Vintage, 2010, 280 pages
La première phrase :
The first case of polio that summer came early in June, right after Memorial Day, in a poor Italian neighborhood crosstown from where we lived.
L’histoire :
Newark, été 1944. Les Etats-Unis sont en guerre depuis deux ans. Bucky Cantor, jeune et vigoureux professeur d’éducation physique, rêvait d’accomplir sa mission citoyenne en participant aux combats ; le destin en aura décidé autrement. Réformé à cause de sa mauvaise vue, il occupe à vingt-trois ans et pour toute la durée des vacances scolaires le poste de directeur dans l’un des centres aérés du quartier juif de Weequahic, pendant que ses meilleurs amis participent à la campagne de Normandie. C’est au cours de ce mois de juillet caniculaire que se déclare la traditionnelle épidémie de polio estivale. La maladie frappe le centre aéré, qui compte plusieurs jeunes victimes, dont certaines dans un état grave, parmi les petits protégés de Mr Cantor. La panique s’installe, et Bucky se retrouve confronté à un douloureux dilemne. Doit-il rejoindre sa petite amie Marcia, monitrice dans un camp de vacances idyllique de Pennsylvanie, au coeur des Poconos ? Doit-il au contraire rester à Newark, et lutter contre le fléau aux côtés des enfants et de leurs parents ?
L’opinion de Miss Léo :
J’ai (presque) tout de suite répondu à l’appel d’Yspaddaden lorsque celle-ci nous a suggéré de célébrer par un billet l’anniversaire de Philip Roth, qui fête ses 80 ans en ce sinistre mardi 19 mars de l’an 2013. Je ne pouvais passer à côté de l’événement, moi qui souhaitais depuis fort longtemps découvrir l’oeuvre du romancier américain. J’ai choisi Nemesis avant tout pour son thème (l’irruption de la maladie dans une société déjà affaiblie, quoique relativement épargnée par les ravages du conflit mondial), mais aussi parce que je me souvenais d’en avoir lu une critique élogieuse sur le blog de Keisha, dont le billet m’avait comme souvent mis l’eau à la bouche. Je ne peux évidemment pas comparer avec les autres textes de l’auteur, puisqu’il s’agissait de mon premier Philip Roth (lequel a déclaré à l’automne dernier qu’il s’agirait probablement de son tout dernier roman). Je suis cependant tombée sous le charme de ce récit bref et intense, qui aura su éveiller et maintenir mon intérêt pendant près de trois cents pages.Nemesis est un drame poignant, dont j’ai toutefois apprécié la sobriété, tant dans le style que dans la forme. Philip Roth va à l’essentiel, et décortique avec talent les mécanismes de la pitoyable tragédie qui se noue sous les yeux du lecteur. La structure de ce roman, à la prose élaborée et parfaitement maîtrisée, est comparable à celle d’une symphonie en trois mouvements, et nous emporte crescendo jusqu’à la résolution finale. La première partie offre une description presque clinique et finalement assez distanciée de la progression de l’épidémie, qui gagne chaque jour davantage de terrain. Le constat est implacable, et l’atmosphère étouffante. La deuxième partie propose un apaisement, dans le cadre idyllique d’un camp de vacances paradisiaque, mais une sourde menace gronde en arrière-plan, et l’on pressent l’irruption d’une catastrophe imminente. La troisième partie se déroule quant à elle des années plus tard, et permet de prendre du recul par rapport aux événements décrits précédemment. C’est sans nul doute la partie la plus émouvante du roman !
J’ai vraiment beaucoup aimé la façon dont l’auteur développe le thème de la maladie. Il règne à l’intérieur du quartier juif de Weequahic une atmosphère pesante, entretenue par la canicule et l’omniprésence de la guerre en arrière plan. La tension croît progressivement, au fur et à mesure que le fléau se propage. Peur, colère, panique, hystérie, violence… Philip Roth dissèque les réactions de l’être humain face à la crise, et analyse l’impact de l’épidémie sur la petite communauté à l’intérieur de laquelle évolue Bucky Cantor. Tout cela est observé de l’extérieur, à travers le regard d’un personnage très secondaire (un enfant du terrain de jeu ayant survécu à la polio), qui reconstitue après coup le déroulement des faits de l’été 1944.
J’ai vraiment beaucoup aimé la façon dont l’auteur développe le thème de la maladie. Il règne à l’intérieur du quartier juif de Weequahic une atmosphère pesante, entretenue par la canicule et l’omniprésence de la guerre en arrière plan. La tension croît progressivement, au fur et à mesure que le fléau se propage. Peur, colère, panique, hystérie, violence… Philip Roth dissèque les réactions de l’être humain face à la crise, et analyse l’impact de l’épidémie sur la petite communauté à l’intérieur de laquelle évolue Bucky Cantor. Tout cela est observé de l’extérieur, à travers le regard d’un personnage très secondaire (un enfant du terrain de jeu ayant survécu à la polio), qui reconstitue après coup le déroulement des faits de l’été 1944.
La poliomyélite est une terrible pathologie, pour laquelle il n’existait alors ni traitement ni vaccin. Les symptômes sont variables suivant le niveau de gravité de la maladie, qui peut laisser de graves séquelles, voire conduire à la mort en cas de paralysie du système respiratoire. Le roman évoque les poumons d’acier, et autres joyeusetés utilisées pour soulager les victimes les plus sérieusement atteintes. L’origine et les modes de transmission du virus sont encore très mal connus à cette époque, ce qui ouvre la porte à toutes les interprétations, y compris les plus absurdes. Chacun soupçonne son voisin, et c’est une véritable paranoïa qui s’installe, sur fond de racisme ordinaire (l’antisémitisme n’était alors pas réservé aux seuls européens, et le fait que le quartier juif soit l’un des plus touchés de la ville alimente les commérages).
C’est à une véritable guerre que se retrouvent confrontés les habitants de Newark. Nul n’est à l’abri, et tous se sentent vulnérables. La plupart des victimes sont des enfants, ou de jeunes adolescents au corps souple et musclé, que l’on imagine mal brisés par la maladie. Les idéaux de l’Amérique volent en éclat, l’épidémie faisant écho à l’attaque de Pearl Harbor, ainsi qu’aux terribles combats se déroulant sur les fronts européens et asiatiques.
“These were the terrifying number charting the progress of a horrible disease and, in the sixteen wards of Newark, corresponding in their impact to the numbers of the dead, wounded, and missing in the real war. Because this was real war too, a war of slaughter, ruin, waste, and damnation, war with the ravages of war – war upon the children of Newark.” (page 132)
Le personnage principal est un jeune homme de vingt-trois ans, sérieux mais totalement dépourvu d’humour. Consciencieux et très attaché aux enfants dont il a la charge, qui voient en lui une force héroïque et inébranlable, Bucky Cantor représente la parfaite incarnation du gendre idéal. Sportif, responsable, fiancé à une charmante fille de médecin : Bucky semble promis à un brillant avenir, avant que l’épidémie ne vienne brutalement infléchir le cours paisible de sa destinée. Confronté à la mort rapide de quelques-uns de ses petits élèves, le jeune enseignant s’attribue davantage de responsabilités qu’il n’en possède en réalité, et pense avoir un rôle à jouer dans le combat mené contre la propagation de la maladie. Enfermé dans l’engrenage d’une tragédie qui le dépasse, il prend une succession de décisions malheureuses, qui scelleront son destin et celui de ses proches. Ce n’est cependant pas un personnage auquel on s’attache volontiers. Bucky Cantor semble plein de bonne volonté, mais n’est pas d’une intelligence très vive, et se trompe souvent dans ses interprétations. Il culpabilise de n’avoir pu suivre ses amis en Normandie, et trouve dans l’épidémie de polio l’occasion de se racheter. Son obstination à voir dans ce fléau viral un enjeu personnel, plutôt qu’un phénomène naturel contre lequel nul ne peut rien (sinon attendre et espérer), le prédispose inévitablement au malheur, là où la plupart des malades (en particulier le jeune narrateur) acceptent au contraire leur sort avec résignation, se considérant comme des victimes lambda au sein d’une regrettable tragédie collective.
La réflexion de Bucky débouche sur une remise en cause de Dieu et de ses motivations. La polio est-elle un châtiment divin ? Nemesis, déesse de la vengeance, a-t-elle marqué la ville de Newark du sceau de la malédiction ? Le jeune homme ne peut accepter qu’une autorité suprême ose frapper ainsi de jeunes âmes innocentes, et se détourne de ce Dieu outrageusement meurtrier.
C’est à une véritable guerre que se retrouvent confrontés les habitants de Newark. Nul n’est à l’abri, et tous se sentent vulnérables. La plupart des victimes sont des enfants, ou de jeunes adolescents au corps souple et musclé, que l’on imagine mal brisés par la maladie. Les idéaux de l’Amérique volent en éclat, l’épidémie faisant écho à l’attaque de Pearl Harbor, ainsi qu’aux terribles combats se déroulant sur les fronts européens et asiatiques.
“These were the terrifying number charting the progress of a horrible disease and, in the sixteen wards of Newark, corresponding in their impact to the numbers of the dead, wounded, and missing in the real war. Because this was real war too, a war of slaughter, ruin, waste, and damnation, war with the ravages of war – war upon the children of Newark.” (page 132)
Le personnage principal est un jeune homme de vingt-trois ans, sérieux mais totalement dépourvu d’humour. Consciencieux et très attaché aux enfants dont il a la charge, qui voient en lui une force héroïque et inébranlable, Bucky Cantor représente la parfaite incarnation du gendre idéal. Sportif, responsable, fiancé à une charmante fille de médecin : Bucky semble promis à un brillant avenir, avant que l’épidémie ne vienne brutalement infléchir le cours paisible de sa destinée. Confronté à la mort rapide de quelques-uns de ses petits élèves, le jeune enseignant s’attribue davantage de responsabilités qu’il n’en possède en réalité, et pense avoir un rôle à jouer dans le combat mené contre la propagation de la maladie. Enfermé dans l’engrenage d’une tragédie qui le dépasse, il prend une succession de décisions malheureuses, qui scelleront son destin et celui de ses proches. Ce n’est cependant pas un personnage auquel on s’attache volontiers. Bucky Cantor semble plein de bonne volonté, mais n’est pas d’une intelligence très vive, et se trompe souvent dans ses interprétations. Il culpabilise de n’avoir pu suivre ses amis en Normandie, et trouve dans l’épidémie de polio l’occasion de se racheter. Son obstination à voir dans ce fléau viral un enjeu personnel, plutôt qu’un phénomène naturel contre lequel nul ne peut rien (sinon attendre et espérer), le prédispose inévitablement au malheur, là où la plupart des malades (en particulier le jeune narrateur) acceptent au contraire leur sort avec résignation, se considérant comme des victimes lambda au sein d’une regrettable tragédie collective.
La réflexion de Bucky débouche sur une remise en cause de Dieu et de ses motivations. La polio est-elle un châtiment divin ? Nemesis, déesse de la vengeance, a-t-elle marqué la ville de Newark du sceau de la malédiction ? Le jeune homme ne peut accepter qu’une autorité suprême ose frapper ainsi de jeunes âmes innocentes, et se détourne de ce Dieu outrageusement meurtrier.
“To be sure, he himself hadn’t dared to turn against God for taking his grandfather when the old man reached a timely age to die. But for killing Alan with polio at twelve ? For the very existence of polio ? How could there be forgiveness – let alone hallelujahs – in the face of such lunatic cruelty ? It would have seemed far less of an affront to Mr.Cantor for the group gathered in mourning to declare themselves the celebrants of solar majesty, the children of an ever-constant solar deity, and, in the fervent way of our hemisphere’s ancient heathen civilizations, to abandon themselves in a ritual sun dance around the dead boy’s grave – better that, better sanctify and placate the unrefracted rays of Great Father Sun than to submit to a supreme being for whatever atrocious crime it pleases Him to perpetrate. Yes, betterby far to praise the irreplaceable generator that has sustained our existence from its beginning – better by far to honor in prayer one’s tangible daily encounter with that ubiquitous eye of gold isolated in the blue body of the sky and its immanent power to incinerate the earth – than to swallow the official lie that God is good and truckle before a cold-blooded murderer of children. Better for one’s dignity, for one’s humanity, for one’s worth altogether, not to mention for one’s everyday idea of whatever the hell is going on here.” (pages 75-76)
J’ai apprécié le style de l’auteur, à base de longues phrases envoûtantes et assez descriptives. Un petit bémol cependant : j’ai légèrement décroché au début du deuxième chapitre, lequel se déroule dans le camp de vacances pour adolescents, sorte de Paradis Terrestre où Bucky retrouve momentanément l’insouciance de son existence d’avant l’épidémie. J’ai ressenti quelques longueurs, et je me suis sentie moins concernée par cette partie, avant que le drame ne reprenne brillamment le dessus. Le chapitre final est en revanche particulièrement réussi, et laisse un petit goût d’émotion amère.
Philip Roth est de toute évidence un très grand romancier, et il me tarde de découvrir le reste de son oeuvre, à commencer par American Pastoral, dont on m’a dit le plus grand bien. Je m’en réjouis d’avance !Live long and prosper, Mr Roth.
Un roman magistral, dense et admirablement construit.
Un roman magistral, dense et admirablement construit.
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C’est l’anniversaire de Philip Roth chez Yspaddaden, qui nous propose pour l’occasion de réunir nos billets sur son blog. Nous célébrerons de la même façon d’autres écrivains tout au long de l’année. Vous pouvez consulter la liste ici.
C’est l’anniversaire de Philip Roth chez Yspaddaden, qui nous propose pour l’occasion de réunir nos billets sur son blog. Nous célébrerons de la même façon d’autres écrivains tout au long de l’année. Vous pouvez consulter la liste ici.
J'ai trop envie de le lire !Ton billet est une fois de plus, incroyablement fouillé et tentateur !
Merci. J'ai bien peur que mon rythme de publication ne subisse une petite baisse de régime dans les semaines à venir, car je rebosse depuis la fin de semaine dernière.
Par sa brièveté et sa structure tragique, ce roman-là ressemble on dirait à "Indignation", le roman que j'ai choisi pour ce 80ème anniversaire. Il m'intéresse beaucoup et je le lirai certainement aussi.
Ceci dit, je suis ravie que tu découvres Roth grâce à cette opération anniversaire, ça me fait bien plaisir d'ailleurs que tu sois de toutes mes aventures : merci !
Oui, c'est vrai, je m'étais fait la même réflexion (à propos des similitudes entre Nemesis et Indignation). Ravie de t'avoir suivie pour ce premier anniversaire ! Je risque de ne pas être très assidue pour les prochains, mais si j'ai le temps, j'en profiterai peut-être pour découvrir de nouveaux auteurs.
Ce n'était pas mon premier Roth, j'avais de bons souvenirs des ses plus anciens, plus copieux… Je m'y relancerais bien, tiens!
J'ai très envie de poursuivre l'expérience !
American Pastoral est aussi au programme pour moi dans pas trop longtemps normalement! Nous verrons bien…
Sachant que "pas trop longtemps" peut très bien vouloir dire "plusieurs mois" en ce qui me concerne ! Entre ma PAL et ma wish-list, je ne sais plus où donner de la tête.
Moi aussi j'aime beaucoup ton billet. Comme toi, je n'ai jamais lu Roth (ce n'est pourtant pas faute d'aimer la littérature américaine), donc si ça a été une bonne introduction pour toi, ça devrait être bon pour les autres ignorants.
Merci beaucoup ! Je suis effectivement contente d'avoir choisi ce titre pour ma première expérience rothienne.
J'ai adoré les deux romans que j'ai lus de lui jusqu'ici. Celui-ci a l'air d'être un très bon cru également !
Bonsoir Miss Leo, lu et approuvé même si je ne suis pas aussi enthousiaste que toi. Dans les romans très récents, j'ai préféré Indignation: magistral! Bonne soirée.