La petite pièce hexagonale – Yôko Ogawa

Titre original : Rokukakukei no koheya
Traduction (japonais) : Rose-Marie Makino-Fayolle
Babel, Actes Sud, 2004, 110 pages

 
La première phrase :

J’ai beau y réfléchir, je me demande encore par quel miracle je me suis aperçue de son existence.

 

L’histoire :
La narratrice, qui souffre de problèmes de dos très douloureux depuis sa rupture avec Michio, rencontre Midori dans les vestiaires de la piscine, qu’elle fréquente régulièrement sur les conseils de son orthopédiste. La jeune femme est inexplicablement attirée par cette inconnue entre deux âges, qui attend patiemment que la vieille dame qui l’accompagne ait fini de se rhabiller. Toutes deux bavardent quelques instants, puis repartent chacune de leur côté. Quelques jours plus tard, la narratrice aperçoit à nouveau l’inconnue et la vieille dame dans une allée de supermarché. Elle les prend discrètement en filature, sans toutefois parvenir à s’expliquer la raison de son comportement irrationnel, et les suit à travers la ville, jusqu’à une petite loge de gardien située au milieu d’un parc boisé. Elle entre alors dans une sorte de salle d’attente, où elle fait la connaissance de Yuzuru, fils de Midori. Tous deux l’invitent à pénétrer dans une mystérieuse armoire hexagonale, plus connue sous le nom de petite pièce à raconter.

 

L’opinion de Miss Léo :

 

C’est le deuxième titre de Yôko Ogawa que je lis, après La formule préférée du professeur (un très joli roman), continuant ainsi d’explorer l’oeuvre d’un auteur que j’apprécie décidément beaucoup. La petite pièce hexagonale est un texte court et très surprenant, d’une grande densité thématique malgré sa brièveté. La couverture est assez trompeuse : je m’attendais à quelque chose de plus vénéneux, de plus malsain. Rien de tout cela au final, puisque j’ai eu le plaisir de découvrir un récit certes étrange et intriguant, mais surtout plein de douceur et de délicatesse.

 

L’héroïne m’a beaucoup plu, et ce dès les toutes premières pages du roman. Elle évoque ses doutes et ses angoisses, les tracas de sa vie sentimentale chaotique se traduisant par de douloureux problèmes de dos, qu’elle soigne par de violentes sessions d’étirements barbares, ainsi que par d’inévitables séances de natation (une bien désagréable contrainte pour une nageuse médiocre). Je dois dire que je me suis pas mal identifiée à ce personnage, pour lequel j’ai tout de suite ressenti énormément de sympathie.“Je nageais seule en silence et, après avoir pris ma douche, je rentrais sans même boire un thé dans le hall. Je n’avais aucunement l’intention de me faire des amis en ce lieu. D’ailleurs, je n’étais pas du genre à lier facilement connaissance avec n’importe qui. Vis-à-vis des autres, j’étais toujours très réservée, plutôt méfiante.” (page 13)

 

Le récit me parait typiquement japonais, tant dans la forme que dans le contenu. J’aime beaucoup le style de Yôko Ogawa, sobre et épuré, à priori bien rendu par la traduction (je ne peux évidemment pas juger de la fidélité de celle-ci au texte original). La narration est extrêmement fluide, très réaliste lorsqu’il s’agit de décrire la vie quotidienne de la narratrice, et pourtant nourrie d’images étranges et souvent dérangeantes, qui font irruption dans le roman au moment où l’on s’y attend le moins.

 

“Alors je me résignais à fermer les yeux. Je sentais bien que ma colonne vertébrale s’étirait. Les fibres musculaires se déchiraient, les ligaments se contractaient, les disques intervertébraux ressortait, la moelle coulait et finalement mon squelette se désintégrait en mille morceaux. Les os, comme les perles d’un collier cassé, s’éparpillaient sur le sol. Leur bruit sec, la sensation d’éclatement se distinguaient nettement. Le pire, c’est que ce n’était pas désagréable. C’était même presque extatique. Je trouvais amusante l’idée de pouvoir ramasser les os de ma colonne vertébrale en miettes, vérifier qu’ils étaient chauds, sentir leur odeur, les regarder en transparence à travers la lumière.” (page 21)

 

L’histoire se déroule dans un univers à priori semblable au nôtre, qui se pare progressivement d’atours oniriques, presque fantastiques. Le récit prend alors des allures de conte métaphysique, sollicitant l’imagination du lecteur. L’auteur soulève beaucoup de questions, et ne donne pas (ou peu) de réponses. Cet aspect “mystérieux” de l’intrigue en rebutera certains, mais j’ai pour ma part apprécié de rester dans le flou. La petite pièce hexagonale est un roman sur l’introspection, qui explore le cheminement des pensées d’une héroïne quelque peu déboussolée. J’aime beaucoup l’atmosphère qui s’en dégage, et j’ai été séduite par ce côté déroutant, fascinant et obsédant, d’autant plus que tout cela est amené avec beaucoup de simplicité.Et puis il y a cette énigmatique petite pièce hexagonale, grande armoire amovible aux origines mystérieuses. Quelle jolie trouvaille ! Midori et son fils Yuzuru sont les propriétaires itinérants de cette petite pièce à raconter, qu’ils déplacent de ville en ville, à la rencontre d’une clientèle toujours plus nombreuse. Attraction de foire de pacotille ? Artifice ? Arnaque ? La narratrice s’interroge, avant de pénétrer à son tour dans la minuscule colonne hexagonale, sorte de confessionnal sans confesseur, entre les murs de laquelle l’individu se retrouve seul avec son moi conscient et subconscient. Chacun est libre d’y passer le temps qu’il voudra, contre une modique somme d’argent, négligeable en comparaison des bienfaits apportés par la petite pièce. Le principe est simple : parler à voix haute, se raconter, sans courir le risque d’être entendu par qui ce soit.
 
“En fait, ça ressemble à un monologue, c’est ça ? Une boîte où l’on peut murmurer tout seul autant qu’on veut, dans le style qu’on aime, sans se soucier du regard des autres.” (page 63)
 
Cet acte libérateur n’est cependant pas sans danger, et crée une dépendance pouvant conduire à la dépression.
 
“Sans doute se produit-il un déséquilibre nerveux qui conduit à une situation difficile. Je ne peux vous en parler plus en détail dans la mesure où ça ne m’est jamais arrivé. Peut-être que, retenu prisonnier par l’atmosphère, le temps et la lumière qu’elle renferme, on n’est bientôt plus capable de revenir dans le monde extérieur ?” (page 75)
 
Je n’y connais pas grand chose en psychanalyse, et n’ai donc pu avoir qu’une lecture basique et superficielle d’un récit dont je n’ai de toute évidence pas saisi toute la richesse. Il me semble toutefois que ce texte peut être apprécié à différents niveaux, et j’ai pour ma part totalement adhéré à l’histoire de cette femme, sans remettre un instant en question l’étrange présence de la petite pièce hexagonale. Les romans d’une centaine de pages me semblent parfois un peu creux : ce n’est pas le cas de celui-ci, qui me me paraît au contraire parfaitement abouti, emprunt d’un bout à l’autre d’une beauté poétique au charme irrésistible.
 
Un court roman au charme envoûtant. A découvrir !

 

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Nouvelle participation au Défi Cent Pages chez La Part Manquante.

 

Première contribution au mois Ogawa du Challenge Ecrivains Japonais, organisé par notre amie Adalana.
 

 

15 thoughts on “La petite pièce hexagonale – Yôko Ogawa

  1. Hmm tant la thématique, que l'atmosphère et les extraits que tu notes me séduisent ! Je n'ai pas opté pour ce roman d'Ogawa pour le challenge d'Adalana mais je le note précieusement. Il me tente beaucoup !

    1. Désolée pour la réponse tardive… J'ai lu ton billet sur "Les tendres plaintes", et ton analyse pourrait également s'appliquer à celui-ci : un roman qu'il faut ressentir, plutôt qu'interpréter !

  2. J'aime beaucoup ce que tu en dis et pour moi aussi ça fait écho, tant son rapport à la natation que quand elle dit ne pas vouloir se lier dans le hall…. Hum ^^' Bon je note, j'ai déjà " La formule…" dans ma PAL 🙂

  3. Je pense que c'est un titre qui devrait me plaire, ton billet donne envie de le lire en tout cas.
    Merci pour ta participation !

  4. Il m'a l'air bien intéressant celui-ci aussi 🙂
    Je n'ai pas encore commencer le mien, j'ai d'autres lectures prévues avant. J'espère que je vais apprécier lire Ogawa 🙂
    Bonne soirée 🙂

    1. Désolée pour la réponse tardive…
      Je n'ai pas encore testé ses nouvelles, mais j'aime beaucoup son style et son univers !

  5. c'esst surtout son style que j'apprécie et c'est ce qui semble te toucher aussi, car de fait ses textes sont courts généralement

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