Le Livre de Dina – Herbjørg Wassmo

Titre original : Dinas Bok
Traduction (norvégien) : Luce Hinsch
Publié en poche en trois volumes chez 10/18
Editions Gaïa, 1989 (traduit en 1994, réédité en 2013), 638 pages

 
Les premières phrases :

Je suis Dina, qui regarde le traîneau et sa charge dévaler la pente.
D’abord, il me semble que c’est moi qui y suis attachée. Parce que la douleur que je ressens est plus forte que tout ce que j’ai ressenti jusqu’à présent.
A travers une réalité limpide comme le verre, mais hors du temps et de l’espace, je reste en contact avec le visage sur le traîneau. Quelques secondes plus tard, il s’écrasera sur une pierre verglacée.
L’animal a vraiment réussi à se libérer du traîneau, évitant ainsi d’être entraîné dans sa chute ! Et si facilement !
Ce doit être tard en automne. Tard pour quoi ?
Il me manque un cheval.

 

L’histoire :
(résumé librement adapté de la quatrième de couverture)
Une région isolée du Nordland, au milieu du dix-neuvième siècle.
Enfant délaissée et mal-aimée, durablement marquée par le décès précoce de sa mère HjertrudDina grandit sur le domaine de Reinsnes, comptoir norvégien qui vit du commerce maritime. Initiée à l’art du violoncelle par son précepteur, M.Lorch, elle devient une jeune femme révoltée et passionnée, nourrie de fantasmes frisant parfois la folie. Mariée toute jeune à Jacob Grønelv, un ami de son père, Dina mène sa vie en toute indépendance et consume son entourage, du personnel de maison aux valets de ferme, des membres de la famille aux voyageurs de passage.

 

L’opinion de Miss Léo :

 

Ô bonheur suprême ! J’ai été sélectionnée par Babelio lors de la précédente édition de Masse Critique pour recevoir la nouvelle édition intégrale du roman d’Herbjørg Wassmo, dont les trois parties sont ici regroupés dans un seul et même volume (on se demande d’ailleurs pourquoi celles-ci furent initialement publiées séparément, tant elles forment un ensemble homogène et cohérent). On peut dire que j’ai eu le nez creux en choisissant cet ouvrage, puisque j’ai été totalement enthousiasmée par la lecture de ce pavé envoûtant, que j’ai refermé à regret après quelques heures d’une expérience inoubliable. L’auteur norvégien signe une ample et dépaysante fresque nordique, portée par un personnage principal complexe et attachant.

 

Dina : un personnage étonnant !
L’originalité de ce roman réside avant tout dans le caractère atypique de la jeune Dina. On est tout de suite ému et intrigué par cette grande femme farouche et indomptable, garçon manqué ébouriffé préférant de loin la compagnie de son violoncelle ou de son Lucifer de cheval noir à celle de ses semblables. La mort accidentelle de sa mère, disparue dans d’atroces souffrances, scelle le destin de la jeune femme, délaissée par son père et mariée très jeune à un ami de ce dernier (le “vieux” Jacob n’est cependant pas un personnage antipathique, et il se montre très respectueux vis à vis de sa jeune épouse). Dina prend son destin en main après la mort salutaire de son conjoint, et mène sa vie comme elle l’entend, au mépris des convenances et des sentiments d’autrui. Elle fume la pipe, s’habille comme un homme, monte à califourchon, délaisse les tâches ménagères, excite le désir des hommes de son entourage, le tout avec un naturel confondant, et sans afficher la moindre trace de regret ou de culpabilité. Son comportement s’apparente dans un premier temps à celui d’un petit animal sauvage, rendu totalement inapte à la vie en société par une éducation trop fragmentaire. L’humanité de Dina transparaît cependant dans son rapport à la musique, que lui a enseignée son ancien précepteur. Violoncelliste et pianiste de talent, la jeune femme trouve refuge dans la pratique de son art, et fait corps avec son instrument, qu’elle considère comme un individu à part entière. C’est selon moi l’un des aspects les plus séduisants de ce personnage plein de contradictions, pouvant tour à tour se montrer attendrissant, ou au contraire franchement repoussant.
 
“C’est là que les doigts impitoyables de Dina prenaient la relève. La musique était là. Comme une libération. Une fièvre ! Envahissait toute la ferme, jusqu’aux champs. Jusqu’à la grève. Atteignait Tomas sur sa couche dure dans les communs. Apportant joie ou tristesse. Selon l’humeur de l’auditoire.” (page 223)
 
Devenue veuve à dix-huit ans, Dina Grønelv prend en charge les affaires du domaine familial, et gère efficacement la boutique de son défunt mari. A-t-on jamais vu une femme se montrer aussi à l’aise avec les chiffres ?? Son sens du commerce et son obstination, combinés à une intelligence redoutable, ainsi qu’à l’indéniable pouvoir de séduction qu’elle exerce sur la gente masculine, en font une sorte de Scarlett O’Hara norvégienne, les manières sucrées et le côté précieux en moins. Dina mène son petit monde à la baguette, et n’a aucun respect pour les faibles, qu’elle tente toujours de punir à sa manière. Elle se montre cependant capable de sympathie et de bienveillance envers autrui, et parvient même à établir une certaine complicité avec d’autres protagonistes du roman, à condition que ceux-ci fassent preuve d’honnêteté, et (tant qu’à faire) d’une bonne dose de sens pratique. Ses relations avec les hommes sont la plupart du temps teintées de sensualité et d’érotisme exacerbés : Dina joue constamment de son sex-appeal, et provoque désir, jalousie et rancoeur dans le corps coeur des mâles qu’elle côtoie. Autant dire que l’ambiance est parfois explosive dans le domaine de Reinsnes ! La jeune veuve n’est cependant qu’une pauvre fille en manque d’amour, qui masque sa frustration sentimentale par des attitudes parfois volontairement provocatrices. Son mal-être transparaît à chaque page du roman, et l’on ne peut qu’être touché par sa fragilité.

 
La mort est quant à elle omniprésente dans la vie de la jeune norvégienne, qui doit par ailleurs composer avec quelques fantômes envahissants, reliques d’un passé semé de drames et de tragédies. Dina est un personnage tourmenté, en proie à de nombreux fantasmes et autres hallucinations. Comme disait le mioche dans le film (très surévalué) de M. Night Shyamalan : “I see dead people”. On est parfois à la limite du fantastique, Dina ressentant constamment la présence encombrante de sa mère Hjertrud et de son mari Jacob, tout deux décédés, et pourtant prompts à juger le moindre de ses actes. La folie n’est pas loin, et la jeune femme rongée par la culpabilité trouve refuge dans la religion (la Bible est son livre de chevet).
 
“Il arrivait que Hjertrud apparaisse à l’orée du bois et lui fasse un signe en levant le bras quand elle sortait de l’eau.

 
Alors Dina s’arrêtait, à moitié enveloppée de sa chemise ou de sa serviette. Elle restait debout. Jusqu’à ce que Hjertrud lui parle, ou bien disparaisse.” (page 211)
 
Un très beau personnage, donc, complexe et attachant, autour duquel s’organise la vie de cette petite communauté du Nordland. Les personnages secondaires sont tout aussi intéressants, bien que moins présents dans le roman. Mention spéciale à ces deux femmes de caractère que sont Stine la Lapone et Mère Karen, toutes deux indispensables au bon fonctionnement du domaine.

 
Une ambiance nordique comme je les aime !
Les personnages du Livre de Dina évoluent dans un environnement dépaysant à souhait, que l’on prend plaisir à découvrir tout au long des six-cents pages de l’oeuvre. Le roman se déroule dans  une zone rurale isolée du nord de la Norvège, sur une terre hostile dont les habitants vivent au gré du défilement des saisons, lesquelles vont et viennent avec une déprimante régularité. J’aime beaucoup cette ambiance “soleil de minuit et grands froids lugubres”, parfaitement restituée par une Herbjørg Wassmo accordant une large place à la description des paysages. La nature règne en maître, et l’Homme doit s’adapter pour subsister au coeur de ces vastes étendues peuplées de forêts, de cascades et de plaines arides.
 

Source : Google Maps

 
On en apprend beaucoup sur les moeurs et le mode de vie des norvégiens au milieu du XIXème siècle. Il est d’ailleurs particulièrement intéressant de découvrir un roman ne se déroulant ni dans l’Angleterre victorienne, ni en France sous le Second Empire, ni dans le Sud des Etats-Unis esclavagistes. Ce changement de point de vue fut pour moi totalement rafraîchissant, et j’ai apprécié tous ces petits détails savamment distillés par l’auteur chapitre après chapitre, qui nous donnent finalement un assez bon aperçu de ce que pouvait être la vie d’une famille d’armateurs norvégiens en 1850.
 
Les habitants du Norland survivent  grâce à la pêche et au commerce. Ils font le plein de poisson (stockfish, morue) et de ressources locales (duvet d’eider, peaux et viande de renne, mûres jaunes), puis embarquent les marchandises à bord de leurs bateaux pour les vendre dans le sud du pays, où ils s’approvisionnent en denrées de base. Les caboteurs ne peuvent circuler qu’en été, et doivent impérativement être rentrés avant que l’hiver ne glace les fjörds, rendant ainsi impossible toute navigation. Herbjørg Wassmo passe en revue différents aspects de la vie locale : habillement, logement (selon la classe sociale),  alimentation, chauffage, lessive, loisirs, occupations et éducation des enfants… Nous visitons également quelques grandes villes norvégiennes, lors d’un voyage de Dina à Bergen et Trondheim. La description de la puanteur et de la cohue qui y règnent tranche avec l’isolement de Reinsnes !
 
“Des odeurs étranges chatouillaient le nez. Même la mer avait une autre odeur ici. Mêlée à la pestilence des pourritures et des caniveaux, à l’odeur de goudron des bateaux et du poisson. Tout ceci composait cette indéfinissable puanteur de la ville.” (page 460)

 

L’aspect historique n’est pas non plus dénué d’intérêt. Une partie du roman se déroule pendant la guerre de Crimée, qui se propage jusque dans la mer Baltique (ce que j’ignorais totalement). Le conflit provoque une pénurie de certaines marchandises, et les norvégiens se voient contraints de semer davantage de blé, pour ne plus avoir à compter sur la farine russe.
 
Et un auteur talentueux en prime !

Le récit, d’abord intimiste et feutré, prend donc de l’ampleur avec le voyage de Dina, et s’ouvre à d’autres aspects de la société norvégienne. L’intrigue reste centrée sur le destin de la jeune femme, mais l’arrière-plan très travaillé offre une indéniable plus-value à un roman dont on ne peut nier la grande qualité littéraire. J’ai aimé le style de l’auteur, très agréable, qui propose une alternance de descriptions terre-à-terre et d’envolées lyriques puissamment évocatrices. Les phrases sont plutôt brèves, et le récit à la troisième personne est entrecoupé de courtes et obnubilantes interventions de Dina. Ces dernières se répètent régulièrement, tel un refrain lancinant, évoquant les hallucinations et les obsessions de la jeune femme Le récit est par ailleurs saupoudré de références bibliques, et chaque chapitre s’ouvre sur une citation (j’avoue que je suis un peu larguée dans ce domaine). On notera également l’omniprésence du Mal, parfois incarné par Dina elle-même.

 

J’ai découvert qu’Herbjørg Wassmo avait écrit une suite à son roman (Le Fils de la Providence), centrée sur le personnage de Benjamin, fils unique de Dina. J’espère avoir l’occasion de la lire dans dans un futur proche, et je n’hésiterai pas un instant à me replonger dans cet univers ! 

 
 

Une épopée romanesque flamboyante et dépaysante, portée par un superbe personnage atypique.
Coup de coeur !

 

 
Merci à Masse critique et aux éditions Gaïa pour l’envoi de cet ouvrage.

 

Un bonheur n’arrivant jamais seul, j’ai eu la chance de trouver dans ma boîte aux lettres il y a quelques jours un exemplaire de Cent Ans, dernier roman de l’auteur norvégien, que j’ai gagné suite à ma participation au concours organisé par le site Elle.fr pour les 50 ans des éditions 10/18. Chouette !

 
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Nouvelle participation au challenge voisins, voisines d’Anne, avec une première lecture norvégienne, que j’inscris également au programme de mon Tour du Monde, dans le cadre du challenge Myself de Romanza.
 


 

 
 

19 thoughts on “Le Livre de Dina – Herbjørg Wassmo

  1. Je ne suis pas sûre que mon premier comm est passé… pour faire court, merci de partager les images et les personnages de ce beau livre ! J'espère que tu aimeras tout autant Cent ans, très très beau roman !

  2. Comme tu dis, ça doit être rafraîchissant de lire autre chose que du britannique ou du français! Tu as éveillé ma curiosité, je pense que ce titre va rejoindre ma LAL d'ici quelques secondes! Merci!

    1. C'est vraiment un magnifique roman ! J'ai lu quelques critiques négatives, mais j'ai pour ma part été totalement emportée.

  3. Je bave d'envie devant ce livre depuis que j'ai lu "Cent ans". Comme toi, le dépaysement promis et la personnalité de l'héroïne m'attirent.

    1. Je l'ai découvert par hasard au moment de m'inscrire à Masse Critique. J'avais repéré "Cent Ans" dès sa parution, mais je ne regrette pas d'avoir commencé par ce titre, qui m'a surprise de façon très agréable.

  4. Lu et adoré il y a de ça une dizaine d'années… Le bonheur suprême en effet…
    Cette saga remarquable méritait bien un beau et riche billet, merci miss Léo :))

  5. Je garde beaucoup d'images de cette lecture, les paysages, les personnages féminins si fabuleux. J'avais moins aimé "le fils de la providence" mais ce doit être dur de faire aussi bien que "Dina" !

    1. Je pense que je conserverai longtemps un souvenir vivace de ce roman. Ce n'est pas le genre de lecture que l'on oublie après quelques semaines.

  6. Je garde un très bon souvenir de ce roman (que j'avais lu en 3 parties et dont j'avais du attendre la suite à la bibliothèque pendant longtemps !!). Les détails de l'histoire ne me sont pas restés mais l'ambiance, la fabuleuse liberté de Dina oui … Du coup, j'ai envie de le relire.

  7. Bonjour!

    Ton résumé et ta critique donnent envie de lire ce roman! Je vais tenter de me le procurer! Merci beaucoup!

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