Eureka Street – Robert McLiam Wilson

Traduction : Brice Mathieussent
Editions 10-18, 1996, 545 pages

 
Les premières phrases :

Toutes les histoires sont des histoires d’amour.
 
C’était un vendredi en fin de soirée, il y a six mois, six mois depuis que Sarah était partie. Dans un bar, je bavardais avec une serveuse nommée Mary. Elle avait les cheveux courts, un cul très rebondi et les grands yeux d’une enfant malheureuse. Je la connaissais depuis trois heures et j’avais déjà un blues à fendre l’âme.

 

L’histoire :
Le quotidien d’un groupe de potes trentenaires de Belfast, sur fond de conflit nord-irlandais.
Jake Jackson, de Poetry Street. Catholique et orphelin, “sauvé” de la délinquance par sa famille d’accueil, il vit désormais seul avec son chat, et conserve un tempérament bagarreur. Ce grand romantique ne s’est jamais complètement remis du départ de Sarah, le grand amour de sa vie.
Chuckie Lurgan, d’Eureka Street. Loser invétéré et glandeur professionnel, ce protestant grassouillet vit seul avec sa mère Peggy. Son ambition ? Devenir riche. Il élabore une arnaque improbable dans le but de faire fortune, tout en courtisant Max, une jeune américaine dont il finira par tomber éperdument amoureux.Autour des deux principaux protagonistes gravite une foule de personnages hauts en couleur, tandis que résonne au loin le fracas des bombes.

 

L’opinion de Miss Léo :

 

J’ai adoré ce roman, qui marque ma première rencontre avec un auteur des plus talentueux, que je regrette de ne pas avoir découvert plus tôt. Robert McLiam Wilson orchestre une oeuvre foisonnante et virtuose,   que l’on dévore avec avidité et émotion.  L’auteur éprouve de toute évidence une grande tendresse pour ses personnages. J’aime beaucoup son style, tout à la fois simple, drôle et humaniste, parfois très cru, mais toujours d’une grande justesse. Jake et Chuckie évoluent dans un univers à la Ken Loach, où l’on suit le quotidien tragi-comique de personnages paumés mais plein de ressources, confrontés malgré eux aux soubresauts de l’Histoire de leur pays.

 

Le récit alterne les points de vue, et l’on se familiarise très vite avec les deux “héros”, qui sont en réalité de jeunes hommes tout ce qu’il y a de plus ordinaire, souvent touchants, parfois décalés, en tout cas beaucoup plus sensibles qu’il n’y parait au premier abord. Jake est un écorché vif au coeur meurtri, qui cherche l’âme soeur dans les bars de Belfast. Chuckie, sous ses dehors de banal arnaqueur pathétique, se montrera prêt à tout pour reconquérir Max, dont il a décidé qu’elle serait la femme de sa vie. Tous deux ont un petit côté désabusé, mais possèdent une énergie qui leur permettra de rebondir et d’envisager leur avenir avec optimisme.

 

Robert McLiam Wilson

 

Il y a beaucoup d’humour dans Eureka Street, comme en atteste ce court extrait :
“Il y avait trois versions fondamentales de l’histoire irlandaise : la républicaine, la loyaliste, la britannique. Toutes étaient glauques, toutes surestimaient le rôle d’Oliver Cromwell, le vioque à la coupe de cheveux foireuse. J’avais pour ma part une quatrième version à ajouter, la Version Simple : pendant huit siècles, pendant quatre siècles, comme vous voudrez, c’était simplement tout un tas d’irlandais qui tuaient tout un tas d’autres irlandais.” (p.142)

 

Le lecteur s’amuse de situations délicieusement cocasses. J’ai beaucoup aimé les relations de Jake avec son chat, qui joue bien malgré lui le rôle de souffre-douleur. Le personnage d’Aoirghe, fanatique républicaine au nom imprononçable, est tout aussi réjouissant. La jeune femme se comporte comme une harpie, qui ne comprend pas que Jake le catholique ne se rallie pas immédiatement à sa cause. Tous deux entretiennent des relations houleuses, et pour cause ! Aoirghe est insupportable et agressive, mais l’on devine cependant un profond mal-être derrière la barrière de ses convictions. Je l’ai pour ma part trouvée assez touchante à sa manière.

 

Et puis il y a Belfast, of course, personnage central du roman, magnifiée par l’auteur. Une ville que je ne connais pas, mais que j’aimerais découvrir. McLiam Wilson la décrit merveilleusement bien, laissant deviner une atmosphère unique et presque magique. Une ville comme les autres en apparence. Et pourtant… La mort n’est jamais loin, et la tension est permanente. Qu’une explosion se fasse entendre, et c’est toute la ville qui tremble. Le moindre incident, fût-il anodin, est tout de suite récupéré et exploité par les nationalistes : c’est ainsi que Jake, passé à tabac par un flic dont il avait courtisé la petite amie, tombe entre les griffes d’Aoirghe, qui souhaite faire de lui le symbole des violences subies par les républicains.
 
“Dans chaque rue, Hope, Chapel, Chichester et Chief, grouillent les signes émouvants des milliers de morts qui les ont arpentées. Ils laissent leur odeur vivace sur le trottoir, sur les briques et les seuils et dans les jardins. Les natifs de cette ville vivent dans un monde brisé – brisé mais beau.” (p.299)
 
L’humour ne peut totalement dissimuler la gravité du contexte historique. N’oublions pas que l’Ulster était encore en plein conflit à l’époque à laquelle se déroule le livre, le désarmement n’ayant débuté qu’en 1999. Un conflit absurde et meurtrier, qui touche de plein fouet la population, mais dont on ne perçoit pas bien les enjeux, comme en témoigne la multitude de sigles différents qui encombrent les murs de la ville. IRA, UVF, UFF, FTP, FTQ… Autant d’organisations qui revendiquent la “liberté” et l’indépendance, quel qu’en soit le prix. Jusqu’au jour ou apparaissent pour la première fois ces trois lettres mystérieuses : OTG. Trois lettres angoissantes et pourtant dénuées de sens, dont Jake cherchera longuement l’origine et la signification.

[Attention : SPOILER !]
 
La violence s’insinue brutalement dans le récit au onzième chapitre : l’auteur délaisse pour quelques pages ses personnages principaux, pour suivre les pas de Rosemary Daye, future victime de l’attentat de Fountain Street. S’ensuit une description très réaliste et très dure des conséquences dramatiques de l’explosion, qui survient au moment où l’on s’y attendait le moins. Il s’agit d’un superbe chapitre, poignant, qui s’attache à reconstituer la petite histoire de chacune des victimes de l’attentat. C’est évidemment le point culminant du roman, qui prend alors tout son sens. J’ai personnellement été bouleversée par la lecture de ces quelques pages d’une grande simplicité.

 

La suite nous rappelle que la vie doit malgré tout continuer pour les habitants de Belfast, dont les préoccupations restent très terre à terre. Jake, Chuckie et leur bande de potes sont obsédés par l’amour et le sexe. Ils pensent avant tout à gagner de  l’argent, et à boire des bières au pub en compagnie de leurs amis. Ils ne sont pas du tout violents, et doivent accepter leur situation avec fatalisme, malgré la tension palpable et le climat délétère. Les intrigues sentimentales trouveront d’ailleurs leur résolution dans la toute dernière partie, et le roman finira sur une note d’optimisme. N’oublions pas que “Toutes les histoires sont des histoires d’amour” (voir la toute première phrase du livre) !
 
Eureka Street est un livre que j’ai eu beaucoup de mal à refermer. J’ai envie de lire les autres romans de McLiam Wilson : Ripley Bogle (personnage entrevu brièvement dans le présent opus), mais aussi La douleur de Manfred et Les dépossédés.

 

Un très beau roman. A lire de toute urgence !

 
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Livre lu dans le cadre du mois irlandais, comptant également pour les 12 d’Ys (catégorie Auteurs en Mc) et le challenge Petit Bac d’Enna (catégorie lieu), sans oublier le challenge Voisins, voisines d’Anne.

 

 

 

 

10 thoughts on “Eureka Street – Robert McLiam Wilson

  1. Ça fait une éternité que je veux le lire celui-là, et comme je l'ai gagné à un concours, ça devrait pouvoir se faire bientôt !

  2. Et dire qu'il dort dans ma PAL depuis des années (tout comme plein d'autres excellents romans d'ailleurs arghhhh) Toi et Cryssilda m'avaient donné envie de découvrir rapidement la plume de cet écrivain.

  3. Je suis ravie qu'une fois encore, cette rencontre suscite l'enthousiasme. A mon tour donc de découvrir cet auteur.

    1. Je suis pour l'instant ravie de mes choix. Celui-ci dormait dans ma PAL depuis quelques temps déjà, et je te remercie de m'avoir incitée à l'en sortir.

  4. J'ai lu ce roman il y a plusieurs années sur les conseils d'une collègue, et je l'avais beaucoup aimé aussi ! Merci de me rappeler toute son ambiance et ses personnages.

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