Le voyage d’Anna Blume – Paul Auster

Titre original : In the country of last things
Traduction (américain) : Patrick Ferragut
Babel, Actes Sud, 1987, 267 pages

 

La première phrase :
Ce sont les dernières choses, a-t-elle écrit.

 

L’histoire :
Anna Blume raconte dans une longue lettre adressée à un destinataire hypothétique comment elle partit naguère à la recherche de son frère William, disparu depuis plusieurs mois sans laisser de traces. La jeune femme atterrit dans une ville ravagée par la violence, où la pénurie de biens consommables et la nécessité de lutter quotidiennement pour sa survie anéantissent progressivement les derniers vestiges d’humanité d’une population réduite au malheur et au désespoir. Anna découvre au fil de ses errances une terrifiante société post-apocalyptique, dans laquelle chacun s’efforce malgré tout d’établir des relations humaines épanouissantes.

 

L’opinion de Miss Léo :

 

Oups… Plus que deux heures trente avant la fin officielle du Mois américain, et mon billet n’est toujours pas écrit. Ca ne s’arrange pas ! Miss Léo… ta mission… si tu l’acceptes : rédiger cet avis en moins d’une heure.
 

Ta ta _ ta da ta ta _ ta da ta ta _ ta da ta ta _ ta da tadadaaaaa _ tadadaaaaaa _ tadadaaaaa _ ta da
 

J’ai découvert Paul Auster il y a quelques années avec sa célèbre Trilogie new-yorkaise, que j’avais particulièrement appréciée. Et puis plus rien. Il était grand temps pour moi de renouer avec la plume exquise de ce grand romancier, également scénariste de Smoke, excellent film américain du siècle dernier.
 
Le voyage d’Anna Blume est une dystopie aux allures de conte effrayant. Le récit, non daté, se déroule dans une ville non localisée, où la jeune Anna déambule sans autre objectif que celui de retrouver la trace de son frère disparu. Ses errances nous invitent à découvrir un monde étrange et cauchemardesque, dont les dérives extrémistes, quoique terrifiantes, semblent néanmoins douloureusement plausibles et ô combien réalistes en ce triste début de millénaire. Le roman a été écrit dans les années 80, mais n’a pas pris une ride. Paul Auster décrit une société violente et désespérée, dans laquelle chaque objet, aussi anodin soit-il, fait désormais l’objet de toutes les convoitises (pénurie oblige). L’heure est à la débrouille, au recyclage et à la récupération (on brûle des livres pour se chauffer, on se protège du froid avec du papier journal…). Dans ce contexte morose se développent d’étranges professions, réservées aux plus démunis : les chasseurs d’objets sont à l’affût du moindre bien consommable, qu’ils échangeront par la suite contre quelques deniers durement gagnés, tandis que les ramasseurs d’ordures quadrillent la ville, afin de pallier les déficiences d’un réseau d’égouts devenu inutilisable. Ces charognards ne peuvent opérer que munis d’une autorisation, et les travailleurs illégaux risquent la déportation en camp de travail.
 

Les échanges marchands occupent une place prépondérante dans cette vaste cité encombrée de gravats et de cadavres. Le corps humain lui-même est traité comme une vulgaire marchandise, un morceau de viande dont on oublie qu’il fut jadis habité par une âme, prompte à s’émerveiller et à se réjouir des rares plaisirs de la vie. La police contrôle le moindre déplacement, et les pouvoirs politiques ont depuis longtemps renoncé à agir, sans qu’il vienne à quiconque l’idée de leur en vouloir. “Les gens sont trop affamés, trop pris dans leurs pensées, trop dressés les uns contre les autres pour cela.” (page 30)Il paraît en effet bien difficile de s’épanouir dans ce cloaque envahi par les sans-logis et les épaves humaines, où le suicide devient une forme d’accomplissement. Les plus chanceux pourront s’offrir une mort heureuse et décente dans une Clinique d’euthanasie ; les moins bien lotis rejoindront quant à eux la longue cohorte des Coureurs et des Sauteurs, fermement décidés à en finir avec leur existence ingrate, quand ils ne succomberont pas tout simplement à la faim ou au froid, ou aux séquelles physiques d’une agression en pleine rue.
 
C’est dans cet environnement apocalyptique qu’Anna Blume, élevée dans un milieu aisé et à l’abri du besoin, entame son douloureux voyage initiatique, dont on se demande parfois s’il ne s’agirait pas plutôt d’un mauvais rêve ; dynamique et volontaire, elle connaîtra une lente et inexorable descente aux Enfers, cependant marquée par de longues périodes d’espoir, durant lesquelles elle apprendra à survivre dans ce monde impitoyable. Le début du roman est très descriptif, et nous invite à découvrir la ville à travers les yeux de l’héroïne. D’abord spectatrice incrédule, Anna devient peu à peu partie prenante du quotidien de la cité, et le rythme du récit évolue progressivement, au fil des rencontres de la jeune femme : la narration se fait plus poétique, et accorde davantage d’importance aux relations humaines (oui, il est encore possible d’aimer et d’éprouver de l’empathie dans ce monde qui se désagrège). On notera également l’importance de la lecture et de l’écriture, qui se révéleront salutaires pour la santé mentale d’Anna.Le roman prend la forme d’une longue lettre, dont on ne sait pas si elle trouvera son destinataire. Il semblerait toutefois que celle-ci soit lue par un intermédiaire (c’est en tout cas ce que laisse penser la première phrase de l’ouvrage), et que le témoignage de la jeune femme n’ait pas été totalement vain. On ne peut que s’en réjouir : les choses matérielles et les êtres semblent en effet menacés de disparition, et sombrent peu à peu dans l’oubli, tandis que les mots eux-mêmes perdent de leur sens et de leur pouvoir. Le récit d’Anna constitue donc le seul souvenir tangible de ces voix éteintes.
 
Paul Auster esquisse un tableau très sombre, qui invite à la réflexion. Le voyage d’Anna Blume est remarquablement écrit, et je n’ai pas du tout été gênée par le côté un peu froid et le manque d’émotion que certains ne manqueront pas de lui reprocher. L’essentiel est ailleurs ! J’aime les textes intelligents, et j’ai été (bien) servie de ce point de vue là. Anna est attachante à sa manière, et l’intrigue conserve une part de mystère, ce qui n’est pas pour me déplaire. J’ai par ailleurs apprécié que ce pays mystérieux nous soit présenté comme une évidence, sans que l’auteur éprouve le besoin de se lancer dans des explications sans fin sur le pourquoi du comment. Bref, j’ai beaucoup aimé, et je relirai sûrement du Paul Auster dans un futur proche.
 
Un dernier point pour finir : je n’aime pas beaucoup le titre français, nettement moins évocateur que le superbe titre original (littéralement : Le pays des Choses Dernières). Il semblerait toutefois que le roman ait été réédité récemment chez Babel avec un nouveau titre (j’ai acheté mon exemplaire il y a déjà quelques années). Bravo à Actes Sud pour cette initiative !

 
 

Une belle et fascinante dystopie, qui invite à la réflexion.

 

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Et hop ! Mission accomplie ! Dernier billet pour le Mois Américain, organisé par Titine.
 

20 thoughts on “Le voyage d’Anna Blume – Paul Auster

    1. Il y a comme ça des auteurs qui nous résistent. Question d'affinités… Je me sens pour l'instant plutôt en phase avec son univers !

  1. Mission accomplie, bravo ! Je suis comme Jérôme, je n'accroche pas beaucoup à Paul Auster. Mais il faudrait sans doute une jour que je réessaie.

    1. Peut-être n'est-il tout simplement pas fait pour toi. A moins que tu n'ais pas encore trouvé LE titre qui te réconciliera avec Auster !

  2. J'adore Paul Auster, je n'en lis pas très régulièrement mais à chaque fois, je dévore ses livres. Son style et ses trames sont un vrai bonheur ! J'avais vraiment aimé Anna Blume, j'aime les bonne dystopies, et celle-ci est vraiment prenante.

    1. Je serais curieuse de savoir lequel tu liras en premier… Auster est un auteur qui divise. J'accroche bien à son style et à son univers, mais il faudrait que j'en lise d'autres pour me faire une opinion définitive.

  3. Ce livre est culte pour moi ! Un bouleversement entier de tout mon être… Oui oui tout ça … Bisous

  4. Un roman de Paul Auster qui sort de ses sentiers habituels mais très beau, et qui invite à la réflexion comme tu le dis… J'étais complètement fan de cet auteur puis j'ai été déçue par ses derniers opus… Mais que d'histoires merveilleuses je me suis vue conter à la lecture de ces romans… Moon Palace, Mr Vertigo, Le livre des illusions… Magique !

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