Magellan – Stefan Zweig

Traduction : Alzir Hella
Grasset, Le Livre de Poche, 1938

 
Les premières phrases :

Au commencement étaient les épices. Du jour où les romains, au cours de leurs expéditions et de leurs guerres, ont goûté aux ingrédients brûlants ou stupéfiants, piquants ou enivrants de l’Orient, l’Occident ne veut plus, ne peut plus se passer d'”espiceries”, de condiments indiens dans sa cuisine ou dans ses offices.

 
L’opinion de Miss Léo :

 

Quelle superbe entrée en matière ! Stefan Zweig annonce d’emblée la couleur : en choisissant de retracer la vie du fameux navigateur portugais, c’est en réalité à un fascinant voyage dans le temps que le romancier autrichien nous convie. Nous sommes au début de la Renaissance, alors que l’Europe ouvre enfin les yeux, après avoir subi plusieurs siècles d’obscurantisme moyenâgeux. C’est l’époque des Grandes Découvertes, marquée par les exploits de Christophe Colomb ou Vasco de Gama, qui annoncent la formidable odyssée de Magellan. Avant de s’intéresser à l’homme et de nous conter son histoire, l’auteur prend soin d’installer le décor, de préciser le contexte historique. Son récit démarre ainsi par une très belle évocation de la “course aux épices”, qui conduisit les européens, plus particulièrement les portugais et leur voisins ibériques, à se lancer dans de vastes et ambitieuses explorations maritimes, dans le but d’asseoir leur domination sur le commerce mondial, tout en étendant leur empire colonial. Je suis restée scotchée dès les premiers paragraphes, magnifiés par la superbe plume de Zweig (auteur que j’apprécie énormément par ailleurs).Les enjeux politiques et économiques étant clairement définis, nous découvrons les premières années de service de Fernao de Magalhanes (1480-1521), jeune portugais discret au caractère affirmé, qui se forgea une solide expérience comme soldat et marin lors de ses premiers voyages dans les mers du Sud. Magellan a la conviction qu’il existe une route permettant de gagner les Moluques par l’est. De retour au pays, le jeune homme s’exile en Espagne, afin d’y trouver les soutiens nécessaires à l’accomplissement de son rêve. Magellan triomphe de tous les obstacles, et obtient enfin de l’empereur Charles Quint la permission d’affréter une flotte, dont la mission sera de trouver au plus vite le chemin des « îles des épices ». Il faudra pour cela contourner le continent américain, ce qui ne semble pas effrayer Magellan, persuadé de connaître l’emplacement du fameux passage reliant les deux océans.
 

Victoria
(plus petit vaisseau et seul rescapé de l’expédition)

 
Stefan Zweig ne néglige pas l’aspect logistique, et nous offre une description minutieuse de la préparation du voyage. Ce sont finalement cinq navires de tailles diverses et 265 hommes qui quitteront l’Espagne, par un beau jour de septembre 1519, avec à leur bord une cargaison contenant des vivres en quantité suffisante pour nourrir l’équipage pendant deux longues années, ainsi que le matériel nécessaire à l’entretien et la réparation des navires. J’ai trouvé fascinants ces multiples détails d’ordre technique, qui ajoutent au réalisme du récit, et permettent de mieux appréhender l’ampleur de cette valeureuse expédition.
 
« L’alpha et l’oméga de toute nourriture, c’est le biscuit du marin : Magellan en a fait embarquer 21380 livres, qui coûtent, avec les sacs, 372510 maravédis. […] A côté des sacs de farine, de haricots, de lentilles, de riz et autres légumes secs se trouvent 5700 livres de porc salé, 200 tonneaux de sardines, 984 fromages, 450 cordons d’ail et d’oignons. »
 
Des chiffres qui laissent rêveur…
 
Les côtes du Brésil sont désormais en vue. A l’enthousiasme des premières semaines succèdent rapidement le doute et le découragement. Toujours pas de passage à l’horizon ! Les navires explorent minutieusement chaque baie, chaque golfe, descendent vers des latitudes de plus en plus élevées, encore jamais atteintes par aucun navire. Les marins y découvrent de nouvelles peuplades, tels les patagons (ainsi nommés à cause de leurs grands pieds). Magellan devra également compter avec l’insubordination des autres capitaines de la flotte, qui semblent douter de ses capacités, alors que se profile déjà l’éventualité d’un échec. Les différentes étapes du voyage sont retranscrites avec précision par Zweig, dont la principale source fut le journal de bord du jeune Antonio Pifagetta, chroniqueur « officiel » de l’expédition.
 

Détroit de Magellan (dessin de Pigafetta)

 
On ressent une grande émotion lorsque les navires découvrent enfin le détroit, après de longs mois d’ennui et d’épreuves. Il s’agit d’un très beau moment, dont l’impact historique accentue la portée émotionnelle. L’acharnement de Magellan aura finalement eu raison des difficultés.
 
« Et soudain quelque chose se produit que personne n’aurait osé attendre de cet homme de fer. Lui qui n’a encore jamais trahi ses sentiments, il est vaincu par l’émotion qui lui monte à la gorge. Ses yeux se remplissent de larmes, chaudes, brûlantes, qui coulent le long de ses joues et roulent dans le buisson épais de sa barbe : Magellan pleure de joie. »
 
C’est ensuite la (très) longue traversée du Pacifique, qui verra les marins endurer mille souffrances : famine, scorbut, épuisement, maladie… Tout y passe, et la fin semble proche. La découverte des Philippines mettra heureusement un terme au calvaire de la flotte.
 
Un personnage hors du commun
 
Il est évident que Zweig éprouve la plus grande admiration envers Magellan. On le sent fasciné par l’exploit, impressionné par la rigueur méticuleuse qui permit au navigateur de mener à bien cette entreprise hasardeuse, dont la portée doit être mesurée à l’aune du contexte historique de l’époque. Il semble aujourd’hui incroyable que des hommes aient osé embarquer ainsi pour un aussi long voyage vers l’inconnu, sans même avoir la certitude de trouver une terre hospitalière à l’issue de leur périple. N’oublions pas que personne n’avait encore aucune notion de la taille réelle du globe, et que l’on croyait les distances beaucoup plus courtes qu’elles ne l’étaient en réalité.
 
Moi qui ai le mal de mer sur une mer d’huile, je trouve par ailleurs inconcevable d’affronter l’océan sur de minuscules vaisseaux de bois, dont on imagine sans peine l’état après deux ans de navigation autour du monde. Un pari fou, que seule la volonté et la foi inébranlables de Magellan permirent d’accomplir.
 
Celui-ci est un personnage complexe, dont l’un des points faibles semble être la communication (ce qui lui vaudra quelques désagréments et une mutinerie au large de la Patagonie). Sans minimiser ses défauts, Zweig insiste cependant sur sa grande intelligence diplomatique : n’ayant aucune velléité guerrière, Magellan fut toujours bien accueilli par les indigènes, avec qui la prise de contact se fit généralement en douceur. Il obtint ainsi la conversion consentie au christianisme de bien des individus, sans pour autant avoir recours à la force, comme le firent avant lui les conquistadores en Amérique. Magellan, un colonialiste pacifiste ?
 
Comble de l’ironie : Magellan mourra bêtement aux Philippines, dans une rixe stupide avec une tribu locale. Il n’atteindra jamais les Moluques, et n’obtiendra donc pas de son vivant la reconnaissance qu’il méritait. Il n’est d’ailleurs pas le seul ! Des 265 membres d’équipage, seuls dix-huit survivants reviendront à leur port d’origine, à bord du Victoria, seul navire rescapé après deux années d’errance. On imagine sans peine ce qu’ils ont dû ressentir en arrivant au large de l’Espagne.
 

Archipel des Moluques (îles des épices)

 
Cette biographie se lit comme un roman d’aventures. Au fil d’un récit passionnant et bien documenté, Stefan Zweig nous offre un superbe témoignage historique sur un monde en pleine mutation, qui voit les découvertes les plus folles bouleverser les connaissances scientifiques. C’est ce qu’on appelle le progrès ! Le périple de Magellan aura ainsi apporté la preuve de la sphéricité de la Terre, et sensibilisé la communauté scientifique à la notion de décalage horaire (anecdote savoureuse, que j’ai eu grand plaisir à lire en fin d’ouvrage). Cette première circumnavigation permettra également d’établir de nouvelles cartes.
 
Quant au détroit de Magellan, ainsi nommé en l’honneur de son découvreur, il restera à jamais un détroit dangereux, et une voie maritime peu empruntée, les navigateurs préférant contourner le cap de Bonne-Espérance, ou même transbahuter leurs marchandises par l’isthme de Panama.
 
 
Coup de coeur ! J’ai succombé à ce beau récit plein de rebondissements, qui rend magnifiquement hommage à un homme et une épopée hors du commun. J’étais jusque là peu habituée aux biographies, mais cette jolie découverte m’encourage à en lire d’autres (à commencer par celles de Zweig, qui en a publié plusieurs).
 
 
Un grand merci à Ys, sans qui je n’aurais peut-être pas pris la peine d’ouvrir ce livre, ainsi qu’à Plume, dont l’avis est tout aussi enthousiaste que le mien.
 
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Livre lu pour Les 12 d’Ys, catégorie Biographie.
 
Nouvelle contribution au projet Non Fiction de Flo, après Le chapeau de Mr Briggs.
 
Et une deuxième biographie pour le challenge d’Aline.
 

 

19 thoughts on “Magellan – Stefan Zweig

  1. J'ai beaucoup aimé les bio de Zweig mais je trouve dommaqe que ses références ne soient pas plus précises ( avec n
    ° de pages et édition). En revanche, ça se lit vraiment avec plaisir… Depuis que j'ai vu 1492 j'ai envie de découvrir tous ces grands voyageurs… Pas encore eu le temps mais c'est noté pour cette bio !

  2. J'avoue que sans ce challenge, je ne me serais pas plongée non plus dans cette lecture (les biographies, ce n'est guère mon truc 😉 !) et pourtant oui, j'ai été conquise, entièrement !
    Ton billet est superbe et merci pour le lien.

  3. J'ai beaucoup aimé ses biographies de Marie-Antoinette et Marie Stuart, je note celle-ci qui a l'air on ne peut plus intéressante !

  4. C'est noté ! Ton enthousiasme pour ce livre est communicatif et les premières lignes semblent vraiment prometteuses.

    Il y a juste un détail qui m'ennuie : est-ce que le Moyen Âge est vraiment présenté comme période sombre et dénuée d'intérêt ou est-ce que Zweig prend quand même du recul par rapport à cette vision de l'époque?

    1. Merci de ta visite.
      Il ne me semble pas que le Moyen-Age soit présenté comme période dénuée d'intérêt dans le livre. Zweig l'évoque très rapidement, pour dire qu'il s'agit d'une époque révolue, qui laisse sa place aux temps modernes, lesquels ouvrent des perspectives nouvelles en matière de connaissance et de progrès.
      Je crois que c'est moi qui ai ajouté le terme "obscurantisme". Non que le Moyen-Age ne m'intéresse pas (bien au contraire), mais il est vrai que cette période fut bien peu productive sur le plan scientifique.

  5. Je ne suis guère amatrice de faits historiques mais je fais confiance à Zweig pour rendre passionnant à peu près n'importe quel sujet.

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