement à Denis Guedj qui a abordé dans sa globalité l'histoire des mathématiques et ses différents champs.
J'ai lu Le Théorème du Perroquet il y a une douzaine d'années. Je ne me souvenais pas qu'il était si difficile pour les non-initiés…
je suis une nullité en maths mais je trouve ça quand même très intéressant d'aborder ce genre de thème en littérature je le note donc 🙂
Les japonais sont très forts pour oser ce genre de mélange improbable (chronique familiale pleine de sensibilité + mathématiques).